Bertrand Calenge : carnet de notes

vendredi 19 mars 2010

Qu’attend-on des collections en libre accès ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ vendredi 19 mars 2010
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Un billet d’Actualitté annonce, façon scoop, « 10% d’ouvrages jamais empruntés à la bibliothèque centrale de Cardiff« …  Damned, réagira le lecteur zappeur, avant de passer à la brève suivante sans s’y attarder davantage.
Au contraire, arrêtons-nous sur cette information, en nous interrogeant sur la raison qui l’a jugée digne d’être publiée. Est-ce si étonnant que certains titres ne rencontrent jamais leur(s) lecteur(s) ? Après tout, aucune bibliothèque ne constitue ses collections en suivant les seules demandes explicites de lecteurs particuliers.  Ou bien ne laisse-t-on pas imaginer qu’il y a derrière cette ‘déficience’ un défaut de gestion, une inutilité latente, une incapacité professionnelle, bref un jugement négatif à porter – laissons le choix – aux politiques publiques, aux incompétences bibliothécaires, aux déficits contemporains de lecture, voire à la gabegie ?!? Seule indication complémentaire apportée par Actualitté, les ouvrages en gallois sont plus touchés par cette (relative) désaffection que les ouvrages en anglais. Bon, et alors ?

Aparté préalable : compte tenu de ce que j’ai lu sur Actualitté et de ce que j’ai découvert sur le site des bibliothèques de Cardiff, j’imagine que le constat de non-emprunt ne porte que sur les collections proposées en libre accès, sans inclure d’éventuelles réserves patrimoniales. Et bien entendu ne concerne que les documents qui ne seraient pas réservés à la consultation sur place. Enfin sans que j’aie pu vérifier s’il s’agissait de non-emprunt absolu (jamais) ou relatif (depuis X années).  Il est important de souligner pour ce cas d’espèce que le débat initié par le journal The Guardian porte sur l’éventuelle nécessité de désherber les ouvrages en gallois, très minoritaires en volume mais plus largement victimes de ce désintérêt…


Quelles collections en libre accès ?

Laissons de côté – pour l’instant – la question galloise, et examinons cette autre question plus générale : que souhaitons-nous voir en libre accès, et pourquoi ? On a coutume de dire que les collections disposées en libre accès sont destinées au public le plus abondant pour un usage le plus étendu, les collections  dont le succès s’est éteint ou qui sont sensées toucher des publics moins prégnants étant quant à elles éloignées dans une partie de magasins que j’aime à appeler la « réserve active ». Bon, ça, c’est le principe de base. Mais dans les faits, construire finement les ingrédients d’un libre accès en volumétrie nécessairement contrainte fait intervenir bien des ressorts différents. En se cantonnant aux bibliothèques publiques et aux documents empruntables, arpentons-en quelques arguments :

  • au premier plan sera évidemment examiné le succès espéré – puis à l’heure du désherbage le succès constaté – des documents proposés. C’est un pari sur l’appétence pressentie de nos publics, en même temps que c’est une forme de prescription douce, car les collections en libre accès se voient, et apparaissent souvent aux publics comme la totalité des ressources proposées ;
  • Mais intervient ensuite la pression de l’imaginaire social : il est des titres qu’ « on ne peut pas ne pas avoir »… et surtout présenter visiblement. Je pense à ces oeuvres ou auteurs emblématiques d’une culture scolaire qu’on hésite à soustraire du libre accès même lorsqu’ils ne sont pas « au programme ». Personne n’étudie cette année  « La légende des siècles« … et personne ne l’emprunte ? Ben oui mais, quand même, on ne serait pas crédibles si on ne peut pas le présenter visiblement ! Soit dit en passant, c’est un argument qui peut être redoutable si la collection de classiques est abondante… et la place mesurée !
  • N’oublions pas l’argument culturel des bibliothèques. Par exemple, chacun sait que les ouvrages de poésie sortent peu, mais chacun revendique également que la poésie fasse acte de présence, ne serait-ce qu’en témoignage et en opportunité de découverte. Plus localement, les bibliothécaires veulent – et c’est tout à leur honneur – convaincre, stimuler la curiosité, et on s’ingéniera à proposer des textes qu’on sait moins médiatiques voire moins accessibles pour tenter de leur gagner quelques découvreurs ; cela pourra opérer pour des catégories (les petits éditeurs, une littérature exotique mal connue, …) ou pour des titres singuliers.
  • Et puis survient l’écrasant impact des contenus véhiculés et appréhendés via Internet. Le constat des prêts, depuis le début du présent siècle, fait apparaître un effondrement des emprunts de certains types de documents : par  exemple, les livres de droit ou  d’histoire sont massivement abandonnés par les publics emprunteurs. Mais peut-on abandonner l’encyclopédisme implicite qui régit notre représentation du libre accès ? Jusqu’où ? Comment ? Et, très souvent, l’argument représentatif prend le dessus… parce qu’il serait impensable de ne pas présenter concrètement et de façon visible la globalité du savoir, dût ce dernier parfois naviguer beaucoup plus efficacement via les tuyaux du Net…
  • Enfin il y a le syndrome gallois –  si j’ose dire – qui nous renvoie au billet initial d’Actualitté : le miroir tendu aux publics. Si certains pays reconnaissent les logiques communautaires – tel le Canada, où les volumétries de collections doivent être alignées sur les volumétries linguistiques des populations servies ; ou telle la Suède ou le Danemark qui n’imagineraient pas d’accueillir une communauté allophone sans lui construire un appareil de collections dans sa langue maternelle -, le coq gaulois est moins sensible à ces différences culturelles. Emporté par son idéal républicain universaliste, il cherche à intégrer l’étranger et, vestige des hussards noirs de la République, il pose la langue et la culture française en acteurs majeurs de cette intégration. Toutefois, non sans scrupules, le bibliothécaire cherchera souvent à proposer des magazines dans les langues maternelles d’immigrés, voire construira quelques pans de collections dans ces langues. Cherche-t-on vraiment à en faire des collections actives dans l’espace de libre accès, ou n’est-on pas parfois dans la monstration symbolique d’un miroir séducteur sensé attirer ces publics trop souvent absents ?

Le libre accès n’est pas, et ne peut pas être, un espace documentaire strictement utilitaire, dont la pertinence ne s’évaluerait qu’à l’aune du taux de rotation. Sa composition et son évolution répondent à des intentions subtiles, et sont le fruit d’une tension entre elles. Aucun des arguments présentés plus haut n’est condamnable, comme aucun n’est tenable à lui seul. C’est comme la cuisine : tout est question de dosages…

Sur quels arguments opérer un retrait du libre accès ?

Le dosage initial est une chose,  l’examen du libre accès après une année ou deux passées au karcher des usagers, c’en est une autre. Nous ne sommes plus alors dans les subtilités de la construction, mais devant la brutalité des appétences et désintérêts des publics que nous avons accueillis. Les choix personnels et mûrement réfléchis des bibliothécaires doivent affronter les choix radicaux de leurs destinataires. Oh, on peut bien prétendre que les étagères sont mal fichues, que tel recoin est trop inaccessible, que l’éclairage est défectueux, ou que l’on n’a pas suffisamment su mettre en valeur tel ou tel segment… Alors on déplace, on réorganise… Et puis certains désintérêts persistent, flèches saignantes au coeur de notre bonne volonté.

J’ai très longuement examiné tous les arguments qui peuvent conduire à maintenir en libre accès des documents empruntables qui ne l’étaient toujours pas (empruntés) au bout de deux ou trois années d’efforts d’aménagements documentaires et de stimulations diverses. Je n’en ai pas trouvé de valable, pour autant qu’on veuille se rappeler que le principe du libre accès, c’est justement et avant tout la liberté des choix des visiteurs.
Une vérification statistique à Lyon me montre que sur l’ensemble de la bibliothèque, 81% des documents empruntables présents en accès libre ont été empruntés sur la seule année 2009, proportion pouvant s’élever à 91 % pour les bibliothèques les plus sourcilleuses de la pertinence de leurs collections.

A partir de ce constat, j’imagine qu’on peut proposer l’élagage de presque tous les exemplaires empruntables qui, proposés 3 ans de suite et éventuellement déplacés, mis en valeur différemment, n’ont pas réussi à rencontrer leur(s) lecteur(s). Et il me semble de bonne politique de conserver la liste des titres  non prêtés une année donnée et pourtant non élagués pour diverses raisons , afin d’en examiner attentivement le résultat à la fin de l’année suivante.

Mais, me direz-vous, avec ce système, on est sûr d’éliminer tous les titres un peu difficiles d’accès ou peu médiatiques (à commencer par la poésie dont nous parlions tout à l’heure) ! Pourquoi, « on est sûr » ? Ce type d’affirmation est au fond très méprisant pour les publics qui nous fréquentent, et surtout signale une approche tordue des statistiques. Je parlais bien de documents jamais prêtés, pas de documents beaucoup prêtés. Or, par exemple, l’examen de la poésie dans deux bibliothèques à mon avis très bien tenues du réseau lyonnais montre que :
– pour la première (32 000 documents environ), sur 239 ouvrages de poésie présents dans la bibliothèque depuis plus de six mois, 170 ont été empruntés en 2009 (71%) ;
– pour la seconde (26 500 documents), sur 308 ouvrages de poésie, 200 ont été prêtés en 2009 (65%).
Certes, en termes de volumétrie, ce sont peu de prêts comparé aux succès de bandes dessinées ou de romans médiatiques. Et alors ? Je ne prône pas la rentabilité à outrance, je réclame que les documents que nous proposons en libre accès rencontrent leurs lecteurs, si peu nombreux soient-ils !! Il ne faut pas faire injure à nos emprunteurs : ils sont beaucoup plus curieux qu’on le croit ! Et leur goût de la découverte, encouragé par la liberté offerte à leurs choix, les entraine beaucoup plus souvent qu’on le croit vers les rivages improbables  que nous leur proposons. L’important, dans mon propos d’aménageur d’espaces documentaires, ce n’est pas que les collections connaissent une rotation maximale, c’est qu’elles soient toutes efficaces, fût-ce à doses homéopathiques.

Faut-il pour autant ne se référer qu’aux prêts ? Pas nécessairement. Mais attention, pas pour d’idéologiques arguments culturels qui voudraient maintenir un titre que le bibliothécaire trouve génial mais que le public s’obstine à dédaigner. Il faut abandonner la sidération devant l’oeuvre, et penser collections :

  • Je construit un « rayon » d’astronomie que je pense pertinent ;  j’y ai volontairement introduit quelques titres comme « L’astronomie populaire » de Camille Flammarion, dont je sais fort bien qu’il représente davantage un symbole généalogique, une icône, plus qu’une ressource pour un appétit d’emprunt. Il a toutes les chances de ne pas rencontrer son emprunteur, mais il incarne la longue traine de la science que j’expose aux appétits des visiteurs. Pourquoi pas ? A condition que cette représentation symbolique soit clairement identifiée, et clairement bornée de façon draconienne ! Intuitivement, je conseillerais volontiers de ne pas aller au-delà de 5 % du rayon en question… et de veiller à valoriser régulièrement cette part généalogique pour lui faire rencontrer ses découvreurs potentiels.
  • Je veux « marquer le coup » en direction d’un public (donc d’un contenu) que je souhaite conquérir (donc faire s’approprier des contenus). Par exemple, je veux servir un public hispanophone (et nous rejoignons là la question de nos amis gallois, mais ce pourrait être le nouveau roman, ou le théâtre, ou…). Le piège, c’est de ne glisser que quelques titres en espagnol (livres, magazines) perdus dans une masse francophone : insuccès assuré ! Il faut au contraire créer une masse critique, une cohérence documentaire, qui donne aux hispanophones l’occasion de rencontrer une vraie collection, avec de vrais axes de force. Ce qui suppose parallèlement de suivre cet « isolat » comme une collection à part entière… et puis oui, d’y désherber, substituer des titres à d’autres titres délaissés, etc. Une expérience lyonnaise d’éparpillement des périodiques en langues étrangères m’a prouvé que la notion de masse critique est essentielle.
  • Parlons encore des « classiques ». Pour ceux que le succès d’emprunt auréole toujours (Tintin, Les Misérables,…), la question ne se pose pas. Reste la question de la représentation socio-culturelle. Jusqu’où accepter l’impératif des « classiques » ? Le problème de ces oeuvres ne réside pas tant dans les oeuvres elles-mêmes que dans leurs auteurs : depuis Flaubert, la révérence à l’auteur prime l’examen de l’oeuvre, et la sidération devant le génie (scolairement imposé) abolit volontiers la considération du visiteur. Or ces satanés classiques ont écrit des milliers de titres : où s’arrêter ? Comment oser reléguer l’un de ces derniers au profit des autres ? Un collègue lyonnais a proposé une solution raisonnable : les classiques étant utiles (encore les prêts !) essentiellement aux  scolaires, il convient d’examiner les programmes et d’y repérer les oeuvres – et non les auteurs – correspondant aux scolaires essentiellement concernés par la bibliothèque. L’exercice fut accompli à partir du Lagarde et Michard (version numérique) et a permit de cantonner les classiques à leur usage prévisible (i.e. sans envahir toutes les étagères…).

Qu’est-ce qui reste ?

Comme je l’ai déjà souligné, il est bien des secteurs pour lesquels les documents matériels – et en particulier imprimés – deviennent abscons dans leur disposition en libre accès. Banalement, on relèvera la fin des encyclopédies, ou celle des livres de droit (hors les synthèses sur les principes du droit). Quelques piliers référentiels peuvent encore être proposés. Pour le reste, l’ambition encyclopédique des bibliothécaires doit changer son point de vue. En particulier, dans nombre de cas, il faut passer du livre qui décrit à celui qui met en perspective : l’efficacité pratique, l’exactitude opératoire ou la précision terminologique appartiennent désormais à l’univers d’Internet, et les emprunteurs nous le disent clairement ; le récit des questionnements, la perplexité devant l’innovation comme devant la réitération, la réflexion sur les changements, mais aussi l’émerveillement de l’évasion, la force du rêve, tout cela reste à nos collections. Comme leur reste aussi, il ne faut pas se le cacher, les appétits de connaissance de ceux qui n’ont pas les moyens – matériels ou autres – d’aborder de front les multiples opportunités des flux.

Encore faut-il que ces stimulations rencontrent leurs publics.  Et, obstinément, je conclus à une gestion drastique et attentive de ces espaces documentaires en accès libre, si précieux et nécessaires. Bref, même en conduisant d’habiles et construites stratégies de séduction, il faut accepter la contrepartie du pari du libre accès : que les visiteurs participent et affirment leur avis. Au fond, c’est très 2.0, non ?.

dimanche 20 septembre 2009

Eliminer René Dumont ? retour sur le désherbage

Filed under: Non classé — bcalenge @ dimanche 20 septembre 2009
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En réaction à un billet admirateur (merci smileys Forum!) du blog idées infos, je reviens sur la question du désherbage et des angoisses qui l’accompagnent.

En fait, ce qui m’a interpellé dans le sympathique billet cité, c’est l’exemple suivant :
« Ce qui me gène concrètement c’est de jeter René Dumont de nos bibliothèques par exemple ! Il n’est plus réédité, c’est une figure majeure de la fin du XXe notamment en ce qui concerne l’Afrique mais aussi la question écologique qui est de nouveau à la mode (tant mieux) depuis le nouveau concept de “développement durable”…. »

(Parenthèse : pour comprendre mon attention, il faut savoir que dans mes jeunes années et encore maintenant – mais ne me parlez pas des Verts !! -, j’ai été fasciné par les écrits et la force de conviction de René Dumont. Alors, ce collègue me télépathe un cauchemar : et si toutes ses œuvres avaient été aujourd’hui pilonnées dans toutes les bibliothèques ?!! fin de la parenthèse)

Décidément, la collection est lieu de bien des conflits et des angoisses ! On connaissait l’existence d’une censure conduite par respect du savoir établi ou pour le bien des citoyens. Cette fois-ci, on aborde la collection sous l’angle du « comment ? Vous n’avez pas tel auteur ?!« , et même pire : « comment ? Vous aviez cet auteur et vous l’avez désherbé ?! » – notez l’incitation à la mauvaise conscience.

Cette perplexité, nous l’avons tous connue professionnellement. Pour la résoudre, il faut raisonner sur plusieurs plans :

  • L’importance d’un auteur, et encore plus celle de certaines œuvres majeures de cet auteur, est très difficile à discerner du vivant de cet auteur, ne serait-ce que par la méconnaissance de ce qu’il pourra arriver à produire avant de décéder. Et aussi parce qu’à chaque époque correspond un horizon de référence différent : vous aurez noté que le succès public de ce qu’on appelait dans les années 1970 l’écologie a connu une longue éclipse avant de renaître en ce début du XXIe siècle avec le développement durable. Et si on examine les arguments mis en avant dans les deux cas, ils sont très différents sur beaucoup de points. Que René Dumont soit appelé à connaitre un regain d’intérêt, je crois cela possible, mais avec une lecture différente. Alors, me direz-vous, pourquoi n’avez-vous pas eu la prescience de le conserver dans les rayons pour l’offrir en lecture à nos contemporains ?
  • C’est là qu’il faut changer d’angle : considérant une bibliothèque publique moyenne, qui n’a ni mission ni moyens de conservation à long terme (son fonds local, et guère plus), elle doit chaque année acquérir de nouveaux titres pour suivre l’évolution des savoirs et des écritures, et immanquablement arrive le moment où elle doit retirer de ses rayons des titres dont le succès s’est éteint, pour des raisons d’espace. De plus, on sait fort bien que plus le livre matériel vieillit, plus il est délaissé, en occupant une place précieuse (sans compter que les titres médiatiques de René Dumont ont pour la plupart été édités il y a plus de 35 ans : dans quel état sont-ils aujourd’hui ?).
  • Ce qui amène à questionner la destination de la collection, au moins dans cette bibliothèque publique moyenne. Contrairement aux idéalistes qui voient en la collection une mémoire pure, j’affirme que la collection est opportuniste, datée et localisée. Opportuniste : elle se plie aux besoins d’information d’une population donnée (ce qui ne signifie pas que ces besoins soient nécessairement éphémères). Datée : elle est aujourd’hui une réalité d’information qui prend en compte, à des degrés divers d’intensité, les interrogations et émerveillements de la société à un instant T. Localisée : elle est servie dans un espace donné, avec des moyens normés, des missions sélectives, un public particulier : comparer les choix de collection de la bibliothèque de Vaulx-en-Velin avec ceux de celle de La Rochelle n’a pas de sens (et d’ailleurs, il existe par ailleurs une bibliothèque au moins qui a vocation à collecter et conserver : la BnF !). La collection, pour un bibliothécaire, a une fonction d’usage, non une fonction symbolique. J’avais déjà abordé cette question, je ne vais donc pas radoter (et pourtant, ce n’est pas l’envie qui m’en manque !)

Ces réflexions conduisent naturellement à relativiser l’immanence de la collection. Non, ce n’est pas « le » savoir ! De même, chère collègue, on ne « jette » pas René Dumont, comme vous l’écrivez : on libère la place d’un ouvrage certes important mais vieilli, non par dédain de ses contenus mais parce que d’autres textes réclament leurs lecteurs ! Il faut donc … renouveler, et non accumuler.
De plus, si l’appel de notre collègue à voir renaitre les idées de René Dumont en nos temps friands de développement durable est entendu (et je soutiens personnellement ce souhait), je crois les éditeurs suffisamment finauds pour deviner le filon et procéder à des rééditions, dont nous ne manquerons pas de nous emparer pour les proposer à nos publics !

Ceci dit, si vous voulez précéder l’édition, il reste quand même plein de titres de R. Dumont dans le commerce … et en 2071 toutes ses œuvres seront libres de droits !!

dimanche 6 septembre 2009

Le patrimoine au défi du numérique : un dilemme biaisé pour les bibliothèques ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ dimanche 6 septembre 2009
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En préalable à ce billet :
Ce texte est initialement paru le 6 septembre au soir. Le 7 au matin, je découvrais un long commentaire de Calimaq, qui mettait à bas plusieurs des points juridiques que je soulevais. Inquiet de découvrir que ma plume ajoutait aux arguments infondés et à la confusion ambiante, j’ai immédiatement retiré ce billet, afin de réfléchir à ce qu’il convenait de faire. Le week-end aidant, j’ai décidé de le republier avec ce préambule, et en vous recommandant vivement de ne pas vous tenir au texte seul de ce billet, mais à considérer avec la plus grande attention les commentaires qui le rectifient ou appellent à approfondissements. Fin du préambule…

La diversité des débats actuels, mêlant numérisation des collections publiques et accord éventuel Google-éditeurs américains, ne facilite pas la décantation des questions. Mais baste ! Ceci est juste un carnet de notes. Voyez donc dans ce billet une étape dans la décantation, et non une réflexion aboutie… Pardon pour la longueur du billet !

Le patrimoine n’a-t-il pas bon dos ?  Nouvelle renaissance du vieux dilemme, conserver ou diffuser, ce patrimoine brandi brouille (oh la belle allitération !) à plaisir les actuels débats autour des numérisations des collections de bibliothèques.

Parlons franc : Google numérise à tout va des collections de bibliothèques (on parle même de la BnF, c’est dire !), et les insurgés se lèvent, avec notamment trois arguments  tournant tous autour de diverses acceptions du patrimoine :
– les collections publiques sont la propriété de la nation, et non d’une société commerciale ;
– dériver l’exploitation de ces collections – sous forme numérique – vers une société commerciale revient à priver la collectivité du bénéfice de cette exploitation ;
– autoriser la mainmise commerciale progressive d’un acteur commercial unique sur la version numérique des collections des bibliothèques conduit à placer le patrimoine sous le bon vouloir de cette société, donc le capital culturel de la nation, donc (?) la liberté d’information des citoyens.

Aucun de ces arguments n’est évidemment stupide, mais chacun d’entre eux néglige une dimension sans doute oubliée des collections patrimoniales (et autres) des bibliothèques.

La propriété des collections

Il est sans doute nécessaire de rappeler que la collectivité ne « possède » pas du savoir, mais seulement des supports (livres, disques, DVD, …). Si les livres -par exemple- possédés sont libres de droits d’exploitation, ils ne sont jamais libérés du droit d’auteur, en France du moins. Et si un exemplaire d’un livre est détenu par une bibliothèque, cela ne confère à cette dernière aucun droit sur son contenu : si celui-ci est libre de droits d’exploitation, libre à chacun de le reproduire, de l’exploiter, de dormir avec ad vitam aeternam (alors qu’il devra rendre le codex matériel qu’il aura emprunté à la bibliothèque). Et si ce quelqu’un reproduit ou exploite un texte procuré par la bibliothèque mais non libre de droits, ce n’est pas à cette dernière qu’il devra rendre des comptes, mais aux ayant-droits – éditeur compris et d’abord évidemment (donc détenteur des droits d’exploitation) !

En ce qui concerne les collections patrimoniales, donc en majeure partie des collections libres de droits d’auteur (donc d’exploitation) car tombés dans le domaine public (mais pas seulement, on y reviendra !), le droit d’auteur a peu de chances de s’exercer : à mon avis, vous pouvez vous lancer dans des pastiches ou rééditions du Roman de la Rose sans danger ! La bibliothèque devient-elle alors un auteur ou un éditeur par substitution ? Que nenni ! Ce qu’elle doit protéger, c’est ce support, parfois devenu rare, et en garantir la diffusion adaptée. Bref, la seule chose qui soit patrimoniale dans nos collections, ce sont les codex de papier ou plus rarement de parchemin. leur contenu (le savoir) n’est pas régi par des textes relevant des bibliothèques, mais par ceux – beaucoup plus larges – relevant du droit d’auteur.

Numériser une collection patrimoniale libre de droits d’exploitation, et en diffuser à sa guise le contenu numérique, n’est donc pas antinomique avec la patrimonialité des collections matérielles. Tout au plus la bibliothèque peut-elle conditionner la réutilisation, la numérisation, ou le téléchargement du document une fois numérisé à quelques frais de gestion et/ou à des mentions de courtoisie.

La perte de bénéfices

Il est toujours assez amusant de voir bibliothécaires ou chercheurs, habituellement si dédaigneux de la gestion publique (sauf pour obtenir plus de crédits)  se préoccuper de la dilapidation d’un patrimoine si précieux… pour lequel jamais les pouvoirs publics n’ont voulu investir largement en vue de le garantir, l’exploiter, voire le « rentabiliser » ! Contrairement à beaucoup de collègues, je ne pense pas que le problème vient d’une absence d’investissement des pouvoirs publics (nationaux ou locaux) dans la numérisation des collections, mais beaucoup plus dans l’absence d’anticipation dans ce qui relève vraiment des pouvoirs publics : la réglementation.

La réglementation-législation étant ce qu’elle est, le statut des œuvres dites orphelines (avec au moins un ayant-droit inconnu ou non joignable : car c’est cette question mêlant ‘patrimoine’ des bibliothèques, éditeurs et Google dans un nouveau rebondissement, qui agite les esprits aujourd’hui) est toujours non réglé, malgré quelques tentatives vite avortées.  Définitivement, la question de la ‘richesse’ économique – et morale – des contenus revient aux auteurs et (surtout) à ceux auxquels ils ont confié les droits d’exploitation (ce qui conduit au débat actuel sur l’accord proposé aux éditeurs par Google).
En clair, les bibliothèques n’ont aujourd’hui ni l’argument juridique ni les moyens logistiques de faire valoir un quelconque intérêt économique sur cette part ‘orpheline’ de leurs collections.

Le totalitarisme de l’accès à l’information

Alors reste le fantasme d’une main-mise absolue d’un acteur  commercial sur l’information disponible dans le monde. Ce qui effraie là est le monopole de l’indexation, monopole non tant de la possession des contenus que de l’efficacité et de la popularité du moteur indexeur. En effet, le patrimoine est à l’abri : les collections (en leur sens premier, donc en leur dimension de documents matériels assemblés et organisés) restent la propriété des bibliothèques publiques, et l’accès à ces collections reste sous la main des dites bibliothèques, y compris sous leur forme numérique.

Toutefois, la crainte n’est pas infondée, tant il est vrai que la force d’un Google tient dans sa masse critique autant que dans ses capacités d’indexation et la puissance de son ergonomie. Mais la réalité de ce risque doit-elle conduire à refuser cette opportunité en dépit de solutions alternatives crédibles ? Par exemple, la récente proposition de l’IABD de consacrer l’emprunt national annoncé à racheter les droits des œuvres orphelines et à entreprendre une opération de numérisation à grande échelle des collections  publiques  me désole : d’une part acheter des droits à un instant T (en fait bloquer un magot conséquent à l’intention d’hypothétiques apparitions d’ayant-droits) ne règle pas la question des futures œuvres orphelines, d’autre part penser la numérisation de masse sans opérateur efficace et consensuel est une aberration, de plus imaginer l’information au seul prisme des collections de bibliothèques est singulièrement nombriliste si l’on ne pense pas aux multiples autres ressources du web (largement aussi – plus ? – utilisées que ‘nos’ contenus !), enfin – même si j’adore les bibliothèques – je ne suis pas sûr que cette opération qui se veut anti-monopolistique soit prioritaire en cette période où d’autres urgences de financement commandent.

La réponse aux risques d’un monopole sur l’accès à l’information passe-t-elle par la mobilisation d’un emprunt national voire par une législation anti-trust ? La question n’est pas économique, elle relève de l’intérêt général découlant de la déclaration des droits de l’homme de 1789 déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 :

Art 19 : Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.
Art 26 :- 1. Toute personne a droit à l’éducation.
Art. 27 – 1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent.
(Merci Calimaq !)

Introduire les bibliothèques dans le débat, cela pourrait revenir  à ouvrir enfin le champ de ces droits du citoyen, en déclarant au moins les œuvres orphelines libres de diffusion dans les bibliothèques. En attendant ce moment, les bibliothèques ne peuvent en matière numérique que rester soumises à la primauté absolue du droit d’auteur et aux négociations des diffuseurs, au mépris de leur mission.

Quel patrimoine public dans les bibliothèques ?

Jusque-là, on est souvent resté dans une conception du patrimoine régie par des questions  de propriété économique. Le patrimoine, de ce point de vue, c’est un bien propre évalué à l’aune d’un marché. Mais est-ce bien de ce patrimoine-là que traitent les bibliothèques ?
Ce patrimoine que constituent et transmettent les bibliothèques, ce n’est pas un capital marchand, et ce ne l’a jamais été. C’est un capital d’opportunités de connaissances pour une population, qui ne prend sa valeur (bien peu monnayable !…) que par son appropriation. Ce qui compte, ce n’est pas tant la valeur intrinsèque voire financière des documents, que les publics qui utilisent et que sert l’institution bibliothèque.
Alors, que faire ?

Actuellement et à titre personnel, en l’absence d’alternative crédible, je souscris à certaines des nombreuses affirmations de bibliothèques ayant cédé aux offres de l' »ogre », par exemple :
« Nous annonçons aujourd’hui l’ouverture de notre bibliothèque au monde entier. Nous franchissons ainsi une étape décisive dans la mise à disposition sur le Web de livres et de connaissances, cette mise à disposition étant le but principal de toute bibliothèque. Grâce à cette initiative, les lecteurs du monde entier pourront découvrir et accéder aux richesses littéraires de l’Allemagne sur le Web, à tout moment et à partir de n’importe quel ordinateur.« (Bibliothèque de l’Etat de Bavière)
« Autrefois, seuls les visiteurs de notre bibliothèque avaient le privilège de « visiter » nos livres. Désormais, toute personne intéressée par les nombreux titres de notre bibliothèque peut y accéder en ligne, ou simplement les découvrir par hasard en effectuant une recherche dans l’index de Google Recherche de Livres. C’est un énorme pas en avant : les lecteurs de tous les pays peuvent ainsi découvrir les richesses historiques des littératures catalane, castillane et d’Amérique latine et y accéder. » (Bibliothèque nationale de Catalogne).

Est exprimée là une conception du patrimoine qui pose au premier plan non le capital économique des collections, mais la fonction première des bibliothèques : diffuser leurs contenus auprès des publics qu’elles doivent servir. C’est une différence essentielle d’avec les autres institutions dites patrimoniales, lesquelles peuvent sont fondées en partie sur une assise économique : « la Joconde » est unique, comme tous les tableaux détenus par des musées, mais un exemplaire des « Misérables » ne l’est pas. Chaque exemplaire est bien sûr unique, dans sa matérialité, mais pas le contenu ‘intellectuel’, qui est fait pour être largement diffusé, du point de vue des bibliothèques au moins. Le capital culturel ne se gaspille pas en étant diffusé : il s’accroit en étant partagé.

Alors, dans cette perspective, il ne faut pas se tromper de combat : sur la question des opérateurs qui permettront d’accéder à des contenus (éditeurs scientifiques, Google, etc.), ce qui importe est l’efficacité de l’opérateur. Pour l’information brute, les opérateurs privés sont actuellement les meilleurs, et il serait aberrant de chercher à leur barrer la route sous prétexte qu’ils sont privés. Aucune, je dis bien aucune, bibliothèque de statut public n’a jamais été capable de proposer des contenus numérisés en masse significative, ni surtout des outils ergonomiques qui permettent non seulement d’accéder aux contenus numérisés de leurs collections, mais encore à celles d’autres établissements ou ressources non incluses dans les collections ; les projets louables de type Open archives sont plus préoccupés par leur masse critique et l’architecture des métadonnées que par la pertinence de leur consultation par les publics…Pour des informations plus sophistiquées en revanche (itinéraires adaptés à des publics, corpus intellectuellement mûris), je ne sache pas que les bibliothèques aient beaucoup de concurrents, pour peu qu’elles consacrent leurs efforts à cet aspect-là, au lieu de vouloir jouer les Google.

Patrimoine public ou caractère public de l’information diffusée par les bibliothèques ?

Il me semble que, pour les bibliothèques au moins, le débat ne se situe pas essentiellement  dans des questions de propriété des oeuvres ou de monopole de diffusion (problème que par ailleurs subissent déjà les bibliothèques universitaires pour les revues scientifiques). Je pense qu’en matière de documents numérisés, en l’état actuel du droit, les bibliothèques ne disposent d’aucun patrimoine économique : soit elles ont numérisé des fonds libres de droits d’auteur (et dans ce cas elle ne peuvent quasiment rien revendiquer), soit ces œuvres numérisées ne sont pas libres de droits, et elles n’ont aucun droit de les mettre en ligne (ou alors seulement d’en permettre la consultation sur des postes dédiés, et encore dans les seules institutions dépositaires du dépôt légal). La question du monopole n’est pas anodine, certes, et je n’aurai pas la légèreté de la balayer. Mais il est prioritaire d’affirmer une fonction beaucoup plus fondamentale, à préciser juridiquement : la fonction d’information publique des bibliothèques, comme le souligne de son côté Dominique Lahary.

L’important est là : une bibliothèque publique (municipale, universitaire, nationale) est-elle un acteur de même statut qu’un éditeur ou que Google ? S’inscrit-elle dans le champ concurrentiel ? Sa fonction première est-elle, en notre ère numérique, de protéger « ses » contenus ? Lorsque l’œuvre était indissociable du codex, la confusion était possible et sans doute en partie nécessaire ; avec la numérisation, il faut bien reconnaître qu’à l’image du roi du conte d’Andersen, les bibliothèques sont nues, au moins en termes de propriété du savoir, des contenus.

Le débat actuel doit dépasser le nécessaire souci de protéger les collections et leurs trésors, bien sûr, mais ne doit pas se déplacer seulement vers le champ de la concurrence économique. Il faut garantir, enfin, que les bibliothèques de statut public ont le droit et même le devoir de diffuser librement les contenus (y compris en ligne) pour lesquelles elles ont acquis un accès (achat d’un livre ou d’un accès numérique), ou pour lesquels cet accès leur a été concédé. C’est déjà le cas, je l’avais souligné, pour les livres achetés dans le cadre juridique du droit de prêt. La solution fut alors trouvée à travers le paiement par l’État d’une somme forfaitaire à des sociétés de gestion des droits, sans que les auteurs puissent refuser le prêt de leurs ouvrages : qu’attend-on pour réaliser quelque chose de semblable, afin de garantir la libre diffusion par les bibliothèques de statut public, diffusion non commerciale matérielle et numérique, des œuvres orphelines (et même pourquoi pas sous droits, rêvons un peu) ? Fût-ce en mettant légèrement à contribution les collectivités elles-mêmes (État + collectivités territoriales et universités, voire via des consortiums nationaux habilités), et en instaurant des dispositifs réglementaires :  à quand l’instauration réglementaire d’un ‘fair price‘ qui fonderait cette fonction d’information publique des bibliothèques, au lieu de les laisser cantonnées à la gestion de leurs supports collections ?

Cela ne passera évidemment pas sans accommodements, sans concessions, sans négociations avec de multiples partenaires (lisez ce remarquable article de S.I.Lex, et cet autre du même, bien plus compétent que moi en la matière !). Mais le principe proposé, exigeant en termes de résultats, impose l’évidence de cet objectif essentiel : donner accès au citoyen, et pas seulement au consommateur. Pour les bibliothèques, la question du monopole n’est pas seconde, elle est autre.

P.S. : à cause de ou grâce à Google, on parle surtout des livres. Pitié, n’oublions pas les revues et magazines, les livres et les DVD, ou plutôt, pour être logique, l’accès public à leurs contenus, numérisés ou non !!

Rentabilité des collections ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ dimanche 6 septembre 2009
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La presse bruit des débats autour de l’accord passé entre Google et les éditeurs aux Etats-Unis – accord qui reste à valider par la justice américaine -, à commencer par la réaction évidemment négative du SNE, et celle plus intéressée de la commissaire européenne aux Télécommunications. Loin de moi l’idée d’ajouter au brouhaha ambiant sur un sujet où se mêlent susceptibilités culturelles, imbroglios juridiques et fantasmes de mondialisation. Ce qui m’intéresse dans cette aventure, c’est le subtil changement de cap opéré par un des acteurs majeurs de l’information numérique à l’occasion de sa découverte concrète (et offensive) des bibliothèques et de leurs collections.

On nous a longtemps répété que Google (comme d’autres moteurs) fonctionnait selon un principe économique nouveau : le consommateur ne paye pas le service direct, c’est le vendeur qui paye le moteur parce que le consommateur trouve le service à travers lui – même si en définitive le consommateur paye le surcoût de cette dépense indirecte par un coût plus élevé du produit ou service : c’est ça la pub, coco ! -. Bref, c’est le flux des visiteurs de Google qui, générant des clics sur les bannières publicitaires ou générant de juteuses études de comportement à partir de l’analyse de leur navigation, produit la rentabilité de l’entreprise. Dans cette vision des choses, le moteur de recherche apparait presque neutre : son efficacité toujours accrue est financée par ce système de micro-prélèvements volontaires, infimes du point de vue des consommateurs acheteurs, et surtout totalement indolore pour ceux qui utilisent le moteur sans consommer (encore que le jeu à plusieurs niveaux de la publicité rémunératrice permette à celle-ci de s’incruster sur des sites consultés pour simple information…).

Le nouveau projet de Google recherche de livres s’inscrit dans un modèle économique en grande partie différent. Il est intéressant d’examiner les indications de Google recherche de livres sur sa catégorisation entre livres sous droits disponibles en librairie, livres libres de droits et œuvres non libres de droits mais dites orphelines. Entre les ouvrages libres de droit – et librement accessibles en ligne via Google – et ceux sous droits et diffusés en librairie – donc entrant dans le modèle décrit ci-dessus : le moteur permet de repérer le titre, d’en voir un court extrait, puis d’être redirigé vers le libraire vendeur -, se trouve un continent immense, celui des livres non libres de droits mais épuisés ou introuvables dans le commerce. Selon Robert Darnton, cette troisième catégorie, repérée grâce aux numérisations massives opérées par Google dans les collections des bibliothèques, représenterait 70 % des livres numérisés par ce même Google à ce jour ! Or, sur cette troisième catégorie, le modèle économique décrit plus haut n’est d’aucun intérêt, puisque nul vendeur de livres ne versera sa dime pour proposer l’ouvrage, épuisé. L’astuce, c’est de se servir de cette version numérique pour proposer quand même l’ouvrage à qui le désire, en reversant 63 % du gain au détenteur des droits… sans que ce dernier ait à fournir un exemplaire matériel du titre, via un Registre des droits du livre qui répertorierait les ayant-droits des livres épuisés et non tombés dans le domaine public.

Et c’est là que les choses deviennent intéressantes, d’un certain point de vue au moins : d’indexeur se rémunérant sur des clics ou des profils, Google passe à un autre statut, celui de fournisseur de service, ou plutôt  de livres en l’occurrence. Son fonds de commerce devient dans cette opération un stock de livres, certes numérique mais réel, sur lesquels il ne disposerait pas de droits d’auteur ni patrimoniaux, mais bien de distribution exclusive, bref un libraire… ou une bibliothèque. Et ce stock aura été constitué grâce aux collections des bibliothèques publiques qu’il aura numérisées (évidemment, il ne pouvait les trouver ailleurs, puisqu’elles sont épuisées).

J’aurai l’occasion de revenir sur les interrogations (pour ne pas dire les angoisses) des bibliothécaires ou chercheurs face à ce que certains appellent une spoliation du patrimoine public. Mais aujourd’hui, je me limiterai à une interrogation : ce petit virage de Google, certes mineur compte tenu de l’importance de ses activités, ne signe-t-il pas un retour progressif vers un modèle économique que nous connaissons bien : un acheteur entre chez un commerçant et lui achète un produit ?

Cette infime évolution (infime au regard des flux économiques globaux) me conduit à questionner certaines positions volontiers évoquées ces dernières années :

  • l’économie des acteurs du web est-il vraiment si novatrice ? Ne tend-elle pas à rejoindre de bon vieux fondamentaux ? Déjà, des journaux pensent à abandonner leur version gratuite financée par la publicité…
  • les nouvelles formes de création-publication numériques (blogs, sites web divers – sauf Wikipedia peut-être, cet OVNI ?) peuvent-elles aujourd’hui affronter valablement et uniformément  le modèle auteur-éditeur-acheteur ? Le fait que Google ait perçu l’existence d’une niche dans le caractère orphelin de millions de livres signale que le traditionnel échange marchand  est loin d’être mort, même sur le web le plus avancé.
  • Et surtout, cette opération ne signalerait-elle pas que les bibliothèques, dans leur orgueilleux éparpillement, disposent,  sans peut-être le savoir, assez de ressources d’information inouïes, indisponibles partout ailleurs ? Cette approche de la valeur des collections n’a guère été tentée jusqu’à présent (tout au plus s’était-on préoccupé de la valeur de remplacement d’une collection détruite), et Google apporte ici un bémol à l’affirmation de Dominique Lahary selon laquelle, en matière d’information, l’économie de la rareté aurait cédé sa place à une économie de l’abondance.

Disposer de ressources uniques, ce n’est pas suffisant. On sait aujourd’hui, et Google nous a aidés à le comprendre, que l’information sans les accès adéquats n’est que perte de savoir. Donc nous dormons sur une mine, reste à savoir dans quel modèle économique nous voulons (et pouvons) nous inscrire. Encore ne faut-il pas exagérer la richesse (économiquement théorique) de chaque bibliothèque prise isolément : la force de Google, c’est la quantité : c’est l’application in vivo de la longue traine qui nous est aujourd’hui présentée… au bénéfice économique de Google, mais peut-être au bénéfice culturel de nos publics, donc des bibliothèques ? En outre, la puissance possible du modèle tient autant à la capacité d’indexation du moteur qu’au stock qu’il a constitué. On en fait quoi, depuis nos bibliothèques ?

La suite au prochain numéro, après vos commentaires (j’espère !)

lundi 27 juillet 2009

Désherber, la question qui tue… le public ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ lundi 27 juillet 2009
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Dans les milieux professionnels, le désherbage par retrait du libre accès des titres évalués comme moins pertinents est une procédure qui va de soi. Pour différentes raisons qui tiennent au manque de place de stockage, à l’absence de moyens humains de traitement de ce stock retiré, ou plus fréquemment dans les bibliothèques publiques à l’absence d’intérêt des titres retirés (présence d’une nouvelle édition, usure, obsolescence des informations, etc.), ces titres sont carrément retirés des collections de la bibliothèque, magasins compris. Cette opération est mûrement conduite selon des principes largement établis dans la communauté professionnelle, d’abord avec l’ouvrage phare de Françoise Gaudet et Claudine Lieber, mais aussi avec le travail préparatoire de nombreuses bibliothèques ayant adapté ces principes et procédures aux spécificités de leurs établissements.

Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Oh que non ! Si les bibliothécaires se laissent plutôt convaincre de cette nécessité du désherbage voire du retrait des collections, c’est loin d’être le cas de ce que je nommerai ‘la société civile’, et notamment sa part la plus lettrée. Un récent débat dans la Tribune de l’art – aimablement signalé par Joëlle Muller – relance la polémique à propos d’un désherbage (avec élimination) de certains titres de périodiques de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BHVP) : des historiens et autres chroniqueurs s’insurgent contre cette décision avec virulence, pendant que des conservateurs éminents leur répliquent avec tout autant d’énergie. Lisez les débats (pas faciles à suivre sur le site ; j’ai reconstitué la généalogie des articles et des réactions diverses : l’article initial, puis dans l’ordre , – commenté -, , , , et enfin ma propre contribution. Ouf !). Comme le souligne l’une des commentatrices, c’est un dialogue de sourds entre cultures différentes. Et c’est cette surdité partagée qui attire mon attention aujourd’hui.

Pourquoi désherber ?

La réponse, devenue parfois évidente pour beaucoup de collègues (encore que…), ne va pourtant pas de soi, en particulier si la bibliothèque propose simultanément des collections d’appropriation culturelle courante et des collections patrimoniales :

– chaque document a été acquis avec les deniers publics ;

– on ne peut pas préjuger des besoins de lecture(s) du lendemain ;

– la bibliothèque est un immense réservoir d’opportunités, comme le relevait Jose Luis Borges, et en soustraire une parcelle fait disparaitre une opportunité ;

– les conditions d’accès au document comptent autant que sa disponibilité, et il est stupide de retirer  un titre d’un établissement largement accessible au prétexte de sa présence dans un autre établissement proche mais difficile d’accès ;

– chaque document de bibliothèque, lu passionnément ou feuilleté par des dizaines de lecteurs (parfois !  ), porte symboliquement en lui l’archéologie de ses lectures, donc de la communauté (à commencer par le bibliothécaire qui peut en garder un souvenir ému) ;

– chaque titre dispose de son univers référentiel propre, et n’a pas à passer sous les fourches caudines des bibliothécaires pour avoir le droit de perdurer dans l’espace public au-delà de toute considération gestionnaire. La bibliothèque a pour fonction première de conserver la mémoire d’une communauté, et les bibliothécaires sont mal placés pour prétendre devenir maîtres de cette mémoire, bref pour gérer l’oubli.

Chacun de ces items mérite réflexion :

  • La propriété publique : cet argument semble le plus facile à écarter. De façon générale, l’essentiel des acquisitions est réalisé en crédits de fonctionnement, dont la destination n’est pas d’immobiliser un capital, fût-il culturel. L’existence de registres d’inventaire (informatiques désormais) est aujourd’hui à visée utilitaire – distinguer chaque exemplaire pour en suivre le statut et l’utilisation -, plus qu’à but de recensement patrimonial, du moins pour les collections courantes. Néanmoins, on ne peut ignorer qu’à la différence des gommes, crayons et autres objets périssables acquis sur des crédits de fonctionnement et qui peuvent être mis à la poubelle une fois usés, les textes imposent des procédures très particulières pour le désherbage dès lors qu’il conduit à un retrait des collections.
  • le lecteur de demain : ce sujet mythique volontiers invoqué est par essence inconnaissable, et ne peut servir d’argument (ou alors je revendique le droit de l’invoquer à mon tour… comme dédaigneux de ce qui devrait être conservé !). Toutefois, le doute est semé, et peut être légitimement invoqué…
  • Tout livre est une opportunité : ce truisme nécessite d’être replacé dans un contexte où on parle d’une société donnée qui se dote d’une collection donnée, avec des moyens humains et financiers limités. L’opportunité représentée par un livre n’existe pas hors du contexte où on le considère. Ou alors il faut trainer au tribunal les éditeurs qui pilonnent ou les particuliers qui jettent leurs livres…
  • Tenir compte de l’accessibilité : l’argument est contestable dans la mesure où les conditions d’une conservation efficace nécessitent justement un accès plus contrôlé que des collections destinées à un usage courant. Néanmoins, on ne peut dénier une réelle pertinence à cette demande, qui devrait être prise en compte par les bibliothécaires au-delà de la stricte présence d’un titre dans une aire géographique.
  • Le livre dépositaire d’une mémoire collective symbolique : ce type d’argument prend une singulière vigueur à notre époque où le moindre lavoir, la moindre salle de spectacle même contemporaine ou une prison lyonnaise désaffectée sont volontiers érigés en lieux de mémoire. La dimension symbolique de l’argument le rend particulièrement difficile à réfuter, même si on peut à chaque fois souligner que les bibliothèques ont vocation à rassembler des documents existant chacun en milliers d’exemplaires.
  • Enfin la légitimité des bibliothécaires à épurer l’espace de la collection publique : c’est ans aucun doute une question cruciale, la question cruciale. Que le gardien du stock qu’était le bibliothécaire revendique aujourd’hui de le traiter, de l’élaguer, c’est d’abord une affirmation professionnelle, ce n’est que très rarement une délégation explicite. Or si les bibliothécaires se sont battu (et se battent encore) pour voir reconnu leur droit à gérer les acquisitions, ils n’ont pas encore mené ce même combat sur la gestion de la conservation et donc de l’élimination.

Et qu’avons-nous à répondre ? Il est important de dissocier deux questions tout aussi impératives l’une que l’autre :

Définir le champ du patrimoine

Expliciter le périmètre de la collection patrimoniale – et par conséquent celui de la collection de « consommation »- est un préalable, qui vaut pour presque toutes les bibliothèques : la moindre BM dispose d’un fonds local par exemple, pour lequel une patrimonialité sera revendiquée au moins par la population locale. Pour ce faire, associer le milieu des chercheurs à la définition des axes patrimoniaux des collections est indispensable, notamment pour désigner la part patrimoniale des collections contemporaines (étant entendu que les documents anciens sont réglermentairement protégés et donc conservés).

En effet, je ne crois pas que les bibliothécaires seuls puissent être jugés légitimes pour ce faire, et je pense aux nombreux débats qui animent le milieu des archivistes… et des chercheurs utilisant les archives ! Il est peut-être plus facile d’envisager ce dialogue aujourd’hui que les numérisations de collections patrimoniales se multiplient : la pression de la rareté et celle de l’accessibilité s’amoindrissent d’autant (même si l’on sait que la valeur patrimoniale tient aux documents eux-mêmes et non à leur copie numérique). D’autant que cette association de chercheurs ou érudits peut prendre des formes diverses et simultanées (comités, groupe de recherche, etc.), à condition que sa fonction soit de désigner des ensembles documentaires cohérents et non de décider des retraits ou des conservations de titres particuliers (comme je le soulignais dans mon courrier à la Tribune de l’art).

Cette distinction  des processus explicites de consommation et de conservation, si peu à l’œuvre dans les bibliothèques qui mêlent les deux fonctions, est une vraie nécessité : il faut distinguer rationnellement le chantier de la conservation des collections patrimoniales  (par destination non désherbables), de celui de la gestion des collections courantes (par destination susceptibles d’être élaguées). L’affaire de la BHVP, qui a agité les colonnes de La Tribune de l’art, me semble significative de cette absence de distinction explicite, comme le fait un des billets de commentateurs du dit site. Encore faut-il que les bibliothécaires ne se lancent pas seuls dans cette redoutable distinction.

Parallèlement, cerner le champ des collections courantes

En effet, tout discours sur le désherbage devient inaudible si les auditeurs ne connaissent pas précisément la dimension fongible de certaines collections : dans ces conditions, jeter Victor Margueritte devient une injure à la mémoire autant que mettre à la benne un ouvrage du 18e siècle ! En précisant le champ du patrimoine, on peut appliquer lisiblement certaines procédures de gestion des collections destinées à être non plus accumulées mais renouvelées…

Soit dit en passant, et pour empêcher tout malentendu, il me semble de plus en plus utile d’associer le public à l’opération de désherbage des documents courants, ne serait-ce qu’en proposant les titres rebutés à la vente ou au don : cette procédure lèverait la grande angoisse de voir disparaitre dans une benne des titres « qui auraient pu intéresser quelqu’un » ; organiser une telle vente ne me semble pas poser de problèmes réglementaires insurmontables, comme le montre l’expérience bordelaise. Nombre de chercheurs se désolant aujourd’hui de la disparition inopinée de tel titre seraient moins virulents s’ils avaient été avisés auparavant de la possibilité de le récupérer personnellement…

Débattre…

Il peut paraître caricatural de vouloir expliciter concrètement cette dichotomie de fonctions au sein des collections, et ce n’est pas simple, loin de là, car le patrimoine surgit où on ne l’attend pas, porté par des chercheurs, la population, etc.  Mais la bonne gestion des espaces, des moyens et des ressources oblige à cette distinction : il faut tenir bon sur la duplicité (plus que la dualité) de la mission de la bibliothèque, actualisatrice de la mémoire comme gestionnaire d’un aujourd’hui, et tenir bon avec la complicité des acteurs de la recherche et des décideurs.

La difficile histoire des bibliothèques en France est volontiers paralysée par deux problèmes : une vision idéalisée et non gestionnaire de la culture (dont la pérennité serait au-dessus de toutes ces contingences !), et un patrimoine impératif que leurs tutelles traitent si mal mais qui leur colle à la peau (sans qu’elles puissent en cerner le contour). La solution ne tient évidemment pas en une  réponse strictement gestionnaire (en matière de maintien de collections jugées ou imaginées patrimoniales, la partie est perdue d’avance). Mais proposons d’identifier des fonctions, donc aussi des collections et des lignes de force. Débattons. Et publions (voire mettons en débat, comme le proposait Jean-Luc Gautier-Gentès) les axes nécessaires. Il faut porter le désherbage dans les débats entre bibliothécaires et « société civile »

mercredi 17 juin 2009

Variations sur une bibliothèque sans livres

Filed under: Non classé — bcalenge @ mercredi 17 juin 2009
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Après être devenu une hypothèse largement probable dans certaines bibliothèques universitaires, voilà que le concept de bibliothèque sans livres commence à être abordé dans la lecture publique (voir par exemple les commentaires autour de ce billet du Bibliobsédé national, ou la réflexion de Xavier Galaup).

Le concept est intéressant et à certains égards crédible : le développement des liseuses et des livres électroniques, les accords passés par des opérateurs privés avec les éditeurs (l’exemple des débuts, même houleux, de Google en la matière, est sans doute appelé à se multiplier), la dématérialisation de la musique puis de l’image animée, la migration des revues scientifiques mais aussi des encyclopédies vers le tout-numérique, tout cela rend vraisemblable un basculement des supports de l’écrit, de l’image et du son vers le numérique… En outre, les bibliothèques à dominantes utilitaires ou prescriptives (documentation d’entreprise, universitaire, professionnelle) se verront encouragées à accompagner ce basculement de façon massive pour d’évidentes raisons de praticité et d’efficacité (dès que les contenus en jeu seront numérisés pour l’essentiel) : un documentaliste de presse exigeait récemment que les données complexes qu’il demandait – et qui abondaient sous forme imprimée – lui soient accessible sur Internet « pour que les journalistes n’aient plus qu’à copier-coller » (sic smileys Forum ).

Mais les bibliothèques publiques, sans livres et autres supports ? N’étant pas, malgré mon statut et mon grade, socialement et culturellement conservateur dans l’âme, ça ne me gênerait pas outre mesure, pourvu que demeure un espace d’information publique animé par des experts en navigation dans les contenus payés pour permettre et encourager sur les deniers publics le développement d’une connaissance partagée. Après tout, comme le suggère Xavier Galaup, tout restera à faire : « orienter les usagers dans l’explosion documentaire du web, participer à la société de la connaissance en créant des articles synthétiques sur des sujets ainsi que proposer des ressources en ligne en les documentant et en leur donnant du sens au-delà du simple signalement« . Ce serait en effet dévoyer notre fonction que de croire que son but ultime serait de manipuler des supports et non d’aider les gens à trouver de façon critique les informations (et les surprises !) dont ils ont besoin. Bref, il y aura toujours du grain à moudre, comme le souligne Dominique Lahary.

Mais la bibliothèque (publique) sans livres me semble être une réalité très imaginaire, fantasmée par ceux qui sillonnent quotidiennement Internet, et bien éloignée des réalités triviales des pratiques des publics. Trois exemples à l’appui :

– dans les kiosques, les magazines sont toujours aussi nombreux, parfois éphémères mais toujours en re-création : ils sont tellement bien adaptés au feuilletage que leur migration sur Internet reste encore balbutiante et peu convaincante. Quant aux prêts de magazines dans les bibliothèques, ils sont – à Lyon au moins -, en augmentation régulière ;

– si les prêts des livres historiques, techniques, juridiques ou économiques s’effondrent, les prêts de romans et BD se portent très bien, merci ! (je ne parle pas des DVD, au succès incontestable, mais que leur finalité – être lus(vus) sur un écran – rend ô combien fragiles face à la déferlante des téléchargements)

– enfin, les prêts de livres des secteurs destinés aux enfants explosent : à Lyon, + 50 % depuis le début du siècle !

Bref, si, dans le domaine de l’écrit, l’information documentaire migre massivement vers le numérique, on en est encore loin dès qu’il s’agit d’une lecture de découverte. On voit des usagers piocher un livre (même documentaire) dans les rayons juste pour le plaisir de la surprise, et s’installer tranquillement pour une heure ou deux de lecture… Les rapports aux moyens de la connaissance sont multiples.

Ajoutons à cela une dimension symbolique à laquelle je crois : les usages collectifs et individuels de la bibliothèque publique prennent leur caractère « intellectuel » par l’environnement documentaire visible et concret qu’il propose. Et cet environnement doit, pour les êtres matériels que nous sommes, s’incarner dans quelque chose de visible (j’aime bien les murs de livres anciens proposés à l’oeil du visiteur par la British Library ou la médiathèque de Troyes) :

Alors certes, il y aura moins de supports physiques dans les espaces de libre accès (Livres hebdo, rapportant le dernier congrès de l’ABF, soulignait que les nouveaux programmes des bibliothèques de la Ville de Paris prévoyaient 20 40 livres au m², contre 60 à 80 il y a encore quelques années), les collections matérielles y seront sans doute moins ambitieusement encyclopédiques, mais une bibliothèque (publique) sans livres, ce n’est pas pour demain !

Si ? smileys Forum

vendredi 24 avril 2009

A partir d’une idée comme ça : et si on louait les best-sellers ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ vendredi 24 avril 2009
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Une bibliothèque peut – doit ? – multiplier ses services en fonction des besoins de sa population. Parmi ceux-ci, les services numériques ont la part belle dans les ‘biblioblogs’ (normal : ceux qui tiennent les dits blogs sont plutôt experts en ce domaine), même si quelques-uns, ici ou , se hasardent à témoigner d’un quotidien professionnel beaucoup moins marqué par l’innovation technologico-servuctive (pardon pour le néologisme). Oublions un instant cet impératif de la médiation numérique, et revenons à la quotidienneté des établissements avec leurs publics bien réels…

De l’emprunt comme facteur effectif de l’activité des bibliothèques publiques

Dans un dernier billet, j’évoquais le service du prêt, soulignant qu’il était indispensable pour ce service spécifique de tenir compte des premiers visés, les emprunteurs et leur appétence. Étant entendu bien sûr que par ailleurs les participants à une conférence, les visiteurs d’une exposition, les demandeurs d’emploi ayant à rédiger leur CV ou les collégiens en mal de documentation pour leur exposé nécessitent  par ailleurs d’autres processus de service. Ce service du prêt, si négligé dans les ‘biblioblogs’ déjà cités, représente à la fois la plus grosse charge de travail des bibliothèques publiques d’aujourd’hui (équipement, prêt, retour, rangement, etc.) et la demande la plus pressante des utilisateurs qui se pressent à nos portes (au moins celle qui s’exprime la plus spontanément et la plus… énergiquement). Sans compter que la question des prêts reste, pour les élus, un indicateur majeur de l’activité (pardon à la BPI !).
Quand à Lyon on prête près de 3,5 millions de documents par an, et qu’on évalue les charges logistiques qui en découlent à tous niveaux (transactions, manipulations, navette, réglages informatiques, gestion des conflits, adéquation de l’offre à la demande, etc.), on ne peut qu’être sidéré : je parie – évaluation au doigt mouillé – que largement plus de 50 % du temps de travail général y est directement consacré ! Cela ne signifie pas, je le répète, qu’il ne faille pas développer de nouvelles formes d’accompagnement, numériques ou présentielles. Mais les faits et les publics sont têtus : le prêt reste – encore – à la fois un argument majeur de notre attractivité et une part importante de notre activité…

Pour continuer à être utiles demain, et donc à exister encore, il faudra sans nul doute inventer de nouvelles formes de rencontres avec nos publics. Mais l’époque actuelle nous apprend surtout à devoir distinguer les objectifs et circuits des services mis en œuvre. Si on parle du service du prêt, on parle des emprunteurs, de leurs demandes, de leurs pratiques.

La demande, la demande, vous dis-je !….

Comme je le rappelais dans le billet signalé plus haut, un taux de rotation fournit une activité générale d’un segment de collection pris dans son ensemble  – donc d’une activité de prêt globalisée. En revanche, il ne fournit  aucune indication sur la pression possible de la demande sur un titre spécifique. Si on analyse cette activité et cette pression, non globalement mais titre à titre, le paysage change. Certains titres ne sont guère empruntés (mais peut-être sont-ils utiles en consultation ?), d’autres connaissent un succès d’emprunt modéré… et quelques-uns sont soumis à une pression gigantesque de la demande d’emprunt. Ce sont souvent des romans ou des essais médiatiques : pour l’anecdote, et j’espère ne pas trahir un secret d’État, la trilogie Millenium a connu à Lyon plus de 850 réservations sur l’année 2008 ! Quant à promouvoir un titre via Internet, l’opération n’est pas sans risque : créer un buzz autour d’un titre confidentiel, c’est génial, mais comment la bibliothèque peut-elle répondre à une demande massive sur ce titre (demande au fond légitime, puisque c’est elle qui a lancé le buzz) si elle n’en possède qu’un ou deux exemplaires ?

Certes, un titre spécialisé peut connaître un vrai succès auprès de spécialistes (on connait le cas pour des manuels de logiciels hyper-pointus… et très coûteux), mais cette demande reste, du point de vue de la masse des demandes, minoritaire. Ma question porte sur la pression massive.

Louer des best-sellers ?

Si une bibliothèque poursuit une politique d’acquisition cohérente, qui laisse sa place à la demande (par exemple achat en 2 exemplaires d’un titre populaire), que peut-elle faire quand la demande pressante excède ses capacités financières ? Céder à cette demande, c’est renoncer à proposer un panorama mûrement pesé de la production. Refuser l’écoute de cette demande, c’est s’exposer à recevoir les récriminations des plus fidèles visiteurs voire à leur renoncement. Coincés ?

Les bibliothèques publiques du Québec (voyez ici, ou – juste à titre d’exemples, il y en a des centaines, comme le relevait Réjean Savard – et d’autres aux États-Unis, et m’a-on dit aux Pays-Bas ou en Allemagne) ont envisagé la question sous un angle rationnel : oui, on achète les best-sellers (à la fois parce qu’ils représentent une image actuelle du monde d’aujourd’hui et parce qu’ils sont demandés), mais si la demande devient excessive on refuse de consacrer les deniers publics à l’appétit de quelques centaines de consommateurs avides, pour ne pas déséquilibrer la collection compte tenu des moyens consentis.

Alors, pour ces amateurs forcenés (et souvent pressés), on propose un deal : la bibliothèque achète selon sa politique d’acquisition X exemplaires du titre et les intègre à sa collection aux conditions normales d’accès et d’emprunt. Si vous êtes si pressés, la bibliothèque en achète XXX exemplaires en plus, et  vous pouvez les louer à un prix modique (2 à 5 €). Ces titres ne font pas partie de la collection, ils sont la réponse à votre demande urgente. D’ailleurs, lorsqu’ils seront en fin de vie, et de succès, on les soldera auprès des amateurs. Et les ressources tirées des locations et de la vente finale permettront de réalimenter ce stock à usage urgent, voire pourquoi pas de contribuer à enrichir l’offre documentaire pérenne de la bibliothèque.

L’offre réfléchie des bibliothécaires n’est pas remise en cause. En fait, on répond aux ‘maniaques’ (que je respecte : j’en suis un parfois moi-même), avec un service qui s’auto-alimente financièrement, les recettes des locations et des ventes en fin de vie équilibrant le renouvellement des best-sellers, qui ne sont d’ailleurs pas si nombreux en termes de titres.

Objections ?

Objections, Votre Honneur (ou Monsieur le Président, pour ne pas verser dans les séries américaines…) :

Première objection : on pervertit la constitution réfléchie de la collection
Si le budget d’acquisition était piloté par la seule demande, l’objection serait  recevable. Dans mon hypothèse, on privilégie au contraire la réflexion à moyen et long terme, en dérivant les exigences les plus présentes vers un ‘budget annexe’ alimenté par les plus exigeants. Bien entendu, un tel dispositif exige des contraintes, par exemple qu’un titre ‘loué en best-seller’ ne puisse être acquis que si la bibliothèque en a déjà acquis X exemplaires pour un prêt régulier, selon les modalités ordinaires de prêt. Pour ceux qui veulent débattre plus avant de l’offre et de la demande, voyez ici et par exemple.

Deuxième objection : on crée une bibliothèque à deux vitesses
Deux vitesses ? On voit tout de suite l’interrogation : certains pourront, moyennant finances, obtenir rapidement un titre qu’autrement ils auraient attendu plusieurs mois. Ce serait de l’inéquité ! L’objection a déjà été lancée à Victoriaville au Québec (ici), mais la réponse en commentaire du directeur des services culturels de Victoriaville mérite d’être citée :

« La collection documentaire d’une bibliothèque vise à répondre à la majorité des besoins de lecture d’une population. Les acquisitions sont équilibrées, tout en tenant compte de la popularité d’un titre, qui sera acquis à un plus grand nombre d’exemplaires, afin de répondre à la demande. D’ailleurs, le nombre de personnes qui réservent un titre est l’indicateur le plus fiable. La bibliothèque achète un exemplaire supplémentaire dès que le nombre de réservations du titre atteint dix. Il y a donc un plus grand nombre d’exemplaires sur les rayons pour l’emprunt régulier de livres.
La location des «titres à succès ou best sellers» est une formule qui vise à permettre à un plus grand nombre de personnes d’accéder simultanément à la lecture du roman de l’heure. Pour une somme minime, 3 $ en passant, le lecteur peut obtenir le roman plus rapidement. Retenons que le titre populaire a une durée de vie assez courte. En effet, plusieurs veulent le lire dès sa sortie et après quelques mois, la demande pour le titre baisse significativement, étant déjà remplacée par un autre titre qui vient de sortir. C’est ainsi, que plus de personnes, vraiment plus de personnes, peuvent lire le roman fraîchement publié, pratiquement dès sa sortie. Pas mal, non !
De plus, cette formule est répandue dans les bibliothèques publiques du Québec.
En résumé :
1. un roman populaire est toujours disponible pour l’emprunt régulier ;
2. selon la demande, nous ajoutons des exemplaires destinés à l’emprunt régulier ;
3. la location répond à un besoin momentanée d’un grand nombre de personnes à lire le roman fraîchement éditée ;
4. la location permet de désengorger la file d’attente à l’emprunt régulier sur un titre populaire, donc plus de personnes peuvent emprunter le livre, et ce, plus rapidement encore ;
5. la mesure est économique autant pour la bibliothèque que pour l’usager ;
6. et, la bibliothèque est satisfaite de cette mesure, par la popularité qu’elle suscite. »

Troisième objection :  On risque de dériver vers une organisation de services à la demande

L’argument est loin d’être passéiste ou rétrograde. Il est vrai que la bibliothèque constitue fonctionnellement un service collectif  d’accompagnement (par ses financements, sa tutelle et ses publics destinataires) des populations d’une collectivité particulière. C’est sa différence profonde d’avec les services marchands : nous n’avons pas à construire notre créneau en fonction d’un service ou d’un produit, mais nous devons inventer les services et produits qui nous permettront de mieux servir un public prédéterminé, celui pour lequel nous sommes payés, bref les citoyens de notre collectivité.
Les services à la demande ont ceci de redoutable qu’en parcellisant les demandes et les services, ils tendent nécessairement à isoler chaque prestation pour en identifier les destinataires et leurs besoins. En soi, ce peut être une bonne chose (un cadre passionné de musique alternative n’a ni les mêmes demandes ni les mêmes pratiques ni les mêmes moyens qu’un chômeur en fin de droits cherchant à établir son CV dans un espace numérique).

Identifier les demandes et les demandeurs (ou plutôt les besoins) est très intéressant. Mais ce doit être conduit bien sûr en conservant en règle de conduite l’intérêt général d’une population,  donc d’un équilibre politique envers les besoins de toutes ses composantes. Simultanément au sein d’un même établissement – et selon des priorités dictées par le contexte local – on agira dans de multiples directions, ici la médiation auprès de publics isolés, là un programme culturel ambitieux, là encore une entreprise de médiation numérique, là enfin – revenons à notre propos – le service adapté aux emprunteurs avides…Donc prière de ne pas prendre cela comme une lubie – ou une idée géniale, j’aimerais mieux !-, mais comme une piste possible dans un éventail d’opportunités.

Quatrième objection : on a le droit ?

Désaffecter des documents, cela relève de l’autorité locale. Après avoir cherché (mais je ne suis pas expert), je n’ai rien trouvé qui empêche la vente de documents non patrimoniaux en fin d’activité (sous réserve des arrêtés et procédures ad hoc), ni la location de certains livres (attention, pas les DVD, dont l’usage n’est possible en bibliothèque qu’aux fins de prêt ) : voir par exemple la loi sur le droit de prêt.
Et puis, au fond, la question du droit n’est-elle pas souvent l’ultime argument défensif ? Si la loi n’est pas élastique, son interprétation reste soumise à quelques impératifs fondamentaux, et pour les institutions publiques celle de vérifier notamment l’égalité d’accès : bien distinguée financièrement, cette hypothétique offre de « best-sellers supplémentaires en location » peut-elle être considérée comme un « coeur » du service public, ou comme une activité facilitatrice accessoire ? La réponse n’est sans doute pas dans les grands principes, mais dans l’organisation générale de la bibliothèque.

Mais la vraie question ici c’est : qu’en pensez-vous ?

mardi 17 mars 2009

Le fantasme de la collection idéale

Filed under: Non classé — bcalenge @ mardi 17 mars 2009
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Un précédent billet m’a valu quelques commentaires et surtout discussions personnelles, qui méritent une petite réflexion. Partons de l’interrogation traverse régulièrement l’esprit de tout acquéreur : « Tel auteur, ou plus précisément tel titre, vaut-il la peine que j’investisse mes maigres ressources pour le proposer à ‘mon’ public ? ». Question ô combien légitime pour un gestionnaire prudent des quelques deniers qui lui ont été confiés ! On devine que ma réflexion ne concerne pas la question, mais les réponses diverses (voire les réactions viscérales) qui peuvent lui être apportées, dans le cadre des bibliothèques publiques particulièrement (c’est un peu différent dans les institutions universitaires).

Le délire de l’Index

Passons sur ceux qui ploient sous le fardeau de leurs haines personnelles – littéraires, politiques ou scientifiques – et se croient fantasmatiquement légitimés dans leurs invectives du fait de leur fonction professionnelle (bien qu’à ma connaissance les recrutements et plus encore les fonctions assignées s’appuient plutôt sur des connaissances, des compétences voire des convictions positives, non sur des rejets haineux). Confondre la sphère privée et la sphère professionnelle devient hélas courant, mais ne mérite pas discussion… A l’Enfer des bibliothèques heureusement disparu ne doit pas se substituer plus radicalement encore (car les titres de l’Enfer étaient tout de même présents sur les rayonnages !) l’interdit absolu d’une parole et d’une mémoire publiques.

L’angoisse du choix

Plus quotidiennement, chaque bibliothécaire sait que, au regard d’une production proliférante, il ne pourra en proposer que quelques spécimens. Mais lesquels ? Les pressions sont multiples au moment de la sélection, même si par ailleurs une politique documentaire définit des axes :

  • la conviction positive – « par rapport à ce que j’ai déjà rencontré dans le domaine, ce titre est vraiment génial » – est un  argument plus qu’honorable, sutout si le titre s’inscrit dans le droit fil des priorités ou points forts de la collection ;
  • l’influence des critiques, de la réputation de l’éditeur ou de la collection, est elle aussi souvent justifiée ;
  • la pression des publics – simples lecteurs ou prescripteurs – ne peut en aucun cas être négligée ;
  • le repérage d’un déficit dans la collection rend nécessairement réceptif aux titres relevant du secteur déficitaire ;
  • inversement, la couverture abondante d’un sujet ou d’un auteur peut légitimement rendre circonspect quant à une nouvelle acquisition, sauf si elle remplace avantageusement un titre délaissé ;
  • et surtout, mais surtout, la quotidienneté des acquisitions, conjointement réparties sur le déroulé d’une année budgétaire et sur le flot imprévisible et continu des productions, réduit considérablement le budget moyen consacré à chaque opération de sélection. Qu’on se hasarde à trois coups de cœur au-delà de la moyenne, et on se trouve dépourvu la semaine prochaine devant de futures productions qui, peut-être, s’avèreraient tout aussi géniales…

Face à la validité conjointe de ces impératifs contradictoires, l’ « honnête bibliothécaire » doit trouver le juste équilibre, prioriser ces impératifs sans en oublier aucun. C’est une alchimie qui n’appartient qu’à lui, dans son contexte particulier. Tout au plus peut-on lui conseiller de veiller, dans la gestion de son budget d’acquisition, à en réserver toujours une part non négligeable pour des acquisitions « rétrospectives »: dans le flux, on perd vite la conscience des forces et faiblesses globales d’une collection, on ne se rend pas toujours compte de l’oubli du titre majeur ou du secteur mal renouvelé. En conservant une part du budget hors des acquisitions courantes, on peut faire le point une ou deux fois par an, récapituler les contraintes, et réparer oublis, remords, etc. : après tout, peut-être le flux des parutions n’a-t-il pas apporté de nouvelles pépites après celles que j’ai renoncé à acquérir par crainte du lendemain ?!

Du refus d’acquisition à la soif de pureté

Si tout refus d’acquisition peut trouver sa justification ponctuelle, il en est une qui sourd parfois et que j’ai du mal à admettre, celle de l’excellence revendiquée du fonds. Cet argument renvoie à plusieurs fantasmes parfois simultanés :

– la souveraineté du choix du bibliothécaire, évidemment payé pour prescrire « ce qui est bon » à des publics jugés non avertis ;
– la conviction qu’un titre médiocre parmi des milliers d’autres présents simultanément va contaminer ces derniers  ;
– le vœu de laisser derrière soi une construction d’œuvres appareillées ensemble,
inattaquable dans sa perfection telles les imbrications de défenses à la Vauban ou les combinaisons d’attaques et de défenses à la Pokemon (j’ai un fils de 10 ans, excusez-moi…).
– la volonté de construire une Oeuvre (avec une majuscule) imposant la vérité Culturelle (avec un grand C) contre toutes les dérives conspuées voire supposées.

Eh ben non ! Une collection n’est pas une représentation de la perfection culturelle ou scientifique ! C’est avant tout une représentation d’une époque, et des acteurs de cette époque, bibliothécaires compris. Les intégristes de tous bords lui apportent évidemment leur poids – nous y avons intégré les illusions de la finance follement mondialisée comme les hypocrisies politiques de tout bord ou les approximations de nombreuses démonstrations « altermondialistes » – comme nous ne manquons pas d’essayer de présenter en bonne place des paroles  puissantes, dissidentes ou simplement éloquentes. La collection courante n’est « parfaite » que quand elle offre à chacun, quelle que soit sa condition, l’occasion de se construire et de décider. Autant dire qu’il n’existe pas de collection parfaite, si on la rapporte à tous les membres d’une collectivité, et donc à toutes les représentations de la connaissance dans cette collectivité !

La bibliothèque idéale

A vouloir atteindre la perfection pour chaque acquisition, on en vient à imposer la bibliothèque idéale. Ce pseudo-concept a quelques conséquences graves :

– tout désherbage devient impossible : la perfection ne saurait le souffrir. On ne peut désherber que ce qui a été acquis dans une intention temporaire ; or il ne faut pas acquérir d’autres titres que ceux qui valent le coup de s’en souvenir. Donc il ne faut pas désherber. Vous avez suivi le raisonnement ? J’explique pour les nuls : « Si j’ai acquis, c’est que j’avais raison. Donc c’est que c’est bon. Donc c’est nécessaire à jamais ». Et on va plus loin : « quelques égarés ont fait l’acquisition de titres ‘indignes’ : éliminons-les, et cela fera de la place pour les œuvres incontestables que j’acquerrai ».

– la collection devient une sorte d’entité a-chronique : nul ne saurait y ajouter ni en retrancher un élément sans passer par les canons de la perfection imaginée. Sauf qu’un bibliothécaire des années 1750 pouvait abhorrer volontiers les lumières naissantes, celui des années 1930 pouvait être séduit par Victor Margueritte, etc. Eh oui, on peut ‘se tromper’, ou plutôt être en phase avec les spasmes de son époque : la légitimité du bibliothécaire d’aujourd’hui tient à son inscription dans le monde d’aujourd’hui – donc en fait à son évanescence prévisible – autant qu’à son ancrage dans la mémoire ! Désherber – en même temps qu’acquérir et que conserver -, c’est constamment réfléchir à l’évolution de la perception du monde, sans bien entendu en négliger la profondeur diachronique.

– La bibliothèque se ferme aux débats d’idées et se cantonne à une fonction strictement prescriptrice, qui de plus émane de la seule autorité fragile des bibliothécaires. Pire, l’étant de façon dictatoriale elle refuse aux auteurs dûment contestés par les « autorités reconnues » le droit à être lus pour que puisse être jugée (par un lecteur curieux) leur éventuelle inanité. Décidément, l’intégrisme est une tentation perpétuelle !

– la bibliothèque prédit son public en excluant par son exclusion documentaire nombre d’amateurs novices avides de rencontres et d’appropriations. Or, comme le souligne Dominique Lahary, « en ce sens, exclure des livres, ce peut être du même coup, et quelles que soient les intentions, exclure des gens ».

En écrivant cela, je ne veux pas affirmer un relativisme mou (‘tout se vaut’), mais construire autour de piliers jugés solides par la communauté scientifique un espace d’idées, de débats, de découvertes, d’hérésies qui, sans prétendre à l’exclusivité ni à l’hétéroclite sur les rayonnages de la bibliothèque, contribueront à forger pour chacun son esprit critique, à exercer son discernement, bref à juger en citoyen responsable : c’est ce dernier qu’il faut servir et encourager, mais pas une collection, idéale ou non.

vendredi 6 mars 2009

… et il faut interdire ce que nous n’autorisons pas ?!

Filed under: Non classé — bcalenge @ vendredi 6 mars 2009
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Mon précédent billet, questionnant une modalité dérivée de la loi Hadopi, affirmait la nécessité pour les bibliothèques de pouvoir librement – et évidemment sagement – « faire leur marché » dans l’univers des savoirs, sans devoir passer par le préalable d’une liste de sources dûment labellées (je résume).

Ce postulat, que je pensais évident, est sournoisement battu en brèche non par des adeptes de Christine Albanel mais par des tenants de ce que j’appellerai faute de mieux l' »élitisme culturel » (?). Un commentaire à mon billet attire l’attention sur un billet du blog « L’œil cynique ». Je ne connaissais pas ce blog – et je ne m’en plains pas, compte tenu du ton de certaines de ses rubriques telle « la France moisie » (si, si !) – mais le billet en question m’a coupé le souffle. L’auteur n’aime pas vraiment Michel Onfray. C’est son droit. Mais il souligne avec satisfaction et ampoules littéraires à la clé :
« Certes, il y a le faire de la critique, du métalangage. Mais le mis à nu dont il est question persévère. Le mis à nu continue de publier à la chaîne. L’indexé par la critique gastrosophe toujours dans « Le Magazine Littéraire ». L’écorché semble insensible à ses écorchures. Alors que faire ? A l’arrogance de l’imposteur dépecé, on peut radicalement s’interposer en travers des voies de diffusion des textes. C’est ce qui vient de se produire ici, à la section « Lettres et Sciences Humaines » de la bibliothèque universitaire : outre le veto sur la production d’Onfray, ses livres (soit 14) viennent d’être retirés du fonds (d’aucuns resteront dans les rangs, qui comprennent de simples préfaces signées de l’hédoniste-libertaire). Seront-ils donnés ? Nullement : pour quelle raison la bêtise devrait-elle être déplacée ? La benne ? La benne. »

Je ne connais pas la bibliothèque dont parle l’auteur. J’ose espérer qu’elle n’existe que dans son imagination. Pourquoi ?

Partons du postulat posé par l’auteur : Michel Onfray est un imposteur. Cet auteur en présente volontiers une démonstration à l’aide de citations d’auteurs connus ou plus confidentiels.

Ceci dit, constate-t-il, les éreintements d’une « petite minorité » ne conduisent pas M. Onfray à cesser de publier, le bougre (au sens originel, je veux dire), et en plus, diable, d’être lu ! (Ça me rappelle l’argument définitif de certains bibliothécaires de lecture publique qui jugent une œuvre à l’aune inverse de son succès public ! La « masse » a toujours tort, c’est bien connu !).
Or, affirme-t-il, M. Onfray se targue d’être hors les circuits de la science académique.
Ergo
, M. Onfray doit être banni des institutions académiques, servant « d’exemple de limite dressée sur le champ démocratique qu’ouvrirait l’idée de faire participer les usagers  aux acquisitions des bibliothèques« .

Ou je me trompe, ou l’auteur mérite sa place dans la longue liste des grands inquisiteurs ! Sa position sera défendue par nombre d’intellectuels ou pseudo-tels. Moi, je me contente de considérer la question d’un point de vue de bibliothécaire. Et voilà les trois questions que je me pose :

1 – Hypothèse : je suis bibliothécaire en bibliothèque universitaire. Les œuvres de tel auteur relèvent-elles du champ de mon public étudiant, enseignant et chercheur (je préfère à ‘du champ de ma discipline’, car il est bien des questions disciplinaires qui font appel à des ressources trans- ou inter-disciplinaires) ?  Si j’ai un doute, je dispose pour trancher, outre des bibliographies ad hoc, des textes portant des analyses ou critiques – positives ou négatives – sur ces œuvres, venant de la part d’auteurs académiques. Et si ces analyses existent, même négatives, j’ai l’OBLIGATION de fournir à l’étude les sources lui permettant de confronter ces critiques à leur source !! J’en rappelais ici l’évidente nécessité pour des textes bien plus sulfureux notamment dans des bibliothèques d’étude !!!!! Si Onfray est critiqué dans les milieux académiques, Onfray a droit de cité au sein des sources à disposition des milieux académiques.

2 – Je suis bibliothécaire, universitaire ou non. Je propose à mes publics une collection de plusieurs centaines de milliers de titres. Parmi ces derniers, j’ai bien sûr veillé à représenter la fine fleur du savoir reconnu. Mais j’ai appris aussi que le savoir nouveau ou renouvelé nait d’idées « hérétiques », pour reprendre l’affirmation fondatrice de Gabriel Naudé, qui mérite d’être cité en deux extraits au moins :
« Il ne faut aussi obmettre tous ceux qui ont innové ou changé quelque chose és sciences, car c’ est proprement flatter l’ esclavage et la foiblesse, de nostre esprit, que de couvrir le peu de connoissance que nous avons de ces autheurs sous le mespris qu’ il en faut faire, à cause qu’ ils se sont opposez aux anciens, et qu’ ils ont doctement examiné ce que les autres avoient coustume de recevoir comme par tradition« …
« ne point negliger toutes les œuvres des principaux heresiarques ou fauteurs de religions nouvelles et differentes de la nostre plus commune et reverée, comme plus juste et veritable« .
Merci Maître Gabriel ! En votre époque qui relevait à peine de la Réforme, Contre-réforme et autres Inquisitions, voilà une saine affirmation qui n’a pas perdu une ride face aux inquisiteurs du XXIè siècle !!!!

3 – Cette expurgation serait un  » exemple de limite dressée sur le champ démocratique qu’ouvrirait l’idée de faire participer les usagers  aux acquisitions des bibliothèques  » ? C’est merveilleux de voir comment certains philosophes dénient le droit au débat… à ceux qui ne partagent pas leurs idées ! Eh, crétin, on ne te (toi bibliothécaire) demande pas d’obéir à tes usagers, mais juste de les écouter… et de réfléchir dans le cadre de tes missions (qui sont d’ailleurs non pas les « tiennes » mais celles de l’institution au sein de laquelle tu opères) !!

Terminons avec la question de la place soi-disant centrale donnée à Michel Onfray par les bibliothèques universitaires, réprouvé sur lequel l’auteur du billet repère… plus de 160 références dans le SUDOC !! … Sur combien de millions de références ? A force de  haïr on ne voit plus que l’objet de sa haine :  par exemple une requête sur Platon frôle les 2 500 références – je n’ai pas compté les exemplaires en localisation…-.
Mais Onfray, c’est grave, docteur ?

Un conseil logique : si vous n’aimez pas une thèse, battez-vous pour la contredire, écrivez articles et bouquins, militez dans les sphères académiques ou autres, etc. Si votre thèse est débattue, elle sera présente dans les bibliothèques (quelques-unes attentives l’auront proposée en amont : il y a nombre de bibliothécaires attentifs et subtils, si si)….

Mais en aucun cas  ne réclamez l’ostracisme des pensées qui vous déplaisent. Farenheit 451, ce n’est pas l’affaire des bibliothécaires

vendredi 9 janvier 2009

Editeurs (et bibliothécaires) face au numérique

Filed under: Non classé — bcalenge @ vendredi 9 janvier 2009
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Même si d’augustes haruspices prédisent ici la fin du livre, là l’éclosion de nouvelles formes de lecture (y compris des lectures de textes sur écran), enfin la ré-émergence du livre à travers des tablettes, je ne me sens pas d’humeur à la futurologie. Trois points m’intéressent, ce qui est produit, les usages qu’on a pu constater auprès de la population, et le service qu’on peut construire avec tout cela.

Sur la production, il y a peu à dire. Longtemps, les éditeurs ont été les têtes chercheuses de l’innovation dans les contenus, même si un Proust a du batailler pour se voir publier. Ils ont été références autant que filtres, et cela a plutôt été bénéfique pendant des décennies voire des siècles. On a l’impression aujourd’hui que la question des contenus les intéresse beaucoup moins, en les voyant investir le marché numérique dans un esprit soit très protectionniste (DRM, formats dédiés, déni de négociation avec d’autres acteurs adeptes de modèles économiques fondés sur l’accès à des corpus plutôt que sur la vente de supports), soit innovants à tout crin ou plutôt enfourchant toute opportunité de monnayer leurs contenus à travers des alimenteurs de liseuses ou iPods. Dieu merci, il reste des éditeurs dignes de ce nom mais, même si nombre de producteurs ont plusieurs cordes à leur arc, peut-on décemment conserver la même appellation pour ces différentes postures ? Produire de l’information publiée, c’est tout autant mettre en ligne un  texte libre de droits que tenir un carnet intime sur Internet ou qu’emballer en PDF un roman conçu par son auteur pour être un livre imprimé et feuilletable… Novovision prédit volontiers la fin des journalistes, anciens porteurs de la réalité cachée, mais il pourrait tout autant prédire la fin des éditeurs, ces autres ‘dénicheurs-filtres-metteurs en forme’ !
Dans ce contexte, la production de livres imprimés (je n’ose dire l’édition) est folle, essayant de se mettre au diapason de l’abondance d’information offerte au citoyen connecté : un collègue me disait que l’office sélectif de la rentrée 2009 (sur moins d’un mois) pour le seul secteur des sciences humaines comportait plus de 1 000 titres ! Bonjour les forêts. Bonjour notre capacité de sélection !

En ce qui concerne les usages, demain, en plus des livres (qui survivront largement, si, si, notamment avec toutes les oeuvres de création adaptées à celui-ci !), nous allons avoir affaire à des péta-octets de données numérisées pour lesquelles l’accès se fera majoritairement à travers des moteurs de recherche de plus en plus perfectionnés. Seulement – vous avez remarqué ? – ces moteurs fonctionnent selon des algorithmes certes sophistiqués mais qui se contentent de renvoyer une succession de résultats indépendants, même si certains tentent des associations (comme Kartoo, que j’aime bien pour son concept… mais dont évidemment je ne me sers jamais dans une recherche non ludique…). Le seul itinéraire possible est guidé par les liens hypertexte présents dans les pages de résultats… Ce n’est pas mince, mais l’errance est ralentie à proportion de la masse de ces résultats… et de l’algorithme de pertinence adopté par le moteur.

Passons aux bibliothécaires. La façon dont les éditeurs abordent ce nouvel univers montre leur réticence à abandonner leur modèle économique : leur domaine est toujours celui de l’imprimé. Ce n’est pas nécessairement aberrant, mais le problème des bibliothèques n’est pas seulement le même. Je refuse et j’ai toujours refusé l’idée largement répandue selon laquelle bibliothèques et éditeurs seraient unies par un lien fusionnel dans une mythique chaine du livre. Les évolutions contemporaines me confortent dans ce jugement : non, Kindle ne m’intéressera pas parce qu’un jour Gallimard décidera de vendre ses livres via ce support. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui peut informer, émouvoir, former, passionner, interloquer la population  dont « j' »ai la charge.  Pour cela, je puise dans les réservoirs d’information afin de les transformer en opportunités de connaissance. En 2009, je dispose des éditeurs – sans aucun doute-, et ils restent inestimables pour les livres, mais je dispose aussi du flux d’Internet : et face à ce dernier, ne sommes-nous pas, nous aussi, dans une position d’éditeur, donc en définitif de sélectionneur, de filtre, de promoteur ?

(Parenthèse : dans ce contexte le rattachement aux « métiers du livre » des formations aux métiers des bibliothèques me parait nuisible ; on devrait former aux métiers de l’information, ou plutôt aux métiers de la transmission de la connaissance, comme en Suisse ou au Québec qui associent documentalistes, archivistes, bibliothécaires…. J’y reviendrai)

Dernier point que je livre à votre réflexion : certes, l’éditeur ne se contente pas de filtrer et de promouvoir, il met en forme, corrige, inscrit l’oeuvre dans un contexte éditorial donné. Mais le bibliothécaire peut-il se contenter de « donner accès à Internet » ? Ce flux indistinct et passionnant disponible sur le web, il va bien falloir lui donner du sens, lui construire des ‘corpus de connaissances’ là où les moteurs se contentent de fournir des apparentements statistiques. Et là nous allons inventer une nouvelle face de notre métier : mettre en forme des données électroniques ou numérisées, associer des partenaires à leur enrichissement, inventer – en même temps qu’avec les imprimés dont nous disposons -… de nouvelles politiques documentaires en même temps qu’on proposera peut-être de nouvelles collections… virtuelles.

Un travail de bibliothécaire-éditeur ?

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