Un billet d’Actualitté annonce, façon scoop, « 10% d’ouvrages jamais empruntés à la bibliothèque centrale de Cardiff« … Damned, réagira le lecteur zappeur, avant de passer à la brève suivante sans s’y attarder davantage.
Au contraire, arrêtons-nous sur cette information, en nous interrogeant sur la raison qui l’a jugée digne d’être publiée. Est-ce si étonnant que certains titres ne rencontrent jamais leur(s) lecteur(s) ? Après tout, aucune bibliothèque ne constitue ses collections en suivant les seules demandes explicites de lecteurs particuliers. Ou bien ne laisse-t-on pas imaginer qu’il y a derrière cette ‘déficience’ un défaut de gestion, une inutilité latente, une incapacité professionnelle, bref un jugement négatif à porter – laissons le choix – aux politiques publiques, aux incompétences bibliothécaires, aux déficits contemporains de lecture, voire à la gabegie ?!? Seule indication complémentaire apportée par Actualitté, les ouvrages en gallois sont plus touchés par cette (relative) désaffection que les ouvrages en anglais. Bon, et alors ?
Aparté préalable : compte tenu de ce que j’ai lu sur Actualitté et de ce que j’ai découvert sur le site des bibliothèques de Cardiff, j’imagine que le constat de non-emprunt ne porte que sur les collections proposées en libre accès, sans inclure d’éventuelles réserves patrimoniales. Et bien entendu ne concerne que les documents qui ne seraient pas réservés à la consultation sur place. Enfin sans que j’aie pu vérifier s’il s’agissait de non-emprunt absolu (jamais) ou relatif (depuis X années). Il est important de souligner pour ce cas d’espèce que le débat initié par le journal The Guardian porte sur l’éventuelle nécessité de désherber les ouvrages en gallois, très minoritaires en volume mais plus largement victimes de ce désintérêt…
Quelles collections en libre accès ?
Laissons de côté – pour l’instant – la question galloise, et examinons cette autre question plus générale : que souhaitons-nous voir en libre accès, et pourquoi ? On a coutume de dire que les collections disposées en libre accès sont destinées au public le plus abondant pour un usage le plus étendu, les collections dont le succès s’est éteint ou qui sont sensées toucher des publics moins prégnants étant quant à elles éloignées dans une partie de magasins que j’aime à appeler la « réserve active ». Bon, ça, c’est le principe de base. Mais dans les faits, construire finement les ingrédients d’un libre accès en volumétrie nécessairement contrainte fait intervenir bien des ressorts différents. En se cantonnant aux bibliothèques publiques et aux documents empruntables, arpentons-en quelques arguments :
- au premier plan sera évidemment examiné le succès espéré – puis à l’heure du désherbage le succès constaté – des documents proposés. C’est un pari sur l’appétence pressentie de nos publics, en même temps que c’est une forme de prescription douce, car les collections en libre accès se voient, et apparaissent souvent aux publics comme la totalité des ressources proposées ;
- Mais intervient ensuite la pression de l’imaginaire social : il est des titres qu’ « on ne peut pas ne pas avoir »… et surtout présenter visiblement. Je pense à ces oeuvres ou auteurs emblématiques d’une culture scolaire qu’on hésite à soustraire du libre accès même lorsqu’ils ne sont pas « au programme ». Personne n’étudie cette année « La légende des siècles« … et personne ne l’emprunte ? Ben oui mais, quand même, on ne serait pas crédibles si on ne peut pas le présenter visiblement ! Soit dit en passant, c’est un argument qui peut être redoutable si la collection de classiques est abondante… et la place mesurée !
- N’oublions pas l’argument culturel des bibliothèques. Par exemple, chacun sait que les ouvrages de poésie sortent peu, mais chacun revendique également que la poésie fasse acte de présence, ne serait-ce qu’en témoignage et en opportunité de découverte. Plus localement, les bibliothécaires veulent – et c’est tout à leur honneur – convaincre, stimuler la curiosité, et on s’ingéniera à proposer des textes qu’on sait moins médiatiques voire moins accessibles pour tenter de leur gagner quelques découvreurs ; cela pourra opérer pour des catégories (les petits éditeurs, une littérature exotique mal connue, …) ou pour des titres singuliers.
- Et puis survient l’écrasant impact des contenus véhiculés et appréhendés via Internet. Le constat des prêts, depuis le début du présent siècle, fait apparaître un effondrement des emprunts de certains types de documents : par exemple, les livres de droit ou d’histoire sont massivement abandonnés par les publics emprunteurs. Mais peut-on abandonner l’encyclopédisme implicite qui régit notre représentation du libre accès ? Jusqu’où ? Comment ? Et, très souvent, l’argument représentatif prend le dessus… parce qu’il serait impensable de ne pas présenter concrètement et de façon visible la globalité du savoir, dût ce dernier parfois naviguer beaucoup plus efficacement via les tuyaux du Net…
- Enfin il y a le syndrome gallois – si j’ose dire – qui nous renvoie au billet initial d’Actualitté : le miroir tendu aux publics. Si certains pays reconnaissent les logiques communautaires – tel le Canada, où les volumétries de collections doivent être alignées sur les volumétries linguistiques des populations servies ; ou telle la Suède ou le Danemark qui n’imagineraient pas d’accueillir une communauté allophone sans lui construire un appareil de collections dans sa langue maternelle -, le coq gaulois est moins sensible à ces différences culturelles. Emporté par son idéal républicain universaliste, il cherche à intégrer l’étranger et, vestige des hussards noirs de la République, il pose la langue et la culture française en acteurs majeurs de cette intégration. Toutefois, non sans scrupules, le bibliothécaire cherchera souvent à proposer des magazines dans les langues maternelles d’immigrés, voire construira quelques pans de collections dans ces langues. Cherche-t-on vraiment à en faire des collections actives dans l’espace de libre accès, ou n’est-on pas parfois dans la monstration symbolique d’un miroir séducteur sensé attirer ces publics trop souvent absents ?
Le libre accès n’est pas, et ne peut pas être, un espace documentaire strictement utilitaire, dont la pertinence ne s’évaluerait qu’à l’aune du taux de rotation. Sa composition et son évolution répondent à des intentions subtiles, et sont le fruit d’une tension entre elles. Aucun des arguments présentés plus haut n’est condamnable, comme aucun n’est tenable à lui seul. C’est comme la cuisine : tout est question de dosages…
Sur quels arguments opérer un retrait du libre accès ?
Le dosage initial est une chose, l’examen du libre accès après une année ou deux passées au karcher des usagers, c’en est une autre. Nous ne sommes plus alors dans les subtilités de la construction, mais devant la brutalité des appétences et désintérêts des publics que nous avons accueillis. Les choix personnels et mûrement réfléchis des bibliothécaires doivent affronter les choix radicaux de leurs destinataires. Oh, on peut bien prétendre que les étagères sont mal fichues, que tel recoin est trop inaccessible, que l’éclairage est défectueux, ou que l’on n’a pas suffisamment su mettre en valeur tel ou tel segment… Alors on déplace, on réorganise… Et puis certains désintérêts persistent, flèches saignantes au coeur de notre bonne volonté.
J’ai très longuement examiné tous les arguments qui peuvent conduire à maintenir en libre accès des documents empruntables qui ne l’étaient toujours pas (empruntés) au bout de deux ou trois années d’efforts d’aménagements documentaires et de stimulations diverses. Je n’en ai pas trouvé de valable, pour autant qu’on veuille se rappeler que le principe du libre accès, c’est justement et avant tout la liberté des choix des visiteurs.
Une vérification statistique à Lyon me montre que sur l’ensemble de la bibliothèque, 81% des documents empruntables présents en accès libre ont été empruntés sur la seule année 2009, proportion pouvant s’élever à 91 % pour les bibliothèques les plus sourcilleuses de la pertinence de leurs collections.
A partir de ce constat, j’imagine qu’on peut proposer l’élagage de presque tous les exemplaires empruntables qui, proposés 3 ans de suite et éventuellement déplacés, mis en valeur différemment, n’ont pas réussi à rencontrer leur(s) lecteur(s). Et il me semble de bonne politique de conserver la liste des titres non prêtés une année donnée et pourtant non élagués pour diverses raisons , afin d’en examiner attentivement le résultat à la fin de l’année suivante.
Mais, me direz-vous, avec ce système, on est sûr d’éliminer tous les titres un peu difficiles d’accès ou peu médiatiques (à commencer par la poésie dont nous parlions tout à l’heure) ! Pourquoi, « on est sûr » ? Ce type d’affirmation est au fond très méprisant pour les publics qui nous fréquentent, et surtout signale une approche tordue des statistiques. Je parlais bien de documents jamais prêtés, pas de documents beaucoup prêtés. Or, par exemple, l’examen de la poésie dans deux bibliothèques à mon avis très bien tenues du réseau lyonnais montre que :
– pour la première (32 000 documents environ), sur 239 ouvrages de poésie présents dans la bibliothèque depuis plus de six mois, 170 ont été empruntés en 2009 (71%) ;
– pour la seconde (26 500 documents), sur 308 ouvrages de poésie, 200 ont été prêtés en 2009 (65%).
Certes, en termes de volumétrie, ce sont peu de prêts comparé aux succès de bandes dessinées ou de romans médiatiques. Et alors ? Je ne prône pas la rentabilité à outrance, je réclame que les documents que nous proposons en libre accès rencontrent leurs lecteurs, si peu nombreux soient-ils !! Il ne faut pas faire injure à nos emprunteurs : ils sont beaucoup plus curieux qu’on le croit ! Et leur goût de la découverte, encouragé par la liberté offerte à leurs choix, les entraine beaucoup plus souvent qu’on le croit vers les rivages improbables que nous leur proposons. L’important, dans mon propos d’aménageur d’espaces documentaires, ce n’est pas que les collections connaissent une rotation maximale, c’est qu’elles soient toutes efficaces, fût-ce à doses homéopathiques.
Faut-il pour autant ne se référer qu’aux prêts ? Pas nécessairement. Mais attention, pas pour d’idéologiques arguments culturels qui voudraient maintenir un titre que le bibliothécaire trouve génial mais que le public s’obstine à dédaigner. Il faut abandonner la sidération devant l’oeuvre, et penser collections :
- Je construit un « rayon » d’astronomie que je pense pertinent ; j’y ai volontairement introduit quelques titres comme « L’astronomie populaire » de Camille Flammarion, dont je sais fort bien qu’il représente davantage un symbole généalogique, une icône, plus qu’une ressource pour un appétit d’emprunt. Il a toutes les chances de ne pas rencontrer son emprunteur, mais il incarne la longue traine de la science que j’expose aux appétits des visiteurs. Pourquoi pas ? A condition que cette représentation symbolique soit clairement identifiée, et clairement bornée de façon draconienne ! Intuitivement, je conseillerais volontiers de ne pas aller au-delà de 5 % du rayon en question… et de veiller à valoriser régulièrement cette part généalogique pour lui faire rencontrer ses découvreurs potentiels.
- Je veux « marquer le coup » en direction d’un public (donc d’un contenu) que je souhaite conquérir (donc faire s’approprier des contenus). Par exemple, je veux servir un public hispanophone (et nous rejoignons là la question de nos amis gallois, mais ce pourrait être le nouveau roman, ou le théâtre, ou…). Le piège, c’est de ne glisser que quelques titres en espagnol (livres, magazines) perdus dans une masse francophone : insuccès assuré ! Il faut au contraire créer une masse critique, une cohérence documentaire, qui donne aux hispanophones l’occasion de rencontrer une vraie collection, avec de vrais axes de force. Ce qui suppose parallèlement de suivre cet « isolat » comme une collection à part entière… et puis oui, d’y désherber, substituer des titres à d’autres titres délaissés, etc. Une expérience lyonnaise d’éparpillement des périodiques en langues étrangères m’a prouvé que la notion de masse critique est essentielle.
- Parlons encore des « classiques ». Pour ceux que le succès d’emprunt auréole toujours (Tintin, Les Misérables,…), la question ne se pose pas. Reste la question de la représentation socio-culturelle. Jusqu’où accepter l’impératif des « classiques » ? Le problème de ces oeuvres ne réside pas tant dans les oeuvres elles-mêmes que dans leurs auteurs : depuis Flaubert, la révérence à l’auteur prime l’examen de l’oeuvre, et la sidération devant le génie (scolairement imposé) abolit volontiers la considération du visiteur. Or ces satanés classiques ont écrit des milliers de titres : où s’arrêter ? Comment oser reléguer l’un de ces derniers au profit des autres ? Un collègue lyonnais a proposé une solution raisonnable : les classiques étant utiles (encore les prêts !) essentiellement aux scolaires, il convient d’examiner les programmes et d’y repérer les oeuvres – et non les auteurs – correspondant aux scolaires essentiellement concernés par la bibliothèque. L’exercice fut accompli à partir du Lagarde et Michard (version numérique) et a permit de cantonner les classiques à leur usage prévisible (i.e. sans envahir toutes les étagères…).
Qu’est-ce qui reste ?
Comme je l’ai déjà souligné, il est bien des secteurs pour lesquels les documents matériels – et en particulier imprimés – deviennent abscons dans leur disposition en libre accès. Banalement, on relèvera la fin des encyclopédies, ou celle des livres de droit (hors les synthèses sur les principes du droit). Quelques piliers référentiels peuvent encore être proposés. Pour le reste, l’ambition encyclopédique des bibliothécaires doit changer son point de vue. En particulier, dans nombre de cas, il faut passer du livre qui décrit à celui qui met en perspective : l’efficacité pratique, l’exactitude opératoire ou la précision terminologique appartiennent désormais à l’univers d’Internet, et les emprunteurs nous le disent clairement ; le récit des questionnements, la perplexité devant l’innovation comme devant la réitération, la réflexion sur les changements, mais aussi l’émerveillement de l’évasion, la force du rêve, tout cela reste à nos collections. Comme leur reste aussi, il ne faut pas se le cacher, les appétits de connaissance de ceux qui n’ont pas les moyens – matériels ou autres – d’aborder de front les multiples opportunités des flux.
Encore faut-il que ces stimulations rencontrent leurs publics. Et, obstinément, je conclus à une gestion drastique et attentive de ces espaces documentaires en accès libre, si précieux et nécessaires. Bref, même en conduisant d’habiles et construites stratégies de séduction, il faut accepter la contrepartie du pari du libre accès : que les visiteurs participent et affirment leur avis. Au fond, c’est très 2.0, non ?.