Un tout récent billet d’Olivier Tacheau sur les magasiniers des bibliothèques universitaires m’a vivement intéressé, et je salue son auteur pour la pertinence des questions qu’il pose. Des questions, mais pas vraiment des réponses, car l’organisation des établissements comme de l’architecture de la fonction publique ne facilite guère la résolution des contradictions qu’il pointe. Ce billet me conduit à vouloir réaliser le même exercice sur des agents territoriaux des bibliothèques publiques dont le statut est fort proche de celui des magasiniers relevant de la FP de l’État, mais le travail souvent très différent.
Quelles sont les fonctions confiées aux adjoints du patrimoine dans les bibliothèques publiques ?
Les bibliothèques publiques fonctionnent souvent avec les moyens du bord. Normalement, le personnel devrait être structuré, hiérarchisé, et les statuts des agents correspondre au niveau des tâches et responsabilités à accomplir. Je mets au défi quiconque de me montrer une telle bibliothèque. Et d’une certaine façon c’est heureux, ou alors ce serait considérer les fonctionnaires comme des robots mono-tâche !
En fait ( et ouvrez grand vos yeux, chers collègues des universités), un adjoint du patrimoine peut être affecté à toutes sortes de responsabilités en fonction de ses compétences personnelles, et surtout des impératifs contraints d’organisation de l’établissement. Ici il assure essentiellement des tâches de magasinage, de communication et de prêt-retour, mais là plus l’équipe est restreinte et plus souvent il se voit confier la charge d’un secteur documentaire, le renseignement à l’usager, la formation de ceux-ci, etc. J’en connais même qui dirigent des services d’une dizaine de personnes !
Certes, il faut faire feu de tout bois, et cette diversité de situations responsabilisantes permet à la fois de ne pas méconnaître les compétences cachées des personnes et leurs appétences affirmées, tout en étant souvent bénéfique à la qualité des services rendus. Mais la situation pose deux problèmes majeurs : les compétences, lorsqu’elles existent et sont réelles, sont exploitées pour un salaire de misère (le salaire de l’implication personnelle et de la reconnaissance de la hiérarchie ne font pas bouillir la marmite !!) – voir cette petite annonce au hasard -, et la pression conjoncturelle conduit parfois à confier des responsabilités intellectuelles et organisationnelles à certains agents peu armés pour les assurer, tant du point de vue du statut que de la reconnaissance par leurs collègues.
Quels changements fonctionnels à l’œuvre ?
Cette situation de bricolage bidouilleur a de plus en plus de mal à tenir devant les évolutions tant des recrutements que des exigences et évolutions de la fonction publique, et des fonctions occupées au sein des bibliothèques.
Effectivement, le niveau scolaire des recrutements des agents de catégorie C s’élève, même si c’est plus inégal qu’en BU et que la capacité d’initiative et d’innovation ne se juge pas seulement à l’aune du dernier diplôme obtenu (le maigre état d’avancement de la VAE dans les faits plaide pour le recours à des solutions alternatives). Mais deux phénomènes perturbateurs sont à l’œuvre :
– d’un côté, la faible adéquation des épreuves de nombre de concours avec les responsabilités effectives des postes offerts conduit , si on veut se passer de contractuels, soit à recruter des agents non compétents (essayez de trouver un bon webmestre parmi les lauréats des concours de la filière technique – ou de tout autre concours : vous avez vu les spécialités ?!), soit à détourner des compétences hors de celles définies de leur statut initial (à mon avis, le bibliothécaire touche-à-tout entre dans cette catégorie : il peut être tour à tour médiateur social, informaticien, etc. – mais bon, c’est aussi un autre débat de revendication de territoire – ). Sans compter que les collectivités territoriales, plutôt que de recruter sur métier, préfèrent la souplesse d’un recrutement sur filière, moins attaché à une fonction précise et donc plus « transférable ». Et on ne peut pas vraiment leur jeter la pierre, car les fonctions et actions de la bibliothèque sont en pleine mutation : les modalités d’accueil évoluent rapidement, l’assistance aux publics devient protéiforme, les missions de la bibliothèque envahissent tant le champ social que celui de la diversité des modes de connaissance, de nouveaux services et de nouvelles fonctions apparaissent tous les jours, sans que les statuts ad hoc existent. D’autant que les niveaux de recrutement des agents deviennent très stricts dès la catégorie B : un exemple au hasard, essayez de recruter un animateur – catégorie B – pour assurer des fonctions d’animateur numérique d’un espace multimédia ! Vous opterez vite pour n’importe quel autre filière ou statut en vue de faire un recrutement ad hominem… souvent de catégorie C.
La question de l’automatisation des prêts-retours
Cette évolution des établissements comme des métiers ne peut faire oublier qu’il demeure dans les BM d’importantes tâches qu’une BU affecterait aux magasiniers : le prêt-retour, la surveillance (en termes aussi de médiation sociale !), le rangement des documents, leur préparation et leur entretien, etc.
Olivier Tacheau pose la question de l’impact du prêt-retour sur les agents habituellement chargés de cette fonction, donc dans son cas les magasiniers. Et il insiste sur la notion de travail posté que ces fonctions représentent vis-à-vis du public. Mais depuis mon poste en bibliothèque municipale la question est beaucoup plus subtile : certes, des automates de prêt et de retour rendent inutiles nombre des fonctions postées à cet effet (et c’est heureux tant pour le public que pour les agents ainsi postés), mais ils rendent plus stressantes les activités de back-office, et notamment le rangement des documents (qui lui n’est pas automatisé), devenu d’autant plus pénible qu’il n’est pas corrélé aux échanges humains connus jusque-là lors des opérations de prêt et de retour.
Loin de moi la pensée de critiquer l’introduction de tels automates, qui faciliteront la vie des emprunteurs. C’est une très bonne idée, mais cette introduction de la rationalité dans un univers volontiers régi par la débrouillardise et le recours à tout un chacun conduit nécessairement à une meilleure définition des emplois : si les fonctions opérationnelles sont dissociées et rationalisées, on ne peut plus prétendre faire faire tout et n’importe quoi à n’importe qui dans le bordel ambiant. Sans vouloir requérir une rationalisation excessive (c’est bon de laisser leur place aux dérives !), il faut abandonner l’improvisation sympathique.
Une nouvelle architecture des métiers ?
L’activité des bibliothèques municipales ne ressemble guère à celle des bibliothèques universitaires. Elles connaissent toujours un afflux massif d’emprunteurs, et il faut bien à Lyon toujours ranger les quelques 3,6 millions de documents empruntés chaque année, sans parler de l’envoi des lettres de rappel, des refoulements en magasins, des transferts de retours entre sites (plus d’un demi-million de documents par année), etc. Les bibliothèques municipales ont besoin de manutention.
L’automatisation permettra de gérer les files d’attente des usagers, mais aucune des tâches énumérées ci-dessus. La différence, c’est que ces tâches s’effectueront en total back-office. Certes, il faudra bien aujourd’hui faire appel à différentes catégories de personnel pour les accomplir, mais il faudra aussi imaginer une architecture des emplois plus adaptée à la réalité des charges de travail et compétences requises.
Si les bibliothécaires s’orienteront toujours plus vers la gestion des contenus au service des publics, il faudra bien qu’ils laissent leur place dans la bibliothèque aux logisticiens, informaticiens, gestionnaires administratifs, médiateurs sociaux, enseignants, etc. Je sais fort bien que les bibliothèques, comme les autres services municipaux, s’ingénieront toujours à jongler, en fonction des besoins du moment, entre compétences personnelles des agents, statuts et organigrammes. Mais l’introduction de la technologie des automates dans ce joyeux foutoir des compétences risque bien de recadrer un peu le débat, et enfin d’offrir aux adjoints du patrimoine l’opportunité d’une fonction mieux définie.
Adjoint du patrimoine : un métier ?
Car ces adjoints du patrimoine appartiennent à la filière culturelle commune à tous les métiers du patrimoine et des bibliothèques. Comme tels, on ne peut revendiquer pour eux une extériorité à laquelle pourrait prétendre un informaticien ou un attaché. La question est donc : dans l’architecture des métiers (car il faut bien chercher le métier sous le statut) au sein desquels est inscrit l’adjoint du patrimoine, quelle est sa fonction spécifique dans la bibliothèque ?
Les textes actuels sont elliptiques :
« Les adjoints territoriaux du patrimoine de 2e classe peuvent occuper un emploi […] de magasinier de bibliothèques ; en cette qualité, ils sont chargés de participer à la mise en place et au classement des collections et d’assurer leur équipement, leur entretien matériel ainsi que celui des rayonnages ; ils effectuent les tâches de manutention nécessaires à l’exécution du service et veillent à la sécurité des personnes ; […] Lorsqu’ils sont affectés dans les bibliothèques, ils sont particulièrement chargés de fonctions d’aide à l’animation, d’accueil du public et notamment des enfants, et de promotion de la lecture publique. Ils participent à la sauvegarde, à la mise en place et à la diffusion des documents. Ils assurent les travaux administratifs courants. »
Bref, comme vous l’aurez remarqué au travers de cette description de mission, ils sont chargés de tout, sauf du pilotage des services et des contenus documentaires. Et quand je dis de tout, c’est vraiment tout ! Notez la dernière phrase (« Ils assurent les travaux administratifs courants « ) : étonnant, comme cela ressemble aux fonctions des adjoints administratifs ! Passons sur les actions d’animation (bonjour la filière du même nom), et je ne résiste pas au pervers plaisir de vous donner en comparaison un extrait des statuts de l’adjoint technique des établissements d’enseignement :
« Ils sont chargés des tâches nécessaires au fonctionnement des services matériels des établissements d’enseignement, principalement dans les domaines de l’accueil, de l’entretien des espaces verts, de l’hébergement, de l’hygiène, de la maintenance mobilière et immobilière, de la restauration et des transports.
Ils peuvent exercer leurs fonctions dans les spécialités professionnelles suivantes : accueil, agencement intérieur, conduite et mécanique automobiles, équipements bureautiques et audiovisuels, espaces verts et installations sportives, installations électriques, sanitaires et thermiques, lingerie, magasinage des ateliers, revêtements et finitions, restauration. »
Une conclusion s’impose : l’agent de catégorie C est multi-employable, pour les différents statuts de la fonction publique seul le lieu d’exercice de son activité varie. Pouvons-nous continuer longtemps ainsi ? Il est clair que les bibliothèques, progrès technique ou pas, auront toujours plus besoin de forces humaines spécifiquement dédiées à la manutention, à la régulation, à l’entretien matériel, à un accueil et une facilitation d’usage non marquée documentairement. Toutes tâches et responsabilités fonctionnellement peu identifiées professionnellement. Alors restent trois solutions :
- Externaliser : nombre de bibliothèques connaissent ces vacataires, moniteurs et autres saisonniers recrutés sur contrats précaires pour pallier à la fois aux moments de pression, et – il faut l’avouer – pour dégager de l’emploi du temps les charges ingrates permanentes. Lorsque la pression est saisonnière, c’est compréhensible – et utile par exemple aux étudiants qui peuvent gagner de l’argent pendant leurs études, rarement de bibliothéconomie ! – ; mais lorsque ce recours devient systématique ?
- Poursuivre l’approximation : on continue la bidouille, on donne un secteur documentaire à un adjoint du patrimoine qu’on aime bien et qui ne se débrouille pas trop mal, sans guère d’espoir de progression de carrière et surtout de revenus, tout en laissant un autre contraint à des tâches ingrates tout en ayant le même statut : on risque à terme et l’explosion sociale, et l’écœurement des bibliothécaires qualifiés, et l’approximation professionnelle dans le service, et la rancune de l’agent ainsi responsabilisé lorsqu’il revoit la maigreur de sa feuille de paye…
- S’interroger non sur le statut de l’adjoint du patrimoine, mais sur son métier : il n’est pas censé gérer des contenus, ni avoir des talents informatiques, ni apporter des conseils documentaires ? Soit, mais on sait ce qu’on attend essentiellement de son travail concret. Peut-on définir cette spécificité ?
Les premiers obstacles à la définition d’un métier d’adjoint du patrimoine sont en définitive les professionnels recruteurs : ce recrutement s’effectuant sans concours, il permet seulement d’affecter un pion dans un case vide, dût cette case requérir un agent disposant d’une qualification effective, au mépris de l’évaluation des dites compétences comme de la rémunération et de la reconnaissance sociale de l’agent.
Au fond, je crains qu’on ne puisse pas reconnaitre un jour un métier d’adjoint du patrimoine, non parce que ce serait conceptuellement impossible (on pourrait en effet imaginer un mix entre les fonctions internes de manutention et de recadrage et des fonctions au public d’accueil et d’accompagnement -ne serait-ce qu’à la manipulation des automates et autres outils mis à disposition des usagers, le tout appuyé sur des formations ad hoc), mais parce que la réalité du fonctionnement des BM en gêne considérablement la réalisation concrète dans la plupart des cas. Ces collègues, errant dans un no man’s land professionnel après un recrutement à la tête du client, s’exténuent ou « s’éclatent » selon l’opportunité de l’emploi qu’ils occupent au gré de leurs changements d’affectation, et restent fonctionnellement en espérance d’un autre concours ou emploi qui, enfin, leur donnerait accès à une sphère réellement professionnelle.