Une bibliothèque peut – doit ? – multiplier ses services en fonction des besoins de sa population. Parmi ceux-ci, les services numériques ont la part belle dans les ‘biblioblogs’ (normal : ceux qui tiennent les dits blogs sont plutôt experts en ce domaine), même si quelques-uns, ici ou là, se hasardent à témoigner d’un quotidien professionnel beaucoup moins marqué par l’innovation technologico-servuctive (pardon pour le néologisme). Oublions un instant cet impératif de la médiation numérique, et revenons à la quotidienneté des établissements avec leurs publics bien réels…
De l’emprunt comme facteur effectif de l’activité des bibliothèques publiques
Dans un dernier billet, j’évoquais le service du prêt, soulignant qu’il était indispensable pour ce service spécifique de tenir compte des premiers visés, les emprunteurs et leur appétence. Étant entendu bien sûr que par ailleurs les participants à une conférence, les visiteurs d’une exposition, les demandeurs d’emploi ayant à rédiger leur CV ou les collégiens en mal de documentation pour leur exposé nécessitent par ailleurs d’autres processus de service. Ce service du prêt, si négligé dans les ‘biblioblogs’ déjà cités, représente à la fois la plus grosse charge de travail des bibliothèques publiques d’aujourd’hui (équipement, prêt, retour, rangement, etc.) et la demande la plus pressante des utilisateurs qui se pressent à nos portes (au moins celle qui s’exprime la plus spontanément et la plus… énergiquement). Sans compter que la question des prêts reste, pour les élus, un indicateur majeur de l’activité (pardon à la BPI !).
Quand à Lyon on prête près de 3,5 millions de documents par an, et qu’on évalue les charges logistiques qui en découlent à tous niveaux (transactions, manipulations, navette, réglages informatiques, gestion des conflits, adéquation de l’offre à la demande, etc.), on ne peut qu’être sidéré : je parie – évaluation au doigt mouillé – que largement plus de 50 % du temps de travail général y est directement consacré ! Cela ne signifie pas, je le répète, qu’il ne faille pas développer de nouvelles formes d’accompagnement, numériques ou présentielles. Mais les faits et les publics sont têtus : le prêt reste – encore – à la fois un argument majeur de notre attractivité et une part importante de notre activité…
Pour continuer à être utiles demain, et donc à exister encore, il faudra sans nul doute inventer de nouvelles formes de rencontres avec nos publics. Mais l’époque actuelle nous apprend surtout à devoir distinguer les objectifs et circuits des services mis en œuvre. Si on parle du service du prêt, on parle des emprunteurs, de leurs demandes, de leurs pratiques.
La demande, la demande, vous dis-je !….
Comme je le rappelais dans le billet signalé plus haut, un taux de rotation fournit une activité générale d’un segment de collection pris dans son ensemble – donc d’une activité de prêt globalisée. En revanche, il ne fournit aucune indication sur la pression possible de la demande sur un titre spécifique. Si on analyse cette activité et cette pression, non globalement mais titre à titre, le paysage change. Certains titres ne sont guère empruntés (mais peut-être sont-ils utiles en consultation ?), d’autres connaissent un succès d’emprunt modéré… et quelques-uns sont soumis à une pression gigantesque de la demande d’emprunt. Ce sont souvent des romans ou des essais médiatiques : pour l’anecdote, et j’espère ne pas trahir un secret d’État, la trilogie Millenium a connu à Lyon plus de 850 réservations sur l’année 2008 ! Quant à promouvoir un titre via Internet, l’opération n’est pas sans risque : créer un buzz autour d’un titre confidentiel, c’est génial, mais comment la bibliothèque peut-elle répondre à une demande massive sur ce titre (demande au fond légitime, puisque c’est elle qui a lancé le buzz) si elle n’en possède qu’un ou deux exemplaires ?
Certes, un titre spécialisé peut connaître un vrai succès auprès de spécialistes (on connait le cas pour des manuels de logiciels hyper-pointus… et très coûteux), mais cette demande reste, du point de vue de la masse des demandes, minoritaire. Ma question porte sur la pression massive.
Louer des best-sellers ?
Si une bibliothèque poursuit une politique d’acquisition cohérente, qui laisse sa place à la demande (par exemple achat en 2 exemplaires d’un titre populaire), que peut-elle faire quand la demande pressante excède ses capacités financières ? Céder à cette demande, c’est renoncer à proposer un panorama mûrement pesé de la production. Refuser l’écoute de cette demande, c’est s’exposer à recevoir les récriminations des plus fidèles visiteurs voire à leur renoncement. Coincés ?
Les bibliothèques publiques du Québec (voyez ici, ou là – juste à titre d’exemples, il y en a des centaines, comme le relevait Réjean Savard – et d’autres aux États-Unis, et m’a-on dit aux Pays-Bas ou en Allemagne) ont envisagé la question sous un angle rationnel : oui, on achète les best-sellers (à la fois parce qu’ils représentent une image actuelle du monde d’aujourd’hui et parce qu’ils sont demandés), mais si la demande devient excessive on refuse de consacrer les deniers publics à l’appétit de quelques centaines de consommateurs avides, pour ne pas déséquilibrer la collection compte tenu des moyens consentis.
Alors, pour ces amateurs forcenés (et souvent pressés), on propose un deal : la bibliothèque achète selon sa politique d’acquisition X exemplaires du titre et les intègre à sa collection aux conditions normales d’accès et d’emprunt. Si vous êtes si pressés, la bibliothèque en achète XXX exemplaires en plus, et vous pouvez les louer à un prix modique (2 à 5 €). Ces titres ne font pas partie de la collection, ils sont la réponse à votre demande urgente. D’ailleurs, lorsqu’ils seront en fin de vie, et de succès, on les soldera auprès des amateurs. Et les ressources tirées des locations et de la vente finale permettront de réalimenter ce stock à usage urgent, voire pourquoi pas de contribuer à enrichir l’offre documentaire pérenne de la bibliothèque.
L’offre réfléchie des bibliothécaires n’est pas remise en cause. En fait, on répond aux ‘maniaques’ (que je respecte : j’en suis un parfois moi-même), avec un service qui s’auto-alimente financièrement, les recettes des locations et des ventes en fin de vie équilibrant le renouvellement des best-sellers, qui ne sont d’ailleurs pas si nombreux en termes de titres.
Objections ?
Objections, Votre Honneur (ou Monsieur le Président, pour ne pas verser dans les séries américaines…) :
Première objection : on pervertit la constitution réfléchie de la collection
Si le budget d’acquisition était piloté par la seule demande, l’objection serait recevable. Dans mon hypothèse, on privilégie au contraire la réflexion à moyen et long terme, en dérivant les exigences les plus présentes vers un ‘budget annexe’ alimenté par les plus exigeants. Bien entendu, un tel dispositif exige des contraintes, par exemple qu’un titre ‘loué en best-seller’ ne puisse être acquis que si la bibliothèque en a déjà acquis X exemplaires pour un prêt régulier, selon les modalités ordinaires de prêt. Pour ceux qui veulent débattre plus avant de l’offre et de la demande, voyez ici et là par exemple.
Deuxième objection : on crée une bibliothèque à deux vitesses
Deux vitesses ? On voit tout de suite l’interrogation : certains pourront, moyennant finances, obtenir rapidement un titre qu’autrement ils auraient attendu plusieurs mois. Ce serait de l’inéquité ! L’objection a déjà été lancée à Victoriaville au Québec (ici), mais la réponse en commentaire du directeur des services culturels de Victoriaville mérite d’être citée :
« La collection documentaire d’une bibliothèque vise à répondre à la majorité des besoins de lecture d’une population. Les acquisitions sont équilibrées, tout en tenant compte de la popularité d’un titre, qui sera acquis à un plus grand nombre d’exemplaires, afin de répondre à la demande. D’ailleurs, le nombre de personnes qui réservent un titre est l’indicateur le plus fiable. La bibliothèque achète un exemplaire supplémentaire dès que le nombre de réservations du titre atteint dix. Il y a donc un plus grand nombre d’exemplaires sur les rayons pour l’emprunt régulier de livres.
La location des «titres à succès ou best sellers» est une formule qui vise à permettre à un plus grand nombre de personnes d’accéder simultanément à la lecture du roman de l’heure. Pour une somme minime, 3 $ en passant, le lecteur peut obtenir le roman plus rapidement. Retenons que le titre populaire a une durée de vie assez courte. En effet, plusieurs veulent le lire dès sa sortie et après quelques mois, la demande pour le titre baisse significativement, étant déjà remplacée par un autre titre qui vient de sortir. C’est ainsi, que plus de personnes, vraiment plus de personnes, peuvent lire le roman fraîchement publié, pratiquement dès sa sortie. Pas mal, non !
De plus, cette formule est répandue dans les bibliothèques publiques du Québec.
En résumé :
1. un roman populaire est toujours disponible pour l’emprunt régulier ;
2. selon la demande, nous ajoutons des exemplaires destinés à l’emprunt régulier ;
3. la location répond à un besoin momentanée d’un grand nombre de personnes à lire le roman fraîchement éditée ;
4. la location permet de désengorger la file d’attente à l’emprunt régulier sur un titre populaire, donc plus de personnes peuvent emprunter le livre, et ce, plus rapidement encore ;
5. la mesure est économique autant pour la bibliothèque que pour l’usager ;
6. et, la bibliothèque est satisfaite de cette mesure, par la popularité qu’elle suscite. »
Troisième objection : On risque de dériver vers une organisation de services à la demande
L’argument est loin d’être passéiste ou rétrograde. Il est vrai que la bibliothèque constitue fonctionnellement un service collectif d’accompagnement (par ses financements, sa tutelle et ses publics destinataires) des populations d’une collectivité particulière. C’est sa différence profonde d’avec les services marchands : nous n’avons pas à construire notre créneau en fonction d’un service ou d’un produit, mais nous devons inventer les services et produits qui nous permettront de mieux servir un public prédéterminé, celui pour lequel nous sommes payés, bref les citoyens de notre collectivité.
Les services à la demande ont ceci de redoutable qu’en parcellisant les demandes et les services, ils tendent nécessairement à isoler chaque prestation pour en identifier les destinataires et leurs besoins. En soi, ce peut être une bonne chose (un cadre passionné de musique alternative n’a ni les mêmes demandes ni les mêmes pratiques ni les mêmes moyens qu’un chômeur en fin de droits cherchant à établir son CV dans un espace numérique).
Identifier les demandes et les demandeurs (ou plutôt les besoins) est très intéressant. Mais ce doit être conduit bien sûr en conservant en règle de conduite l’intérêt général d’une population, donc d’un équilibre politique envers les besoins de toutes ses composantes. Simultanément au sein d’un même établissement – et selon des priorités dictées par le contexte local – on agira dans de multiples directions, ici la médiation auprès de publics isolés, là un programme culturel ambitieux, là encore une entreprise de médiation numérique, là enfin – revenons à notre propos – le service adapté aux emprunteurs avides…Donc prière de ne pas prendre cela comme une lubie – ou une idée géniale, j’aimerais mieux !-, mais comme une piste possible dans un éventail d’opportunités.
Quatrième objection : on a le droit ?
Désaffecter des documents, cela relève de l’autorité locale. Après avoir cherché (mais je ne suis pas expert), je n’ai rien trouvé qui empêche la vente de documents non patrimoniaux en fin d’activité (sous réserve des arrêtés et procédures ad hoc), ni la location de certains livres (attention, pas les DVD, dont l’usage n’est possible en bibliothèque qu’aux fins de prêt ) : voir par exemple la loi sur le droit de prêt.
Et puis, au fond, la question du droit n’est-elle pas souvent l’ultime argument défensif ? Si la loi n’est pas élastique, son interprétation reste soumise à quelques impératifs fondamentaux, et pour les institutions publiques celle de vérifier notamment l’égalité d’accès : bien distinguée financièrement, cette hypothétique offre de « best-sellers supplémentaires en location » peut-elle être considérée comme un « coeur » du service public, ou comme une activité facilitatrice accessoire ? La réponse n’est sans doute pas dans les grands principes, mais dans l’organisation générale de la bibliothèque.
Mais la vraie question ici c’est : qu’en pensez-vous ?