Bertrand Calenge : carnet de notes

vendredi 11 décembre 2015

Permanence bibliothécaire…

Filed under: Non classé — bcalenge @ vendredi 11 décembre 2015

Après 41 années d’activité professionnelle assez intense dans les bibliothèques, je m’apprête à prendre ma retraite dès le premier jour de l’an 2016.

C’est vraiment une retraite au sens professionnel, un « retirement » comme disent éloquemment les Anglais. Pour de multiples raisons, j’ai fait le choix délibéré d’arrêter toute activité bibliothécaire, de passer à d’autres centres d’intérêt. Je n’ai pas envie de m’imposer sur un terrain occupé si longtemps, au risque inévitable de scléroser ma pensée et mes réflexes. Je laisse aux nouvelles générations le soin d’apporter leurs idées géniales et bien sûr leurs erreurs. Donc c’est ici mon 149e et dernier billet de ce Carnet de notes, mon dernier article en tant que bibliothécaire, après l’entretien que Bambou – le blog de la MIOP – m’a fait l’honneur de me demander il y a un mois.

Un dernier billet, ça tient un peu d’une récapitulation, ou au moins d’une esquisse de bilan, d’un ultime message.  Je me contenterai de vous proposer juste une réflexion ou deux, nées de près d’un demi-siècle de traversée bibliothécaire quand même pas mal agitée : changements de modèles, intrusion du numérique, place politique de la bibliothèque, etc. !!  Après tout ce temps, et tous ces bouleversements, s’impose pour les bibliothèques  – de mon point de vue  – la persistance de fondamentaux, bien plus que la sidération devant les innovations….

"Je pompe, donc je suis"

                                                              « Je pompe, donc je suis »

Quatre théorèmes pour la bibliothèque

  • La bibliothèque n’est pas un acteur terminal de la « chaîne du livre », elle constitue en elle-même un système original et très ancien, dont l’objectif est de collecter et mutualiser les documents (ces traces de connaissance, de création, de savoir…) dans une perspective d’enrichissement des populations. Jean-Michel Salaün, dans un petit livre lumineux, « Vu, lu, su », explique à la fois que la bibliothèque représente le media le plus ancien et celui qui connait le plus de succès (un rapport d’OCLC  évaluait à 1 million le nombre de bibliothèques dans le monde, 16 milliards le nombre de documents ainsi collectés, et relevait qu’un habitant de la planète sur 6 est inscrit dans une bibliothèque) :

« Dans l’Antiquité par le travail des scribes, puis par les moines copistes, plus récemment par le prêt entre bibliothèques et aujourd’hui par la numérisation et la mise en ligne des documents, les bibliothèques nourrissent leur écosystème. La bibliothèque est donc une entreprise de service fondée sur le partage. Le cœur de son métier n’est pas, comme pour l’édition, de produire des biens (des objets tangibles ou intangibles, pour nous des documents) et de s’en départir, ou comme le spectacle de transmettre directement des informations au spectateur, mais d’enrichir des entités humaines par l’accès à des documents ou plus largement par l’accès au savoir contenu dans ces documents que la bibliothèque accumule »

Quoi que puisssent inventer les bibliothèques en termes d’innovation, il me semble que cette vocation première de collecte des traces à l’intention des hommes et des femmes demeure la fonction essentielle de la bibliothèque. Peu importe que nous soyons parait-il entrés dans l’ère de l’abondance de l’information, la fonction demeure… Peu importe également que le livre voisine avec l’URL ou le fichier numérique, tant que tous font trace et sens pour un « lecteur ». Tout cela inscrit  la bibliothèque dans un temps long, comme le relève encore J.-M. Salaün :

« Média le plus ancien, c’est aussi celui où l’on peut s’abstraire du cycle trop rapide des médias plus jeunes qui tend à écraser les informations par leur renouvellement continu et à perdre l’attention du lecteur dans une surabondance. Le flot des médias contemporains est trop puissant, trop abondant pour autoriser un filtrage efficace. On va à la bibliothèque pour y découvrir, dans le calme, des documents que les autres médias noient dans le flux insatiable de leur production. On utilise les services d’un bibliothécaire ou d’un documentaliste afin de retrouver des informations utiles perdues dans le chaos général. Ainsi la bibliothèque est-elle le média du temps long, s’adaptant à l’évolution des sociétés et tempérant la précipitation des médias plus jeunes, plus tempétueux et plus éphémères. »

 

  • Qui dit collecte, conservation et partage dit nécessairement sélection, tant l’abondance informationnelle impose le principe de réalité à toute entreprise mémorielle. Chacun se rappelle Funes, ce personnage d’une nouvelle de JL Borges (dans Fictions), qui ne savait pas oublier, et dont Borges relève d’ailleurs : « Je soupçonne cependant qu’il n’était pas très capable de penser. Penser c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n’y avait que des détails, presque immédiats. » La mémoire totale paralyse. Jusqu’à notre époque, les éditeurs, mais aussi les guerres et catastrophes, comme la consomption des supports, se chargeait d’effectuer un tri et un filtre dans les collections accumulables. Désormais, à l’heure du numérique, il faut bien mettre la main à la pâte et oser effectuer cette sélection et ce filtrage en amont de leur inclusion dans le stock bibliothécaire.
    Ce n’est pas qu’une question de masse critique à collecter, ordonner et partager, c’est aussi une question d’intelligence de cette mémoire. Umberto Eco relève l’importance du filtrage dans la construction de la culture (notamment dans « Entretiens sur la fin des temps« ), en s’interrogeant d’ailleurs sur la capacité d’Internet à endosser cette fonction essentielle. Il y revient d’ailleurs très souvent :

« Une des grandes fonctions de la culture est d’imposer un savoir partagé par tous. Cela ne veut pas dire immuabilité de ces connaissances. Mais même leur nécessaire mise en question, même la révolution ne peuvent avoir lieu sans qu’existe cette base du savoir partagé : pour que Copernic puisse affirmer que la Terre n’est pas au centre de l’Univers, il faut qu’on ait accepté auparavant la théorie de Ptolémée qui disait le contraire. Il existe une sorte de Larousse encyclopédique admis par tout le monde, même si celui d’un homme de 70 ans est plus fourni que celui d’un jeune de 25 ans. Internet peut signifier à terme la mise en miettes de ce Larousse commun au profit de six milliards d’encyclopédies, chaque individu se construisant la sienne, chacun pouvant à loisir préférer Ptolémée à Copernic, le récit de la Genèse à l’évolution des espèces. Nous courons le risque d’une incommunicabilité complète, l’impossibilité d’un savoir universel… Evidemment, les contrôles traditionnels continueront de s’exercer, notamment par l’école, mais ils entreront de plus en plus en conflit avec les revendications particulières. Revendiquer sa propre encyclopédie est typique de la bêtise ! La culture est là justement pour empêcher les Bouvard et Pécuchet de triompher » (Umberto Eco, entretien dans Télérama, 10/10/2009).

Dans ce contexte nouveau, on peut se demander si les bibliothèques elles-mêmes n’ont pas à jouer elles aussi cette fonction de filtre, au moins à leur niveau, et donc devenir en quelque sorte les éditeurs des collections qu’elles constituent et transmettent. On se savait sélectionneur compte tenu des moyens limités alloués aux politiques d’acquisition, on se confirme presque éditeur dès qu’il s’agit de lancer des campagnes de collecte du dépôt légal du web, nécessairement sélectives et appuyées sur un projet intellectuel. Ce chantier en est au début de sa maturation, mais il devra sûrement être conduit.

Un point important et préoccupant : cette sélectivité quasi-éditoriale est complexe, elle devrait pouvoir s’exercer le plus librement possible sur l’ensemble des productions intellectuelles documentées. Je voudrais juste relever qu’il serait très dommageable à cette institution de mutualisation publique qu’est la bibliothèque de se voir contrainte par le rétrécissement de l’accès à l’information, confisqué par des intérêts privés de plus en plus avides. Et je constate malheureusement que la France, pays emblématique d’une culture qui se veut universelle, est un des pays les plus frileux qui soit en matière d’ouverture voire de reconnaissance du domaine public…
 

  • La bibliothèque construit efficacement le partage de ses ressources en les confrontant à la réalité historique de la société,dans un jeu à la fois diachronique et synchronique. Conserver pour conserver est sûrement nécessaire, mais de mon point de vue manque de dynamique. Tout l’intérêt de la bibliothèque est de confronter cette mémoire accumulée aux préoccupations, tensions et interrogations de ses contemporains. Ce faisant, elle s’inscrit de façon délibérée dans l’actualité de la société où elle exerce. Je cite souvent l’exemple du succès important remporté par la BM de Lyon lorsque son exposition d’estampes anciennes sur le thème de « La catastrophe » se trouva coïncider avec le terrible tsunami qui ravagea le Sud-est asiatique en 2004 : l’émotion d’aujourd’hui pouvait ainsi se nourrir d’une généalogie, et l’ancienne estampe prenait une actualité singulière. Inversement, la bibliothèque doit être attentive à l’actualité des problèmes et interrogations contemporaines, afin de savoir en nourrir l’approfondissement au moyens de ressources mémorielles choisies. On est ainsi conduit à penser la collection dans son historicité, tout en la pensant dans son actualité, l’environnement social et culturel contemporain constituant la navette qui tisse la compréhension sur le métier de la connaissance. C’est fondamentalement une vision exigeante de la bibliothèque dynamique, relevée d’ailleurs par Daniel Parrochia :

« Bien sûr, la bibliothèque doit continuer de conserver, retenir, thésauriser, accumuler, certes, car le « multiflot » des connaissances est aujourd’hui si diffus, ses sources si multiples, ses chemins si divers et sa durée si « volatile » que le laisser à lui-même conduirait non seulement à sa dispersion ou à son « évaporation » mais, localement même, à l’impossibilité de sa propre circulation.[…] Mais la bibliothèque doit aussi assurer, selon nous, une fonction de circulateur. Elle doit être, comme nous l’avons déjà suggéré, un accélérateur du savoir et de la recherche. Tel l’Ars inveniendi leibnizien, elle doit pouvoir stimuler le développement des connaissances, favoriser les rencontres, les télescopages d’idées nouvelles et, par conséquent, l’interaction et la combinaison des savoirs existants. Concentrant localement les flots d’information, elle doit être ainsi capable de favoriser leur mixage, afin de susciter de nouvelles ressources, et de relancer ainsi la machine informationnelle »  

 

  • Arrêtons de parler de « la » bibliothèque : la réalité de l’institution réside dans les capacités actives de médiation des bibliothécaires !  Cette dynamique-là ne se construit pas ex nihilo, par le seul miracle de ressources accumulées et proposées à une population. Elle exige une mobilisation des acteurs. C’est sans doute, à mon sens, la principale émergence de ce dernier demi-siècle : bien plus que l’informatique ou le numérique, c’est  l’urgence de la médiation humaine des connaissances qui est réclamée pour construire du sens. Les bibliothécaires (et les autres acteurs professionnels œuvrant dans les bibliothèques et autour d’elles) peuvent entrer en scène ; mieux, ils le doivent. A eux de mobiliser les échanges, de dynamiser les partages, d’inventer la surprise, bref de donner du sens au Léviathan informationnel toujours plus énorme. C’est un magnifique défi pour les nouvelles générations de professionnels !  Il faut le réussir !
"Fais-le ou ne le fais pas. il n'y a pas d'essai"

« Fais-le, ou ne le fais pas, mais il n’y a pas d’essai »

 

A bien y réfléchir, voilà les principales leçons que je tire de ma traversée des bibliothèques, dans leur version la plus épurée et la plus essentielle. Bien sûr, les conditions de ce merveilleux métier évoluent sans cesse et ô combien, mais  les fondamentaux demeurent solidement ancrés, je crois.

A vous d’inventer la suite !!

 

Post-Scriptum très personnel et indécrottable. Oui, je cesse mes activités bibliothécaires. Désormais, c’est la photographie qui constitue mon nouvel horizon. Mais j’aime bien rattacher des morceaux qui vont ensemble. Et c’est comme contributeur « civil » (membre du public) que je participe activement à l’entreprise de mémoire photographique régionale de la BmL (Photographes en Rhône-Alpes), qui associe numériquement collections anciennes et contributions contemporaines de photographes amateurs ou professionnels, sous la dynamique impulsion de bibliothécaires passionnés. Une belle illustration de ce que j’ai essayé de décrire, il me semble ?!

Photographes en Rhône-Alpes (BmL)

Photographes en Rhône-Alpes (BmL)

 

 

samedi 21 février 2015

Les bibliothécaires médiateurs, justement….

Filed under: Non classé — bcalenge @ samedi 21 février 2015

Dans mon dernier billet, j’évoquais la « tension » entre deux facettes du métier de bibliothécaire aujourd’hui : le bibliothécaire de données et le bibliothécaire médiateur de savoirs. J’espère avoir bien expliqué que ces deux facettes devaient se considérer comme indissociables, et je pressens que le devenir de ces experts des données nourrit bien des espoirs. Néanmoins, j’avoue ma compétence limitée dans ce domaine, et c’est avec conviction que j’ai choisi de me tourner vers la facette médiatrice pour produire un petit livre qui vient de sortir aux éditions du Cercle de la Librairie :

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Pourquoi se pencher sur cette évidence d’une médiation des connaissances ? J’avoue que les raisons en sont toutes personnelles :

  • Si le défi posé par l’émergence du traitement des données est scientifiquement majeur et intéresse tous les milieux de la recherche (comme d’ailleurs toutes les sociétés privées « tritureuses » de données, pour leur plus grand bénéfice), je reste culturellement attaché au défi posé par la plus grande partie de la population, attentive à découvrir, apprendre, savoir, s’en tirer, tracer son semblant de route, se repérer, échanger, partager, comprendre…… Face à ces personnes, la technicité du traitement des données est – pour parler médicalement – un traitement de seconde intention. Ce dont ils ont besoin, c’est de cette médecine généraliste – voire d’urgence -, parfois mâtinée de spécialistes, qui saura avant tout les écouter et les accompagner.
  • Le terme de médiation est de plus en plus galvaudé, et on le trouve mis à toutes les sauces – sociale, juridique, diplomatique, etc. J’ai voulu replacer cela dans le contexte particulier des bibliothécaires, pour lesquels la transmission des savoirs est un impératif premier. Même et surtout s’il ne se limite pas à communiquer des livres ou autres documents. Peut-être une façon de chercher à identifier un fondamental de ce métier ?
  • Dans le galvaudage de la médiation, je relève en particulier la tendance singulière à vouloir faire de techniques, plugins et autres dispositifs techniques  des outils majeurs de médiation. Et là je m’insurge : non, ces techniques ne sont pas médiatrices par elles-mêmes, ce sont juste des outils possibles pour une médiation, comme le sont des rayonnages, des ateliers, ou toute autre façon d’amener les bibliothécaires à rencontrer leurs publics, ou les publics à se croiser et échanger voire produire ensemble.
  • Justement, la technique est un vice très bibliothécaire, comme les procédures et les méthodes-clés-en-mains. Et il me semble qu’au-delà de toutes les procédures normées et les dispositifs techniques, le plus important est de partir à la rencontre de tous ces publics, pour inventer à leurs côtés les meilleurs moyens d’apprendre et de partager des savoirs. Certes, cela ne se fait pas de façon spontanée (il faut singulièrement faire évoluer le mode de fonctionnement de la bibliothèque), mais il est important de laisser de la place à l’imagination, aux expériences, à l’éphémère…

Au fond, je suis persuadé que si les bibliothèques doivent toujours s’appuyer sur la généalogie de leurs collections (indispensable à la construction de citoyens conscients de la société dans laquelle ils vivent), elles doivent parier d’abord sur l’intelligence de leurs bibliothécaires pour s’ouvrir à tous les débats, se colleter à toutes les interrogations (et Dieu sait que ces dernières semaines n’en sont pas avares !), s’aventurer dans la promotions des échanges, des questionnements, et se lancer dans l’arène des débats. Les flux numériques comme les évolutions des usages et attentes conduisent à engager les politiques documentaires, comme les politiques de services ou les politiques culturelles, dans cette direction, qui n’est pas tant nouvelle que devenue essentielle.

Je ne propose pas de méthodes éprouvées, de normes , de techniques. Juste un ouvrage de conviction que j’espère voir partagé-er.

A vous de voir….

vendredi 6 février 2015

Entre « data librarians » et médiateurs du savoir

Filed under: Non classé — bcalenge @ vendredi 6 février 2015

Notre siècle encore débutant, baigné dans le numérique et tellement nourri d’incertitudes, voit s’affirmer progressivement deux modalités du métier de bibliothécaire, ou plutôt en rend plus aiguisées deux dimensions distinctes : l’ingénieur plongé dans le traitement et l’exploitation des données, et le médiateur plongé dans l’accompagnement de publics en soif d’apprendre.

Data librarian, le bibliothécaire de données

Jusque-là consacré à la génération et à l’exploitation des métadonnées des notices bibliographiques – qui ont pris la suite de ce bon vieux catalogage -, le bibliothécaire expert sait que de plus en plus son activité ne peut plus se cantonner à son seul catalogue : déjà, les collections s’enrichissent de ressources électroniques dotées de leurs propres métadonnées, les chercheurs produisent des travaux eux-mêmes truffés de données, sans parler des données véhiculées par le web. Et voilà en outre que se profilent les fameuses big data, ces données massives  proliférantes. Cette évolution est encouragée par le fait que les bibliothèques doivent disséminer leur ressources, puisque justement le web est la fenêtre que l’internaute ouvre sur le monde : les bibliothèques numériques sont une forme éminente de cette dissémination. Et parallèlement, l’utilisateur élargit le champ de sa requête à toutes ces ressources, au-delà des strictes ressources des collections.

Or structurer ces données (toutes les données !), les articuler autour d’autorités qui en assureront la cohérence, les exploiter, les visualiser, tout cela réclame de nouveaux savoir-faire que commencent à aborder les experts du RDA et de FRBR. Ces savoir-faire sont également appelés à se développer dans quatre domaines au moins :

  • Evidemment les acteurs des gigantesques réservoirs de données de bibliothèques : l’ABES, OCLC, la BnF, etc.
  • Le domaine de la publication de la recherche, qui demande un accompagnement des chercheurs pour assurer une telle structuration (nettoyage des données, accordement avec des autorités, etc.)  : Olivier Le Deuff en a fait un projet qui réclame d’associer bibliothécaires et chercheurs, Hubic. Parallèlement, l’exploitation ultérieure des données de la recherche est un champ important de développement d’outils, de techniques, voire de concepts, comme on le devine à travers les « Humanités numériques » émergentes et protéiformes. N’est-ce pas ce type de profil que désigne ce nouveau type de profil d’emploi, data librarian ou bibliothécaire de données ?
  • Les industries ou agences de l’information (des moteurs de recherche aux réseaux sociaux, en passant par tous les organismes publics appelés à traiter des données statistiques – notamment –  de multiples origines) sont également friandes des experts en nettoyage et structuration de données, et les plus grandes écoles du monde en sciences de l’information (réunies dans le réseau iSchool ) savent désormais que leurs diplômés doivent élargir leur profil au-delà des bibliothèques et de la documentation, et l’affirment sans ambages : désormais, elles forment des « data scientists » !
  • Enfin les équipes bibliographiques des établissements ayant mission en ce sens, compte tenu du caractère rare ou singulier de leurs collections : les catalogueurs vont devoir affronter un singulier changement de méthodes, mais aussi de périmètre !

Bref, de nouveaux profils commencent à apparaître avec force (de tous niveaux, experts et techniciens), et il est clair que le traitement de la donnée va transformer nombre de bibliothécaires de demain (et pas seulement eux !). Data librarians ou « bibliothécaires de données » – et data scientists dans le contexte des industries de l’information –  sont les nouveaux soutiers de ce monde envahi de données, chargés de mettre en ordre cette prolifération, dans le domaine de la recherche, de la statistique, de l’information bibliographique, e tutti quanti !… Cette orientation est bien autre chose que le retour du vénérable catalogueur : ce dernier donnait à lire « sa » collection, le bibliothécaire de données veut donner à lire le monde ! Peut-être en revanche est-ce là  un nouvel avatar de la bibliothèque de Babel ?

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D’où tu parles ?

Cette évolution complexe, ardue, et somme toute séduisante, est née dans des univers singuliers, les univers des données, qu’ils appartiennent au monde de la recherche, de l’industrie, des agences d’observation du monde (Insee, Interpol, …) ou des entrepôts de catalogues. Bref, de très nombreux acteurs appelés à produire, organiser et diffuser des données ou du moins les analyses et résultats qu’elles autorisent à poser. Cette évolution, donc,  innerve progressivement l’ensemble des acteurs des bibliothèques, ne serait-ce qu’au travers des bibliothèques numériques, toujours plus nombreuses. D’ores et déjà, les mémoires d’élèves conservateurs sur la question se multiplient, tels ceux, récents, de Rémi Gaillard, d’Amandine Wallon ou d’Elydia Barret.

Néanmoins, les bibliothécaires confrontés d’abord à des publics abondants doivent faire face à d’autres défis : répondre aux besoins d’accompagnement de ces publics – aux compétences informationnelles très hétérogènes et souvent peu aiguisées – dans leur désir d’apprendre. Et ce n’est pas réinventer ici la distinction entre bibliothèques publiques et bibliothèques universitaires  : les bibliothécaires de lecture publique conseillent des livres, montent des programmes culturels, organisent des ateliers numériques, répondent aux questions du tout-venant ou produisent articles, dossiers, blogs, etc. ; les bibliothécaires universitaires développent des formations pour accroître les compétences informationnelles des étudiants, s’ingénient à organiser une veille à l’intention de la communauté universitaire, répondent eux aussi aux questions diverses, etc. Dans ces activités, tous sont d’abord aux côtés de ces publics, déployant des trésors d’ingéniosité pour débrouiller les demandes des utilisateurs, pour repérer les informations idoines, pour les accompagner : dans cette position, ils se montrent médiateurs des connaissances. Et, par rapport aux techniques et savoir-faire déployés par les data librarian,  ce sont d’autres compétences qui sont requises : dialogue, art de chercher, art d’écrire, sens de l’écoute, ouverture aux partenariats, sens de l’ergonomie, ouverture à la participation, capacité de production de contenus, etc. Si je devais caricaturer leurs positions respectives, je dirais que le bibliothécaire de données travaille sur le back-office, et que le bibliothécaire médiateur est plongé dans le front-office.

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Deux facettes d’un même métier ?

La dimension médiatrice du bibliothécaire immergé auprès de ses publics me semble une piste inestimable à l’heure où s’exaspèrent les tensions, les anathèmes, les incompréhensions, et – plus que la peur – le besoin de comprendre ce qu’on est et ce que sont les autres, ce qu’on croit savoir et ce qu’ils peuvent nous apprendre, bref vivre en partageant et en apprenant. A titre personnel, je reconnais suivre davantage ce chemin que celui du traitement des données. La ‘voie’ des données permet de travailler en profondeur sur l’organisation des données et les représentations qu’elles autorisent, la ‘voie’ de la médiation met l’accent sur les exigences socio-cognitives et sur l’immersion du bibliothécaire dans la collectivité. Chacune des deux voies offre des opportunités indéniables, et je pense indissociables… Il n’est besoin que de considérer comment médiation et outils de données s’interpénètrent dans ce qu’on appelle la médiation numérique d’information, si celle-ci ne se cantonne pas à accumuler les outils derrière lesquels se cacherait le bibliothécaire…

Comme je suis attaché à la richesse des potentialités de notre métier, j’ai tendance à croire que ces deux formes d’exercice, si différentes qu’elles puissent paraître, sont au fond deux volets d’une même activité. Et en effet les points communs sont nombreux sous l’angle des services de bibliothèques de statut public : comme la compréhension des données et de leur structuration est indispensable au médiateur qui veut promouvoir les savoirs comme accompagner les publics, et c’est en s’accordant aux besoins et pratiques des utilisateurs – chercheurs ou non – que le data librarian peut les assister au plus près de leurs besoins ; et dans les deux cas tous deux sont au service d’une collectivité et nourris des même exigences déontologiques, et tous deux ont besoin de développer une large et solide culture comme une grande curiosité.

Pourtant, je devine que la technicité de plus en plus sophistiquée du traitement des données entraîne les data librarians (?) vers une spécialisation accrue (notamment dans les champs de la recherche, des statistiques, des agences de données, etc.), comme je pressens que l’exigence sociale et les inquiétudes de nos contemporains réclament une forte attitude proactive et des compétences accrues dans le champ de la médiation des savoirs (bibliothèques universitaires étudiantes et bibliothèques publiques). J’espère seulement que les deux activités-métier ne s’ignoreront pas, et respecteront dans la spécialisation de l’autre la part importante qu’ils se doivent réciproquement pour conduire leurs propres tâches. Toutes deux sont appelés à voisiner et coopérer au service d’un même public, d’une même collectivité, toutes deux se croisent nécessairement : pas d’interfaces ou d’itération dans les résultats des traitements de données sans médiation d’accompagnement, pas d’activité de service documentaire sans utilisation de données solidement structurées et maîtrisées…

 

jeudi 9 octobre 2014

Quelles politiques documentaires en environnement hybride ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ jeudi 9 octobre 2014

Il y a quelques mois, j’invitais les acteurs des contenus dont les bibliothèques tentent de résoudre la difficile équation des ressources imprimées et numériques dont nous faisons collections et médiation, à apporter leur pierre à une journée d’étude proposée par le groupe Poldoc. Les propositions ont été nombreuses, au point que les membres du groupe (réanimé) ont du débattre longtemps avant de concocter un programme alléchant.

Avant de faire quelques commentaires et explications, allons à l’essentiel : la journée d’étude sur le thème rappelé en titre de ce billet se tiendra à l’enssib, le jeudi 13 novembre prochain. L’inscription est nécessaire mais gratuite, et toutes les informations sont accessibles sur cette page. La journée se déroule dans 5 semaines, mais il reste pas mal de places, même si plus de 60 personnes y sont déjà inscrites.

Volontairement, nous avons repris l’expression de bibliothèque hybride. Non pour asséner un programme totalement axé sur le numérique comme c’est souvent le cas, mais pour questionner l’ambivalence, rencontrée en ayant à comprendre et gérer des supports ou sources tellement distincts, des usages très variables, et des pratiques professionnelles disparates. La bibliothèque hybride anticipée par le rapport Follett (et par l’article de Peter Brophy en France) est bien présente ! Nous ne sommes jamais totalement numériques, ni totalement imprimés et supports matériels : les sources, les usages et les habiletés professionnelles obligent à jongler entre les deux, ou plutôt avec les deux. Le pari du groupe Poldoc, et je crois de la politique documentaire, n’est pas de cantonner cette ambition à des constats professionnels, mais de s’ancrer dans les changements de perception, de réception et d’usage de la connaissance  mise en forme et dynamisée au profit de nos contemporains. Oui, le monde des bibliothèques est hybride, parce que la société l’est aussi.

Et comme je m’adresse à des professionnels de la transmission des savoirs, je sais que cette hybridation, évidemment complexe, nous interpelle tous…

Et puis, surprise, la journée offrira aussi l’occasion de présenter le nouveau site de ressources Poldoc, beaucoup plus ouvert et collaboratif que l’actuel, qui est devenu obsolète.
Et de rendre hommage à nos collègues catalans qui ont lancé récemment pour l’Espagne un autre groupe de réflexion et de collecte sur les politiques documentaires, qui évidemment se nomme aussi Poldoc !

Voilà le programme de la journée, élaborée par le groupe Poldoc (français !) dont je salue la conviction… Il ne vous reste plus qu’à vous y inscrire !!! c’est le 13 novembre !

Programme :

  • 9h : Accueil
     
  • 9h15 : Ouverture de la journée
     
  • 9h25 : Invité d’honneur : Lluis Agusti, directeur du département de bibliothéconomie de l’Université de Barcelone, présente le  groupe Poldoc Hispanic (http://bd.ub.edu/poldoc/), créé en 2013
     
  • 9h45 : Rendre visible les ressources numériques dans les espaces physiques de la bibliothèque – Frédéric Souchon, SCD de l’Université de Paris 5     
     
  • 10h30 : Quelle place pour les ressources numériques « alternatives » dans les bibliothèques publiques ? – Hans Dillaerts, maitre de conférences, Université de Montpellier3
     
  • 11h15-11h30 : pause
     
  • 11h30 : Les lecteurs et le catalogue sont la collection : politiques documentaires et  acquisitions PDA (“Patron driven acquisitions“) – Cristobal Urbano, professeur, Université de Barcelone
     
  • 12h15 : Ressources numériques et marchés publics : l’expérience en demi-teinte de la Médiathèque départementale du Puy-de-Dôme. Enjeux, outils, perspectives – Renaud Aïoutz, Médiathèque départementale du Puy de Dôme
     
  • 13h–14h15 : Déjeuner libre
     
  • 14h15 : Collections hybrides et conservation raisonnée – Carole MELZAC,responsable du département ADELE (achats documentation électronique) et  Yann NICOLAS, responsable du département études et projets, ABES
     
  • 15h : Faire du neuf avec des vieux papiers : la « réalisation » de la dimension patrimoniale d’une collection très spécialisée…- Sadri Saieb et Mostapha Najem, Institut suisse de droit comparé, Lausanne
     
  • 15h45-16h : pause
     
  • 16h : Quelles activités et compétences pour un responsable documentaire en environnement hybride ? – Agnès Escoffier, Médiathèque intercommunale Ouest-Provence
     
  • 16h45 : La politique documentaire est-elle soluble dans la bibliométrie et dans les compétences informationnelles ? – Laurence Tarin, bibliothèque de l’Ecole des Mines
     

 Et donc, pour vous y inscrire, c’est ici !

 

samedi 5 avril 2014

Mon désespoir est grand, et ma colère aussi

Filed under: Non classé — bcalenge @ samedi 5 avril 2014

Tout le monde des bibliothèques est au courant, je pense, de l’annonce par le CNFPT de sa décision, à partir de 2015,  de ne plus contracter avec l’enssib pour assurer la formation des conservateurs territoriaux, en partenariat avec l’INET, école supérieure de formation de la fonction publique territoriale. Confirmation devrait en être donnée le 9 avril prochain, date du CA du CNFPT. L’ABF s’en est d’ailleurs largement émue, ainsi que d’autres associations professionnelles et l’interassociation des professions des bibliothèques et de la documentation.

Cette annonce est catastrophique. Non parce que des enjeux pédagogiques seraient en jeu : l’enssib a volontiers retravaillé cette formation pour la rendre la plus pertinente possible, et le CNFPT a étroitement réfléchi avec elle pour définir l’actuel programme de la formation. De même  des comités de suivi de la formation des conservateurs territoriaux ont plusieurs fois par an ajusté nombre d’éléments dans ce cadre (je le sais, en y ayant participé activement). Le directeur de l’INET a d’ailleurs salué la qualité de la formation dispensée, lors d’un récent conseil d’administration de l’enssib, et en termes élogieux. Nul ne pense pour autant que la formation est parfaite et idéale : les élèves les premiers souffrent de devoir assumer cette période intensive, alors qu’ils imaginent volontiers pouvoir se passer de ce sas formateur avant d’entrer dans les établissements qui les espèrent. Et chaque année les organisateurs de la formation passent un temps infini à peaufiner et réviser les contenus et modalités qui nourriront leurs collègues en devenir, en conviant des experts et acteurs de tous bords – élèves compris – pour témoigner, débattre, enseigner, communiquer leur passion d’un métier commun.

rayons

Transversalités

Pendant la majeure partie de ma carrière – près de 40 ans ! -, j’ai travaillé dans les bibliothèques territoriales. BCP du Cantal d’abord, puis de la Martinique, puis celle de la Saône-et-Loire en réussissant – je crois – le cap de la décentralisation et en étant le premier président de l’ADBDP (alors ADBCP). Au Ministère de la Culture ensuite, je n’ai eu à traiter que des questions concernant ces collectivités : le concours particulier de la DGD, les BMVR, …,  et surtout les nouveaux statuts territoriaux, et les textes qui allaient organiser leur formation future en homologie avec leurs collègues de la fonction publique d’État. L‘Institut de formation des bibliothécaires (IFB) que j’ai ensuite « créé » et dirigé, s’est chargé pendant plusieurs années de donner une formation commune aux cadres bibliothécaires, des deux statuts et ensemble, en accord avec le CNFPT. Quelques années plus tard, j’ai rejoint la BM de Lyon, pour assister et accompagner les collègues – évidemment territoriaux – : je crois leur avoir été utile. Et en ayant maintenant rejoint l’enssib, j’ai été heureux d’y voir côte à côte la communauté de mes collègues, qu’ils soient de statut territorial ou d’État. Bref, si je fais le compte, l’univers des bibliothèques territoriales imprègne mon curriculum, comme je suis également heureux d’être conservateur d’État, tant je n’ai jamais vu de différence entre les deux métiers.

Je n’imagine pas un seul instant qu’on me taxe de tropisme « étatique », tant mon histoire comme mes relations et mes réflexes sont nourris de cette territorialité. Aussi, l’annonce brutale et inattendue de ce repli me sidère. J’en appelle à tous les collègues qui, en formation initiale ou continue, auprès de conservateurs d’État ou territoriaux, de bibliothécaires de tous statuts, d’assistants, bibliotechniciens et BIBAS indifférenciés, ont délivré uniment les mêmes convictions et démonstrations. Eux aussi vivent cette unité profonde d’un métier au service de leurs concitoyens, et encouragent un regard unifié sur des problématiques qui ne peuvent que se recouvrir et s’entrecroiser : les universités sont partie intégrante des villes, leurs publics se recouvrent, toutes deux partagent le même destin et des projets nécessairement communs (notamment à travers les problématiques régionales et départementales, voire métropolitaines).

Laissez-moi encore convoquer ma mémoire. Le dernier quart du XXe siècle a été une longue entreprise pour élaborer justement les ponts qui pouvaient justement permettre à tous les conservateurs de bibliothèque  (et bibliothécaires : il ne faudrait pas les oublier !) ce terreau commun d’une formation ensemble, et aussi – ne l’oublions pas – d’une mobilité accrue et facilitée. Certes, la question de la mobilité se posait dans tous les métiers des fonctions publiques, et Michel Rocard a su mettre en route cette homologie. Côté bibliothèques, peut-être avions-nous le nez creux, tant le rapprochement des compétences nous paraissait évidente : les villes se saisissaient déjà de la vie de leurs citoyens étudiants, les universités appelaient déjà  les collectivités locales pour se structurer et se moderniser immobilièrement. On y est arrivé. Formation commune, souvent contestée (évidemment !), mais génératrice d’une richesse infinie : déjà, nombre de conservateurs d’Etat exerçaient en « lecture publique » (j’en suis un comme aujourd’hui mes collègues des bibliothèques municipales classées), et depuis nombre de personnels territoriaux ont expérimenté les milieux de l’enseignement supérieur. Les mobilités s’intensifient entre les fonctions publiques, au moins pour les conservateurs et bibliothécaires : je connais vraiment beaucoup de ces  corps-cadres d’emploi qui ont exercé dans les deux univers. Et, à ce que je connais, leur compétence antérieure a été à chaque fois hautement appréciée. Pour leurs qualités propres sans doute, mais aussi parce qu’ils avaient multiplié les expériences professionnelles.

 

Camille Claudel – L’âge mur – photo BC, licence CC

Au fond, ce qui unit les bibliothécaires et conservateurs de bibliothèques, ce n’est pas leur statut, pas plus que ce n’est leur métier, c’est la complexité commune de leur fonction : ces « publics », qui sont en fait des concitoyens, ont besoin  de savoir, de s’armer, de comprendre, d’apprendre, et ces savoirs qu’il faut organiser et promouvoir doivent être les plus largement accessibles. Les professionnels réunis s’ingénient à mobiliser des savoir-faire, des réseaux, des partenariats, afin de proposer aux pouvoirs publics de tous types des programmes qui permettront aux publics des ces collectivités de savoir plus, de comprendre mieux, de trouver les outils pour construire notre citoyenneté connaissante. Et la plupart du temps, les cadres des bibliothèques ont une très fine manière de comprendre leur environnement administratif et politique pour y adapter leurs talents, comme ils ont « le nez » pour engager les partenariats nécessaires dans leurs multiples positions. A tel point que le rapport Pêcheur (du nom du conseiller d’Etat qui l’a rédigé)  donnait ces fonctionnaires publics des bibliothèques en exemple évident de la  transversalité d’une souhaitable fonction publique de métier. Je le cite :

« Certains corps et cadres d’emploi se prêteraient tout particulièrement à une
expérimentation pour la création d’un cadre professionnel commun, dès lors que, bien
qu’appartenant à des fonctions publiques différentes, ils ont le même contenu professionnel,
ont d’ores et déjà des déroulés de carrière proches ou semblables, ainsi que des concours et
des formations initiales voisins voire communs, sans compter que certains partagent déjà la
même charte de déontologie. Sont par exemple dans une telle situation la plupart des corps et
cadres d’emploi de fonctionnaires des bibliothèques (…) »

Le statut des conservateurs territoriaux prévoit d’ailleurs, en son article 7, une formation commune avec les conservateurs d’Etat : « Au cours de cette période, les élèves effectuent la même scolarité que les conservateurs stagiaires ayant vocation à accéder au corps des conservateurs de bibliothèques »

 

Ousmane Sow - photo BC, licence CC

Ousmane Sow – photo BC, licence CC

Un retour en arrière

Si le CNFPT confirme sa décision dans un tout prochain CA, c’en est fini de ces réseaux professionnels tissés à travers la formation initiale commune des conservateurs de tous statuts. Je ne mets pas en doute ici le contenu -encore inconnu – de la  formation qu’envisage le CNFPT, mais souligne que le long travail des professionnels des bibliothèques pour se donner des outils communs et une formation commune est aujourd’hui battu en brèche. Une fois disparu, ce passage formateur par une « maison commune » des bibliothèques risque de faire disparaître la compréhension partagée de problématiques communes. Oserai-je rappeler qu’après la disparition du Conseil Supérieur des Bibliothèques, l’Enssib reste l’unique institution fédératrice de tous les types de bibliothèques (oui, tous : car ses masters forment également les cadres des bibliothèques hors fonction publique) ?

Bien sûr, il faut régulièrement auditer la formation dispensée, et la dernière mise à plat  a eu lieu en 2011 (avec le CNFPT !), rénovant totalement le cursus. Mais l’actuelle annonce de « divorce » ne s’appuie sur aucun avis d’expert dans le cadre d’une nouvelle évaluation ! Dans cette affaire, il existe bien plus qu’une dissension sur des méthodes pédagogiques ou des contenus de formation. De multiples enjeux s’y croisent, bien éloignés de l’intérêt des bibliothèques : pour le CNFPT organiser la fluidité des emplois, pour l’INET atteindre une masse critique d’élèves. Je ne suis pas sûr que les enjeux des bibliothèques municipales et départementales y soient considérés dans leur complexité. Pourtant, Thierry Giappiconi lui-même, membre du Conseil National d’Orientation du CNFPT, soulignait l’intérêt commun des villes (FP territoriale) et des universités (FP d’Etat) en matière de mutualisation !

Ce qui est en jeu également, c’est la reconnaissance d’un statut du conservateur de bibliothèque comme autorité scientifique. La même annonce n’a pas été portée à l’encontre des conservateurs territoriaux du patrimoine, toujours formés par l’INP, le discours dominant affirmant leur scientificité singulière… Si les bibliothèques sont nécessairement actrices des politiques publiques qu’elles servent, leurs bibliothécaires doivent pouvoir affirmer la singularité de la dimension culturelle, surtout à l’heure où les remous électoraux tendront ici ou là à conformer les bibliothèques à des objectifs politiques qu’elles ne peuvent accepter, la chose étant facilitée par l’assimilation des conservateurs de bibliothèques à des administrateurs spécialisés. L’Etat, ayant organisé sa propre impuissance par une décentralisation maximale, semble ne revendiquer même plus l’affirmation concrète d’une communauté culturelle des connaissances au-delà des choix locaux….

Face à cette régression qui s’annonce, mon désespoir est grand, et ma colère aussi. Au fond, c’est comme si des décennies d’efforts partagés étaient jetées par-dessus bord. J’en appelle à toutes celles et tous ceux qui pourront aider à proposer le temps de la réflexion, de l’évaluation, de l’analyse, des enjeux, et enfin des décisions pour des projets cohérents. Et alerteront leurs élus sur l’échéance si proche de cette grave décision.

lundi 10 mars 2014

Politique documentaire et bibliothèque hybride : contribuez à la journée d’étude Poldoc !

Filed under: Non classé — bcalenge @ lundi 10 mars 2014

Une fois n’est pas coutume (running gag…), je relaie l’appel du groupe Poldoc qui, avec le soutien de l’enssib, travaille depuis 1999 sur les politiques documentaires, et notamment leurs outils, leurs processus, leur innervation de l’activité des bibliothèques. Le groupe, qui avait connu une baisse de régime, se relance avec un nouveau site web en préparation (dont le cœur sera toujours le rassemblement des ressources utiles aux acteurs), et maintenant une journée d’étude organisée en novembre 2014 à l’enssib, avec le soutien actif – comme toujours – de cette école. Voilà ce dont il s’agit :

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Le groupe Poldoc propose avec le soutien de l’enssib une journée d’étude

Quelles politiques documentaires en environnement hybride ?

(enssib – 17-21 bd du 11 novembre, 69100 Villeurbanne – le jeudi 13 novembre 2014)

Une perplexité aujourd’hui récurrente dans la définition d’une politique documentaire est l’articulation possible des différents types de ressources, imprimées et numériques notamment, dans un contexte de moyens financiers et humains limités. Le concept de « bibliothèque hybride », né au Royaume-Uni du rapport Follett en 1993, apparait encore pertinent au travers du constat de la réalité des ressources documentaires des bibliothèques. Ce mariage complexe d’une offre numérique et de collections matérielles pose des problèmes de gestion cohérente, de choix stratégiques, de services de médiation, rendus plus complexes du fait de la diversité des usages comme des tensions en moyens.
La journée d’étude se propose de refléter l’approche contemporaine de ces enjeux et de nourrir la réflexion à travers des contributions venues de tous horizons.

Thématiques :

Sont recherchées les approches qui aborderont le caractère hybride des ressources physiques et numériques dans ses dispositions de convergence ou de conflit :

– l’organisation de la documentation en réseau(x), intégrés ou non
– la question de l’évaluation des ressources, tant en termes de pertinence que d’usages
– la structuration de l’information bibliographique et textuelle
– les interfaces d’accès et les  procédures de recherche
– l’intégration dans des procédures et documents homogènes
– la pertinence ou non de la discrimination complémentarité / substitution
– la médiation des ressources et la visibilité du numérique dans le physique et réciproquement
– l’intégration dans le(s) modèle(s) économique(s) de la bibliothèque
– les questions relatives au dilemme entre encyclopédisme, spécialisation ou différenciation
– les compétences, activités et conditions d’exercice des responsables documentaires
– les nouveaux enjeux de la demande dans ce contexte hybride

Les propositions de contribution :

–          Doivent être accompagnées d’une brève présentation qui présente sommairement le sujet traité, et des qualités et coordonnées de la personne qui propose la contribution
–          Doivent être conçues pour des interventions qui ne dureront pas plus qu’une heure
–          Doivent être adressées avant le 1er mai 2014 au groupe Poldoc (à l’adresse : bertrand.calenge@enssib.fr )

Le comité d’organisation étudiera les propositions et donnera sa réponse au plus tard le 1er juin 2014.

Je n’ai qu’un mot à ajouter : envoyez vos propositions !

samedi 25 janvier 2014

La lecture publique, quelle lecture publique ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ samedi 25 janvier 2014

Simultanément ou presque, je rencontre cette semaine un mémoire sur les compétences territoriales en matière de lecture publique, à l’occasion des soutenances de mémoires DCB à l’enssib, et le dernier billet de Dominique Lahary faisant le point sur « la lecture publique intercommunale en 10 leçons« . Ajoutez à cela l’actualité politique qui valide la création des métropoles, le serpent de mer du débat sur les compétences croisées des différents niveaux d’administration locale, et une ambiance de campagne électorale qui débute sur fond de municipales et, par conséquent, d’intercommunalité.

Le cadre de la lecture publique

La définition de cette expression courante est très large, si j’en crois Wikipedia : « La lecture publique est l’ensemble des actions menées autour du livre et de la culture de l’écrit en général. Elle est traditionnellement conduite par le monde des bibliothèques. » La notion est tout sauf évidente, et sa définition première est bien oubliée, telle que le rappelait en 1967 le rapport Dennery sur « la lecture publique en France » :

« En fait, il faut entendre lecture « publique » au sens où l’on prenait autrefois l’instruction « publique » : de même qu’il a tenu à offrir à tous les moyens gratuits de s’instruire, l’État considère qu’il est de son devoir de mettre à la disposition de chaque citoyen les ouvrages dont la lecture peut être agréable ou utile, en enrichissant sa personnalité et en le préparant mieux à son rôle dans la société. Ce sont les principes mêmes qu’a fixés un manifeste de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture : Essentiellement destinée à assurer l’éducation des adultes, la bibliothèque publique doit également compléter l’ œuvre de l’école en développant le goût de la lecture chez les enfants et les jeunes gens… C’est un centre d’éducation populaire offrant à tous une éducation libérale. »

L’appellation originelle étant « bibliothèques de lecture publique », c’est donc par un raccourci abusif que les bibliothèques territoriales se définissent comme « bibliothèques publiques », comme le rappellent régulièrement les responsables des bibliothèques universitaires, qui revendiquent eux aussi cette qualification comme étant également de statut public. La lecture publique couvre en fait l’ensemble des dispositifs visant à mettre en œuvre une volonté politique singulière d’éducation populaire, laquelle se définit comme une éducation du corps social en dehors des dispositifs formels de l’enseignement public (ce qui au passage exclut cette fois-ci les bibliothèques universitaires 😉 ).

Net fantasy

La lecture publique, ce sont les bibliothèques municipales ?

De raccourci en raccourci, on en vient volontiers à dire que la lecture publique, ce sont les bibliothèques municipales et intercommunales. En effet, ce sont elles qui accueillent du public en dehors des cadres éducatifs institués. A trop regarder l’arbre, on ne voit plus la forêt ! Certes, les bibliothèques représentent des lieux particulièrement propice à la dynamisation cognitive et relationnelle du corps social, mais pourquoi revendiquer une telle exclusivité ? Les bibliothécaires passent leur temps à expliquer l’importance du travail souterrain nécessaire pour que le succès public des bibliothèques soit assuré, comme en témoignent les récents débats générés par la pétition de Bibliothèques sans frontières, « Ouvrons plus les bibliothèques ». C’est donc que la lecture publique ne se cantonne pas à des lieux dotés de documentation et largement ouverts au public !

La lecture publique est plus complexe que cela, c’est un appareil de mise en œuvre de la politique de lecture publique dont les bibliothèques municipales sont un aboutissement évident, mais ne sont pas le seul (j’y reviendrai plus loin) : la lecture publique, c’est aussi les BDP qui sans accueillir le public renforcent les moyens documentaires des petites BM, leur apportent expertise et formation, leur permettent d’offrir aux publics des services complémentaires ; la lecture publique, c’est aussi le réseau des agences régional du livre qui favorisent les coopérations, conduisent des enquêtes, etc. ; la lecture publique, ce sont aussi les dispositifs logistiques de soutien à cette activité : apport de cyberbases par la Caisse des Dépôts, offre de notices bibliographiques par la BnF, subventions de l’État et des autres collectivités pour les acquisitions, les constructions, les améliorations, etc. Il est indispensable d’envisager la lecture publique comme une galaxie relationnelle, et non comme un ensemble de points ouverts au public…

labyrinthe

Intercommunalité, subsidiarité, et autres complexités

Dans ces conditions, il va de soi qu’il est impossible de définir aujourd’hui ce que serait une « compétence lecture publique » relève de la mission impossible, sauf à en appauvrir singulièrement la richesse, et à en décomposer très précisément (trop ? je me méfie 😉 ) les différentes composantes, au risque de brider le champ des possibles. Les débats actuels sur les soubresauts des collectivités territoriales doivent être abordés avec prudence dès qu’on aborde le terrain de la lecture publique.

L’intercommunalité en est un bon exemple, sur lequel j’ai déjà glosé : au début, l’État a naïvement pensé qu’une bibliothèque intercommunale était un bloc uniforme se substituant totalement aux bibliothèques municipales pré-existantes. Pourtant on sait bien aujourd’hui, comme je l’avais montré pour Rhône-Alpes, qu’il y a presque autant de cas de figures que d’intercommunalités en matière de lecture publique : une fusion totale parfois, une mutualisation d’outils  logistiques parfois encore, l’émergence d’une bibliothèque singulière à la vocation référentielle sans abolition des bibliothèques locales encore là, etc. Chaque groupe de collectivités municipales organise ses propres modes de collaboration dans le respect des compétences qui lui sont dévolues : or pour la lecture publique, comme il n’y a pas de compétence affectée à des niveaux précis d’administration (le transfert des BCP – ex-BDP – aux départements n’entrainant aucune attribution réglementaire de compétence spécifique), donc on se débrouille, on s’épaule, on négocie…

Parlons également de la subsidiarité, ce principe européen de bon sens qui « consiste à réserver uniquement à l’échelon supérieur – ici l’Union européenne (UE) – uniquement ce que l’échelon inférieur – les États membres de l’UE – ne pourrait effectuer que de manière moins efficace » (réf. Vie Publique), le bon sens voulant l’appliquer à la question des attributions des différents niveaux de collectivités territoriales. Comme la puissance publique nationale a acté la réalité de la décentralisation depuis 1986, ces différents niveaux des collectivités territoriales ont composé un réseau chatoyant d’interventions enchevêtrées dont on constate aujourd’hui que somme toute elles sont très cohérentes. Nulle part ou presque deux bibliothèques relevant de collectivités n’ouvrent leurs portes au même public et de la même façon. Il existe heureusement une régulation raisonnable qui veut qu’on différencie les services. Et le foisonnement, s’il manque de lisibilité (voire de concertation suffisante) profite plutôt aux citoyens. Et les « back-offices » ont loisir de se construire à l’ombre de cette différenciation des fonctions, guidées par les objectifs déduits des compétences de chaque niveau d’administration : par exemple, nul conseil général n’imagine mettre en œuvre ces points d’accueil et de lecture que sont les bibliothèques locales, pas plus que les municipalités n’envisagent de constituer un réseau excédant des limites territoriales… Reste qu’entre ‘back-office’ et ‘front-office’, il y a beaucoup à inventer !

Ce qui manque le plus dans cette nébuleuse des collectivités et de leurs actions en faveur de la lecture publique, c’est la présence de chefs d’orchestre. Dans les communes les plus rurales, les BDP se sont naturellement et heureusement retrouvées dans ce rôle, qu’au fond elles n’assurent pas si mal ! Dans les zones urbaines, c’est un peu le grand carambolage ! De ce point de vue, les métropoles sont une chance à saisir. Il y a tant de choses à faire : gestion collective du patrimoine, magasins collectifs, navettes multipliées, SID collectifs, et puis aussi penser l’urbanisme des bibliothèques de la métropole en ses lignes de flux et points de force…. Rien de tout cela ne dépossède chaque collectivité de l’action culturelle directe auprès de la population, mais peut lui donner force, cohérence et moyens. On verra ce qu’il en adviendra! Les solutions imaginées seront évidemment différentes : espérons que les meilleures entreprises sauront convaincre les autres……

Le labyrinthe de carton de Michelangelo Pistoletto

Extension du domaine de la lecture publique

Je ne peux terminer ce billet sans parler d’un autre aspect de la lecture publique. Rappelez-vous en la définition donnée plus haut : « l’État considère qu’il est de son devoir de mettre à la disposition de chaque citoyen les ouvrages dont la lecture peut être agréable ou utile, en enrichissant sa personnalité et en le préparant mieux à son rôle dans la société.« . La compétence lecture publique n’existant pas, l’État ne l’a nullement transférée et l’État demeure toujours comptable de cette ambition jamais abolie. Certes, il a concédé les moyens humains et financiers aux collectivités, mais il n’est pas démuni pour autant. Il lui reste ce champ nouveau qu’est Internet, ce nouveau territoire sans répartition de compétences territoriales.

Aujourd’hui, il relève à mon sens du rôle de l’État dans la lecture publique  d’offrir à tous les citoyens l’accès au plus grand nombre de livres et autres documents, librement et sans contrainte, à commencer par le domaine public dont l’État lui-même est garant de la libre disponibilité. A quand pour notre pays une initiative comme celle de la Norvège, qui veut proposer à tous d’ « accéder gratuitement à la quasi totalité de leur littérature, de la fin du XVIIe siècle au début du XXIe s. » , au moyen d’une « licence nationale collective » ? Çà aussi, c’est de la lecture publique !!

mercredi 26 juin 2013

Comment intégrer les ressources numériques dans une politique documentaire ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ mercredi 26 juin 2013

Récemment animateur d’un stage de formation continue sur la conduite d’un projet de développement de collection, j’ai entendu plusieurs stagiaires regretter la faible part accordée aux ressources numériques, en regard des procédures nombreuses existant pour les collections « matérielles ». Cela n’est guère étonnant, la question étant relativement récente et surtout éminemment mouvante. Mais soit, osons quelques pistes encore mal balisées, en posant juste quelques points de repère qui pourraient aider à architecturer une politique documentaire des ressources numériques.
Je ne me suis pas lancé dans les arcanes des outils et contraintes techniques, ni des indicateurs spécifiques (sur ce point, voyez l’excellente présentation de Renaud Aioutz et Lionel Maurel), mais me suis limité aux axes stratégiques majeurs.
Dans ce domaine, j’ai repéré dix points clés pour articuler collections et ressources électroniques, en n’entrant pas – je le répète –  dans les (très) nombreuses pistes techniques ou procédurales. A vous de m’en signaler d’autres…
(désolé pour la longueur du billet. Prenez votre respiration ! smileys Forum)

1 – Ne pas se tromper de poldoc

La politique documentaire s’exprime dans des processus réglés, elle n’y est pas toute entière contenue. Les analyses, démarches et productions engagées autour d’une collection de documents matériels se trouvent en général prises en défaut dès qu’on aborde ces étranges objets numériques : les décompter devient difficile, les sélectionner hasardeux tant pas la pérennité de leur accès que par la maitrise qu’on peut en avoir, etc. Il est essentiel de comprendre que la démarche de politique documentaire est, comme son nom l’indique, une politique – Politeia -, et donc renvoie à la « la structure et le fonctionnement (méthodique, théorique et pratique) d’une communauté, d’une société, d’un groupe social » (Wikipedia). La politique documentaire ne renvoie pas tant à la collection qu’à la collectivité pour laquelle elle est constituée, gérée et animée, ce qu’on bien compris les universités qui, lorsqu’elles évoquent leur politique documentaire, évoquent plus les appareils de soutien à la connaissance que les documents qui pourraient y servir. Le numérique nous affirme une évidence : la question bibliothéconomique n’est pas la maitrise des supports, mais la plus-value cognitive possiblement apportée…

2 – Appliquer les processus fondamentaux de la poldoc à la construction de la problématique

Cet argument préalable ne signale pas pour autant l’inanité des processus patiemment engagés par les pilotes de politiques documentaires pour leurs collections ‘physiques’. Des objectifs de publics et d’usages ont été définis, des partenaires repérés, des répartitions de tâches actées, des habitudes de formalisation comme des réflexes d’évaluation intégrés, des identifications de contenus précisés au-delà des supports manipulés, etc., tout cela conserve sa vertu dans l’espace numérique ou électronique. Le responsable des collections de biologie a construit sa démarche en direction des besoins de publics qu’il a identifiés, et d’usages qu’il a repérés : ces besoins et usages perdurent dans l’espace numérique, même s’ils connaissent des évolutions – en termes de supports, et d’usages surtout -. L’important est bien toujours le public visé – ou souvent les publics visés. C’est essentiel …
A partir de cette base évidente, il est utile autant que nécessaire d’avoir éprouvé la capacité à discuter et formaliser des objectifs de contenus bien identifiés, donc d’avoir construit une politique des collections appuyée sur les ressources matérielles existantes. Non parce qu’elles seraient centrales, mais parce qu’elles sont une propédeutique de la démarche à conserver pour assembler, ordonner, valoriser, promouvoir toutes les opportunités de connaissance, quelle que soit leur forme.

(c)  Frieda-raye Green

(c) Frieda-raye Green

3 – Évaluer en s’adaptant aux spécificités de cet univers

Un premier désarroi parait au moment de l’évaluation des ressources disponibles. Les collections matérielles ont permis la construction d’indicateurs adaptés à la singularité monographique des documents (le taux de rotation en étant le meilleur exemple), comme elles ont autorisé la construction de tableaux de bord appuyés sur ces indicateurs. Leur construction réside sur la maitrise des volumes manipulés par le bibliothécaire, et l' »évanescence » des données numériques déconcerte dans cet univers réglé. C’est là qu’il faut comprendre que l’évaluation n’est pas acte mécanique de comptage, mais agglomération de faisceaux d’indications (je n’ai pas dit d’indicateurs) nécessairement hétéroclites ou du moins de constructions différenciées. De tels repérages sont particulièrement utiles sur l’utilisation des accès aux ressources numériques. Malgré les différences de données restituées par des fournisseurs ou en interne  par des analyseurs de logs, on peut déceler des tendances, repérer des déficits, etc. C’est une aide à la décision en matière de ressources payantes, c’est une aide à la médiation en matière de ressources libres ou payantes. Il faut accepter de composer avec ces approximations : d’ailleurs, un livre emprunté était-il un livre lu ?

4 – Poser la question de la médiation et de l’ « intermédiation » au cœur de la problématique

En quoi consiste une politique documentaire, au fond ? S. R. Ranganathan l’a exprimé en deux « lois » lapidaires mais explicites : « à chaque livre son lecteur », et « à chaque lecteur son livre ». La politique documentaire veut fournir à des publics la meilleure ressource utile, au regard du contexte et en fonction des priorités affirmées par la collectivité. On comprend bien que l’objet premier de la politique documentaire ne réside pas dans les documents, mais bien dans les publics à servir. Et tous les processus mis en œuvre autour de ces collections n’ont pour but que d’accroitre les opportunités cognitives de publics identifiés.
Face à des ressources numériques, la difficulté bibliothécaire réside dans l’incapacité à maitriser ces ressources. En revanche, les besoins et usages demeurent une constante. Et la véritable question des ressources numériques – librement accessibles ou cantonnées à des bouquets payants – est au fond celle de l’accès à ces ressources. Elles existent, elles sont théoriquement accessibles, mais elles sont noyées pour l’utilisateur dans un maelström de moteurs de recherche, interfaces propriétaires, etc. La politique documentaire consiste essentiellement à ménager les portails, points d’accès, réseaux de circulation, qui autoriseront et faciliteront l’appropriation des ressources utiles par l’utilisateur final. Il est indispensable dans ce domaine de penser à une articulation complémentaire – et non substitutive – des contenus numériques et des collections matérielles.

Comment faciliter l’accès d’un utilisateur singulier à des ressources gigantesques en même temps qu’aux contenus de ses collections ? Voilà la vraie question posée au bibliothécaire soucieux de politique documentaire. Voilà le champ essentiel des politiques documentaires revisitées (Joëlle Muller a mis en ligne une présentation éclairante sur cette question) !

5 – Réfléchir en termes de « masses critiques » de contenu plutôt qu’en identification individuelle d’unités documentaires

Une politique d’acquisition suppose dans un univers « physique » la sélection d’objets monographiques singuliers, alors que l’accès à des ressources numériques évacue volontiers ce caractère monographique, en lui substituant la notion mal perçue de gisement ou même de flux. Le premier réflexe de nombre de bibliothécaires face à la proposition d’un bouquet numérique est de repérer si LA  ressource spécifique y est présente : Europresse argumente son offre par son monopole sur l’accès au journal Le Monde… tout en y adjoignant des centaines d’autres titres. Posons-nous la question : est-il vraiment raisonnable de payer un droit d’accès très coûteux à ce ‘bouquet’ au seul prétexte de la présence d’un seul titre ?
Il est réducteur de croire qu’un lecteur vient dans une bibliothèque pour  trouver un titre particulier. Ou si cela survient, c’est parce que que ce lecteur a déjà éprouvé les capacités informatives de l’établissement. Nul ne cherchera un ouvrage de physique nucléaire dans la bibliothèque de Soucieu-en-Jarrez (?), comme nul n’ira chercher un assortiment de romans de SF dans une bibliothèque de recherche. Instinctivement – et logiquement -, le lecteur jauge sa ressource. Et il serait erroné de penser que seule l’accumulation documentaire produirait une telle ressource, et les questions instinctives du lecteur face à une bibliothèque – comme vis-à-vis de toute source identifiée – sont plutôt : quelles sont les compétences et excellences des bibliothécaires ? Dans quels réseaux de savoirs s’inscrit-elle ? quels services adéquats à ‘mes’ besoins’ propose-t-elle ? Sur quelle antériorité s’appuie-t-elle ? Tels sont quelques-uns des mouvements qui orientent nos lecteurs…

Offrir l’accès à un agrégateur proposant  10 000 ressources en sciences exactes n’est pas pertinent pour une bibliothèque municipale moyenne. Tout simplement parce que les bibliothécaires ne sont pas compétents dans ce domaine, et parce que l' »histoire documentaire » de cet établissement est étrangère à cette ‘spécialisation’. Un titre n’est rien. L’intention documentaire se construit à travers une persistance, des compétences, des dialogues entre documents parlant la même langue. Il faut vraiment abandonner l’idéal flaubertien de l’œuvre totale.
Plus prosaïquement, une offre de bouquet électronique ne vaut pas tant par l’excellence de tel ou tel titre, que par sa cohérence au regard du projet documentaire de l’établissement, des compétences mobilisées, et il faut bien l’avouer des antécédents (documentaires aussi) de l’institution qui les propose ! Bref, une ressource numérique singulière – un titre de périodique par exemple – n’est qu’exceptionnellement recherchée comme telle : elle ne prend sens qu’au cœur d’une institution qui a su développer collections, compétences et services auprès d’un public, plus qu’autour d’un champ documentaire.

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6- Poser la question des acquisitions et des collections en termes de construction d’accès facilités

Un réflexe naturel des bibliothécaires, nourri par le modèle de l’édition des imprimés, suppose que la quasi-totalité des collections matérielles est construite autour de l’achat sélectif de produits éditoriaux. Le tropisme professionnel conduit ainsi à se préoccuper essentiellement des ressources accédées à titre onéreux. N’est-ce pas un renversement de la priorité des moyens sur la fin ? Les ressources électroniques libres d’accès, voguant avec plus ou moins de succès sur Internet sans entraves, sont immensément nombreuses – à commencer par les bibliothèques numériques des institutions publiques.
A quand des politiques documentaires œuvrant, avant même de s’engager dans des abonnements coûteux, dans le repérage, l’interfaçage et la médiation de ces millions de ressources accessibles en accès libre ?! Bien sûr, il apparait des bibliothèques structurées de documents numérisés (Gallica, Numelyo,…), mais quid des ressources libres contemporaines ou ne relevant pas de collections locales numérisées ? Les bibliothèques musicales montrent une voie possible avec par exemple la proposition de bornes d’accès à des musiques contemporaines libres de droits ; mais il existe aussi de multiples réservoirs textuels ouverts (le Projet Gutenberg par exemple) sans parler de la possible exploitation partagée de tous ces documents libres de droits numérisés dans le monde par des bibliothèques de statut public  !…. Une offre cohérente ne se cantonne pas à ce qui est « acheté »

7 – Différencier les questions de plomberie et les questions de contenus

Poser des problèmes de sélection ou d’accès se dilue dans la complexité de négociation d’un accès aux ressources désirées. Écartelé entre les marchés d’achat de livres et les négociations avec les agrégateurs de ressources électroniques, le bibliothécaire réduit volontiers l’ambition de sa politique documentaire au champ des contraintes juridiques, budgétaires et procédurales générées par les fournisseurs possibles de ressources. S’il serait évidemment aberrant de dédaigner ces carcans, il est tout aussi aberrant de laisser ces contraintes prendre le pas sur l’ambition de service documentaire. La fonction essentielle du bibliothécaire engagé dans la politique documentaire n’est pas de réguler les tuyaux complexes et très contraignants des accès négociés, mais vraiment de repérer les sources alternatives, les ensembles qui « feront sens ». Évidemment en tenant compte de ces contraintes juridico-économiques, mais en cherchant d’abord à les contourner, à inscrire sa recherche de sources utiles dans une perspective globale (masse critique), sans doute non exhaustive, mais sûrement pertinente. Comment se fait-il que l’univers de l’Open access, pourtant en forte émergence, soit si faiblement actionné dans la plupart des politiques documentaires ?

8 – Rendre présentes ces ressources dans la bibliothèque

Un bon nombre de travaux s’engagent heureusement à construire des modes d’accès unifiés (ou plutôt fédérés, pour tenir compte des usages différenciés) pour l’ensemble des ressources des bibliothèques : qu’une requête adaptée propose ensemble ressources numériques et matérielles.. Les expérimentations sont heureuses et bienvenues : penser une politique documentaire, c’est d’abord penser appropriation de connaissances par un public déterminé. Mais j’aimerais souligner une question particulière, celle des visiteurs du lieu. Ils attendent aussi, pour un certain nombre d’entre eux, une appropriation inscrite dans leur corps, et/ou dans leur activité sociale.
Je suis frappé par le fait que les ressources électroniques qui ont pu être sélectionnées, gratuites ou le plus souvent fort coûteuses, restent invisibles à leur public destinataire notamment au sein des espaces de la bibliothèque. Innerver les publics au cœur de leurs pratiques en mutation n’est évidemment pas simple, mais une voie plus élémentaire me semble faire trop souvent défaut : rendre visibles ces ressources « virtuelles » dans l’espace physique de la bibliothèque. Le chercheur fonctionne sur ses réseaux et n’a guère besoin de fréquenter le lieu bibliothèque pour repérer ses sources d’information. En revanche, l’étudiant comme le grand public ont besoin d’identifier ce à quoi ils peuvent se référer. Une BM a cessé d’acheter les magnifiques volumes de l’Encyclopaedia Universalis – et pour cause ! – ? Comment diable ses publics peuvent-ils comprendre que cette source est désormais numérique ? Avec combien de postes informatiques peuvent-ils y accéder ? Bref, comment VOIENT-ils cette disponibilité parfois chèrement acquise ?

Conduire une politique documentaire, c’est donner accès. Négocier cet accès ne suffit pas, il faut le construire physiquement avec nos publics tellement physiques, tellement humains…

Œuvre de Cédric Loth

Œuvre de Cédric Loth

9 – Penser diversité des usages, et non dichotomie de ceux-ci

Les usages sont trop souvent segmentés en termes de supports alternatifs et exclusifs les uns des autres. Pourquoi continuer un abonnement au Monde imprimé si on en dispose en ligne ? A ce titre, pourquoi acheter les livres de Victor Hugo puisqu’il est totalement disponible en ligne, libre de droits ? Sans préjuger des stratégies éditoriales qui forcent au choix (cf. par exemple l’Encyclopaedia Universalis devenue indisponible sous forme imprimée), le réflexe bibliothécaire doit interroger d’abord les usages de ses publics. Caricaturalement, si l’étudiant jouira d’un accès domiciliaire aux articles du Monde utile à ses travaux, le visiteur butineur sera fort déconfit de ne pouvoir feuilleter le quotidien imprimé… Une des clés de la politique documentaire tient dans cette orientation public : de quoi a besoin mon public, et de quelles façons ou sous quelles modalités ? Un jour viendra peut-être où le prix Goncourt sera évidemment découvert sous sa seule forme numérique, mais aujourd’hui il nous faut penser une hybridation des usages. Jonglerie difficile et parfois hasardeuse, mais jonglerie nécessaire !  Aux professionnels de s’emparer de cette incertitude pour construire leur offre, nécessairement incomplète et inachevée….

10 – Ne plus travailler seul

En matière de politique documentaire, l’irruption du numérique enseigne un impératif majeur : on ne peut plus penser de façon repliée sur son seul établissement. Qu’il s’agisse des consortiums, des cartes documentaires, des licences nationales, et des accès réciproques… La question de la conservation est emblématique de ce point de vue : si on attend normalement d’une bibliothèque qu’elle « conserve la trace », nulle pérennité des documents numériques n’est envisageable sans recours à des partenariats, des appareils complexes et coûteux inimaginables à un niveau moindre que national. Dans le contexte numérique, un partage des tâches s’impose, la fonction de chaque bibliothèque visant plus à dynamiser cette mémoire auprès de ses publics, qu’à s’échiner seule à en garantir la conservation pérenne.
Une politique documentaire devient nécessairement une stratégie concertée, un jeu d’ententes sur les accès, sur la pérennité des sources, sur la négociation avec des fournisseurs, sur des stratégies. La politique documentaire se complexifie, certes, mais elle embrasse plus largement une stratégie concertée d’établissements.

A creuser…

Ce ne sont que quelques pistes pour une stratégie documentaire à l’heure du numérique, hors diverses méthodologies expérimentées avec succès (je renvoie encore à  la présentation Maurel-Aioutz déjà citée). En jetant ces quelques idées dans ce bloc-notes, je n’ai ni la prétention de donner des leçons ni de balayer toute la problématique ! A vous de jeter votre pierre, ou mieux d’apporter votre contribution !

dimanche 7 avril 2013

Actualité de S.R. Ranganathan

Filed under: Non classé — bcalenge @ dimanche 7 avril 2013

Récemment consterné par (l’inculture de jeunes collègues quant à l’histoire de : corrigé, voir commentaires) l’absence de références historiques sur la bibliothéconomie de la part de jeunes collègues (les bibliothécaires n’ont pas d’histoire alors qu’ils doivent maitriser la mémoire, quel paradoxe !! Tout au plus ont-ils un mythe, celui d’Alexandrie…), je choisis de rendre hommage aujourd’hui à un maitre toujours actuel, S.R. Ranganathan, mort il y a à peine plus de 40 ans.

Shiyaly Ramamrita Ranganathan (1892-1972) est un bibliothécaire indien. Pour un aperçu rapide de sa biographie, voyez ici, pour aller plus loin dans ses idées et les concepts qu’il a développé, il y a cet article de Marie-France Blanquet, ou plus ancien cet article d’Eric de Grolier à l’occasion de la mort de Ranganathan.

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Ce n’est pas le lieu de relater tous les travaux de ce grand bibliothécaire. Rappelons le caractère visionnaire de la classification « à facettes » qu’il a créée, dite classification de Colon. Si sa structure a été peu appliquée dans les collections des bibliothèques, l’arrivée du numérique en a montré le caractère prémonitoire, tant le web sémantique s’inspire d’un principe de classification à facettes, et tant la plasticité des classifications même ‘traditionnelles’ trouve une nouvelle jeunesse sous cette approche.

Une autre approche continue d’être vivante : ce sont les cinq lois de la bibliothéconomie, qu’il a édictées en 1933 :

  1. Les livres sont faits pour être utilisés
  2. À chaque lecteur son livre
  3. À chaque livre son lecteur
  4. Épargnons le temps du lecteur
  5. Une bibliothèque est un organisme en développement

Bien sûr, Ranganathan écrivait en 1933, où le livre était le vecteur essentiel de transmission de la connaissance. A l’heure où le numérique joue aussi sa partie (et combien !), il suffit de remplacer ‘livre’ par ‘savoir’ – au sens de savoir documenté – pour juger de la pertinence toujours actuelle de ces cinq lois :

  1. Les savoirs sont faits pour être utilisés : l’activité du bibliothécaire ne se comprend que dans son exigence de  partage social, en dehors de toute sacralisation.
  2. À chaque lecteur son savoir : il est indispensable de repérer les besoins cognitifs adéquats à l’utilisateur singulier que l’on sert.
  3. À chaque savoir son lecteur : tout savoir est utilisable, au bibliothécaire de partir en quête des utilisateurs auquel ce savoir sera utile.
  4. Épargnons le temps du lecteur : le bibliothécaire vit sous la pression du « just on time », car l’utilisateur est premier.
  5. Une bibliothèque est un organisme en développement : la bibliothèque est plastique, se modifie et se renouvelle sans cesse, « vit » tel un organisme en symbiose avec sa communauté.

Ces exigences continuent de guider les bibliothécaires. J’avais d’ailleurs trouvé une discussion intéressante sur Linkedin, sur la toujours vivante actualité de Ranganathan, et en quoi il continuait d’être une présence nécessaire.
Il est quelquefois bon de connaitre son arbre généalogique…

Construire des collections ou construire des connexions ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ dimanche 7 avril 2013

« Bad Libraries build collections. Good libraries build services. Great libraries build Communities » (les mauvaises bibliothèques construisent des collections ; les bonnes bibliothèques construisent des services ; les ‘grandes’ bibliothèques construisent des communautés). Cette phrase lapidaire (et un peu définitive) a fait l’objet en 2012 d’un excellent billet de R. David Lankes qui contextualise l’assertion, et qui a provoqué le présent billet.

La collection est un service

Lankes explique que de son point de vue la collection est somme toute un service, et qu’une bonne bibliothèque construisant de bons services doit évidemment se doter d’une bonne collection. L’opposition entre les deux premiers termes de l’assertion n’est qu’apparente : en fait la mauvaise bibliothèque ne s’occupe que de sa collection, la bonne gère et mobilise sa collection dans une volonté orientée utilisateur, de même qu’elle mobilise nombre de services autres dans cette même intention.
La culture professionnelle française tend pourtant à distinguer nettement collections et services, distinction née de la source même de ces deux pôles : à la collection la stratification et l’héritage, voire la révérence portée aux œuvres et aux auteurs. Aux services la fluidité actuelle d’une invention totalement immergée dans son époque. Il n’est pourtant pas aberrant de considérer l’héritage des collections non comme un trésor à entretenir et protéger, mais comme une opportunité de mobilisation de la mémoire au service de l’enrichissement cognitif de nos contemporains. A ce sujet, je cite parfois le succès inattendu à Lyon d’une exposition d’estampes anciennes sur le thème de la catastrophe, organisée au moment même où le tsunami de 2004 ravageait l’Asie du Sud-Est : j’y vois le signe d’un intérêt de nos concitoyens guidé par un désir de compréhension profonde provoqué par une actualité médiatique, au-delà de cette même actualité, en somme une façon d’être au monde… Dans cet exemple précis, la collection était bien mobilisée comme un service d’aide à la compréhension d’un événement

J.Baylor Roberts, 1937 (National geographic)

J. Baylor Roberts, 1937 (National Geographic)

Du service à l’écosystème cognitif de la collectivité

La référence fréquente au terme de service me pose un problème, tant il apparait, dans sa nudité, déconnecté de son contexte. Pour qu’il puisse intégrer la collection dans son intention, il faut le comprendre non comme un simple processus fonctionnel orienté par et vers l’utilisateur, mais comme une modalité d’action d’un projet plus large qui l’englobe et lui donne naissance autant que signification.
Ce projet, nous le connaissons bien sûr : il faut « assurer à tous l’accès à l’information pour le développement personnel, la formation, l’enrichissement culturel, les loisirs, l’activité économique ainsi que la participation informée à la démocratie et à son progrès » (projet de code  d’éthique des bibliothécaires et professionnels de l’information suisses). Dans cette perspective, un service – et j’en entends bien la collection comme une des composantes – est une modalité qui ajoute de la valeur à l’expérience cognitive de l’utilisateur.
Progressivement, nous en arrivons à l’évidence suivante : la bibliothèque a pour objet d’irriguer, de développer, bref d’activer l’éco-système de connaissances d’une communauté : non seulement en permettant à chacun des individus d’accroitre son propre champ cognitif, mais surtout en permettant à la communauté de développer son propre réseau d’interconnexions cognitives, pour devenir une collectivité singulière dotée d’un regard original sur le monde.

Brian Detmer

Brian Detmer

Le bibliothécaire au cœur du dispositif

C’est au prix de cette conversion dans le raisonnement qu’on peut comprendre les fonctions des collections et au-delà des services. En effet, l’extension des savoirs disponibles par l’énorme apport des flux électroniques oblige les bibliothèques à étendre « le domaine de la lutte » au-delà de ses murs et de ses collections. Ces derniers deviennent une opportunité d’extension de ces interconnexions cognitives, opportunité certes précieuse et riche, mais fondamentalement incomplète : le champ de la bibliothèque couvre désormais « sa » population toute entière. Ce n’est pas un hasard si, face à la nouveauté des objets numériques, les bibliothécaires ont rapidement opté pour la médiation, cette « médiation numérique » qui anime les écrits, les formations et les débats : la mise en relation ne pouvait que primer sur l’objet numérique lui-même, de même que dans la bibliothèque ‘traditionnelle’ la mise en relation doit primer sur l’objet document.
Or si les murs comme la collection deviennent en quelque sorte second dans le processus, que reste-t-il ? Il reste celles et ceux dont c’est la fonction d’activer cet écosystème cognitif, les bibliothécaires. Sur leurs épaules repose la force et l’avenir des bibliothèques comme projet ; à chaque fois qu’on me présente une innovation en bibliothèque, je cherche quelle est la place innovante du professionnel. Si je ne vois que des outils ou des dispositifs, l’innovation me semble bien maigre…

Je cite la conclusion du billet de R. David Lankes : « Great libraries can have great buildings, or lousy buildings, or no buildings at all. Great libraries can have millions of volumes, or none. But great libraries always have great librarians who engage the community and seek to identify and help fulfill the aspirations of that community » (Les ‘grandes’ bibliothèques peuvent avoir de grands bâtiments, ou des bâtiments minables, ou pas de bâtiments du tout. les ‘grandes’ bibliothèques peuvent avoir des millions de volumes, ou n’en avoir aucun. Mais les ‘grandes’ bibliothèques ont toujours des ‘grands’ bibliothécaires qui activent la communauté et aident à satisfaire les aspirations de cette communauté).

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