Un collègue m’a relayé une question apparemment banale… qui m’a conduit à des abîmes de réflexions : « Existe-t-il des recommandations de politique documentaire en ce qui concerne les romans ? ». Le/la collègue avouait n’avoir rien trouvé de probant. Voilà une question qu’elle est bonne, aurait dit Coluche ! Elle révèle beaucoup sur l’impensé de la notion de politique documentaire : si pour bien des secteurs documentaires on peut jongler avec les niveaux, les formules IOUPI, etc., rien de cet outillage rassurant ne fonctionne vraiment bien avec les romans (du moins dans l’acception entendue pour les bibliothèques publiques), ce champ vaste et chatoyant de la fiction, de l’écriture, de la création esthétique. Help ! Donnez-nous des outils !!

Source : ArtsLivres Forum
Un brin de pragmatisme
Nous parlons bien de cet ensemble culturel et de loisir qui couvre du tiers à la moitié des collections adultes des bibliothèques publiques, ordonné dans une indistinction hésitante si bien décrite par Marianne Pernoo. Ne sont pas concernés ici les romans intégrés dans des fonds documentaires thématiques, où c’est justement l’environnement thématique qui pose les critères de sélection et de gestion (par exemple, les romans sur les bibliothécaires proposés par la bibliothèque de l’enssib, ou les récits emblématiques sur la question du genre recensés par Le point G de la bibliothèque de Lyon, sans parler des « romans à cadre local » présents dans tous les fonds régionaux).
Le problème de distanciation / rationalisation que rencontrent les bibliothécaires face à ce vaste champ de la fiction tient à la tension ressentie entre deux injonctions fortes :
- l’injonction strictement littéraire : elle articule le regard et le jugement à partir de piliers référentiels d’ordres multiples, qui structurent le jugement sur des critères à caractère universitaire, et parfois sur des appréciations relevant d’exigences personnelles ;
- l’injonction de la plupart des publics : ceux-ci, en tout respect de la diversité de leurs intentions, font part d’intérêts très différents, au premier rang desquels la demande de stimulation intellectuelle et la demande de loisir distractif, les deux intérêts se rejoignant dans un même vœu de plaisir, légitimé par le succès rencontré.
La difficulté tient en ce qu’on veut contenter les deux approches simultanément, dans un balancement qui d’un côté sélectionne des best-sellers, et de l’autre se veut en quête de « haute qualité », sans qu’on arrive à identifier une stratégie équilibrée satisfaisante, ni qui le plus souvent permette de consacrer la coïncidence des deux intentions. Carole Tilbian a bien montré les approximations, les hésitations, les moments de conviction et de doute qui animent les bibliothécaires en charge de tels fonds.
Mais voilà, en termes de politique documentaire, la gestion des ouvrages dits « documentaires » peut être en partie formalisée au moyen de paramètres objectivés (niveau, densité, etc.), lesquels deviennent singulièrement inopérants dès qu’il s’agit de labourer la fiction dite « de culture et de loisir ». Alors, docteur, que faire ?!
Et si justement on en profitait pour avoir une vision élargie de la politique documentaire ?

Source : Lire entre les vignes
Un cadre formel élémentaire
On ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif. Si les paramètres documentaires sont peu nombreux dans ce cas, limitons-nous aux quelques balisages les moins impertinents :
- La volumétrie des romans oblige à les partitionner pour en rendre contrôlable la gestion. Mais là, foin de segmentations tranchées : on déterminera des « ensembles flous », comportant inévitablement des espaces de recouvrement, tels les genres littéraires (policier, science-fiction, classiques, etc.) et/ou les types de littérature (littérature françaises . Peu importe l’absolue exactitude scientifique des genres, seules deux choses comptent : qu’on identifie les seuls genres dont la gestion spécifique soit nécessaire, et surtout qu’on précise en interne ce que recouvre l’appellation. Par exemple, on pourra dire que la fantasy est incluse dans la science-fiction, ou que thème littérature française recouvre tous les romans français sauf les classiques et la science-fiction.
- L’âge des volumes demeure, en libre accès, un paramètre important, ne serait-ce que pour rencontrer l’appétit des lecteurs.
A partir de là, on établira un cadre normatif élémentaire mais strict : volumétrie mini/maxi et âge médian maximal accordés à chaque genre/thème, nombre d’exemplaires maximal, etc ; l’objectif est de placer des cadres et des bornes visant à modeler une offre non déséquilibrée, ni du point de vue de la culture légitime (classiques), ni par les best-sellers de consommation courante (penser aussi aux « long-sellers« ), ni par les appétences exclusives du bibliothécaire (en garantissant aux lecteurs une part de la proposition).
Et pour chaque thème/genre, on fixera spécifiquement des objectifs de rééquilibrage, des principes de veille sur les nouveautés, des règles de rachats d’exemplaires usagés ou perdus, etc. A chaque fois, on veillera à éviter l’absence ou l’excès, comme à représenter une diversité de courants (sans pour autant les vouloir équivalents en volumétrie).
Et on laissera ensuite la place au cerveau du bibliothécaire, comme à son souci de n’exclure rien ni personne, en sachant qu’une inappétence persistante vaudra désherbage inéluctable …

Source : ArtsLivres Forum
La nécessité de la médiation
Est-ce tout ? Eh bien non, et c’est là que la politique documentaire peut et doit dépasser les cadres strictement formalisés. Plus encore que pour d’autres thématiques documentaires, la littérature appelle des actions nombreuses de médiation. Les lecteurs sont avides de surprise, de découverte, et c’est bien la fiction qui offre le plus large spectre d’opportunités ! On pense inévitablement aux mises en valeur de présentation : espace découverte de type « fouillothèque », ‘facing‘, présentations sur tables. On pense aussi aux manifestations culturelles comme les expositions, les rencontres, les lectures/spectacles, etc.
Les romans se prêtent particulièrement bien à la recommandation (type ‘coups de cœur’ – ou ‘coups de gueule‘), comme ils se prêtent à la mise en perspective par des bibliographies originales, des mises en questionnement (voyez par exemple cet article de Points d’actu, ou celui-là), comme on peut développer des blogs ou sites qui leur soit en grande partie consacrés (par exemple l’excellent Everitouthèque de Romans. Je suis preneur d’autres suggestions de sites de bibliothèques s’intéressant aux romans).
Intégrer la collaboration des lecteurs : une proposition
Les romans, comme toutes les écritures fictionnelles, offre une opportunité singulière d’associer les lecteurs à la définition des collections et à leur valorisation.
On connait les traditionnels (et bienvenus) clubs de lecteurs. Ceux-ci peuvent également connaitre un développement sur Internet, comme le club Jane Austen – encore à Romans.
Je vous livre une autre suggestion : compte tenu de la faible inventivité apportée au classement des romans dans les bibliothèques publiques (voir l’article de Marianne Pernoo déjà cité), pourquoi ne pas jouer de la surprise avec la complicité des lecteurs ? On pourrait lancer un (ou deux ?) espaces thématiques de classement originaux, qui regrouperaient (avec le décorum ad hoc) des romans autour d’un thème que les lecteurs alimenteraient avec leurs propres suggestions, comme « le labyrinthe » ou « victoire sur soi-même » ou « rouge sang »… Une thématique de rassemblement exposition serait maintenue par exemple six mois.
Il s’agirait de réunir un nombre significatif de romans (au moins 200 ?) soit sélectionnés sur les rayons par les lecteurs (et alors retirés pour intégrer momentanément le nouvel espace), soit suggérés à l’achat par ceux-ci, soit proposés par des membres du personnel…
Logistiquement, un système de fantômes-pastilles et/ou de bascule informatique de cotes permettrait de ne pas désorganiser le fonds.
Bien sûr, il faudrait accompagner cette offre temporaire par des productions médiatrices (bibliographies, analyses critiques espaces d’échanges et de critiques spontanées,…) et de valorisation (conférences, rencontres,…).
Je rejoins ici l’idée d’Yves Aubin, qui souhaitait dynamiser les espaces documentaires du libre accès en les emplissant de sens (au pluriel)… Et la mise en scène de ce secteur participe aussi grandement d’une originalité de l’offre !

Merci à la Revue Le Libraire
La politique documentaire, c’est quoi au fond ?
Le passage par les romans montre bien les limites d’une démarche qui se voudrait démiurgique. Non, les bibliothécaires ne peuvent pas tout mettre en équations, non il ne peuvent pas davantage aboutir toujours à des programmations fines, pas plus qu’ils ne peuvent se passer d’une appréciation subjective de l’instant, éclairée et orientée par leur culture, leurs contacts, leur capacité immersive dans le savoir et les publics.
En revanche, si la politique documentaire a parfois du mal à se laisser modéliser de façon strictement normative, elle doit se pratiquer au contact avec ses destinataires, ses acteurs, ses débats intellectuels, et moult contraintes mal formalisables. Bref, peut-être pourrait-on plutôt parler de stratégie documentaire ?
Bref, il n’existe pas de « modèle » immanent de politique documentaire. Je suis convaincu que celle-ci n’est que processus et tension. Ce qu’on appelle volontiers politique documentaire n’est que cadrage d’une action en train de se faire. et l’important, c’est justement l’action en train de se faire, le ballet des acteurs, l’intention productive émergente, …
La politique documentaire exige un minimum de formalisation partagée par tous, elle exige également une compétence in-formalisable de la part des chargés de collections. La face « cachée » de la politique documentaire est celle qui ne se laisse pas résoudre dans des programmes ou des cahiers des charges : la face active d’une médiation inventive, et avec les lecteurs aussi respectueuse que connivente et à l’écoute, autant qu’occasion de surprise et de découverte. Si l’écriture fictionnelle rend difficile la référence à des normes ou catégories stables, elle met en évidence qu’une politique documentaire n’est jamais une affaire de plomberie.
P.S. : Mille mercis à Jérôme Pouchol, dont le travail conduit avec les collègues de Ouest-Provence m’a bien aidé à réfléchir à quelques-unes de ces pistes !