Le 31 mai dernier, dans le cadre d’une journée thématique intitulée Bibliothèques d’enfer(s), j’ai eu l’honneur d’être convié à une table ronde à l’enssib sur le thème : « Collections et politiques documentaires : le censure est-elle une fatalité« . Ayant retrouvé le texte préparé à cette occasion, je ne résiste pas au désir de vous le communiquer une fois remanié…
Livres interdits, livres prescrits, livres encensés ou livres maudits : là se situe en général le débat de la censure en bibliothèque. Que la censure ou la prescription soit le fait de tutelles, de groupes de pression ou des bibliothécaires eux-mêmes, tout l’enjeu est de savoir quoi autoriser et quoi interdire…
Manichéisme
Les collections font parfois l’objet d’un manichéisme confondant :
- le livre est bon ou mauvais, et l’anathème frappera indifféremment les textes de Robert Brasillach, de Barbara Cartland, de Louis-Ferdinand Céline, voire pourquoi pas de Michel Onfray…., comme on révèrera indifféremment Pierre Corneille ou Victor Hugo.
- Ce faisant on interdira l’accès de la collection aux textes excommuniés, comme on baptisera parallèlement un autre texte en l’acceptant dans la grande communauté des co-lecteurs ;
Certes, le doute se glisse parfois dans les choix radicaux : je cite souvent cet exemple éclairant de bibliothécaires hardis décidant d’acquérir libéralement des ouvrages expliquant la sexualité aux enfants… avant de les ranger au fond des magasins… Étonnante posture introduisant, entre paradis et enfer, l’indécision du purgatoire ! Ou encore : Caroline Rives racontait il y a quelques années comment elle avait observé dans les œuvres révérées de ce grand classique pour la jeunesse qu’est Jack London des passages d’un racisme avéré. Je frémis à la pensée du possible anathème qui pourrait subitement frapper ce cher Jack, comme l’ont connu des Alexis Carrel ou des Martin Heidegger !!
Le bon et le mauvais sont des catégories qui peuvent s’appliquer à des titres en leur entier (heureusement, la majeure partie de l’œuvre de Céline conserve droit de cité) et parfois à des auteurs pour la globalité de leur œuvre (je me rappelle ce message trouvé dans Biblio-fr : « que faut-il penser de Houellebecq ? »). Ce qui m’intéresse est à la fois la posture manichéenne à l’œuvre, et la nature des objets ainsi concernés.
La posture révèle une conception particulière de la bibliothèque vis-à-vis de sa collectivité :
- le jeu des exclusions successives risque d’enfermer les collections en une sorte de bibliothèque idéale, qui a tôt fait d’osciller entre pensée convenue et pays des Bisounours ;
- ce faisant la bibliothèque se ferme face aux doutes, débats, tension qui animent le monde
- et le bibliothécaire se voit bon pasteur protégeant ses brebis innocentes (et forcément immatures !!). Je ne veux pas lancer la pierre aux seuls bibliothécaires : tutelles et groupes de pression divers affectionnent également cette vision en noir et blanc…
Et parallèlement je suis frappé par le caractère jugé immanent des objets concernés par ces postures, bref de ces textes. Dans le dialogue qui accepte ou repousse une pensée, il existe fondamentalement une véritable révérence à la parole proférée, achevée, complète, imprimée quoi !! En déclarant une parole bonne ou mauvaise, on se réfère au fond à ce double impensé de la culture occidentale et même au-delà : le respect infini de la littéralité des textes sacrés, qu’ils soient Bible ou Coran. Et est venu se greffer là-dessus, de façon plus moderne, ce que Robert Damien appelle la grâce de l’auteur : cet auteur qui, depuis Flaubert, est une sorte de dieu créateur s’imposant à ces créatures que sont les lecteurs.
Les textes débattus
Ce qui m’intéresse, en tant que bibliothécaire, ne se situe-t-il pas ailleurs ? Je veux poser la question non de la nature des textes ainsi adorés ou rejetés, mais du statut culturel et social des pensées qui s’entrechoquent sur les étagères de la bibliothèque.
Et au-delà est passionnante la transformation des textes au fur et à mesure de leur rencontre avec de multiples lecteurs. Les pensées qui se croisent autour des lectures tentent toujours de s’évader hors de la stabilité rassurante du texte imprimé et stable.
Prenez l’exemple des annotations dont les livres se couvrent au fil de leurs lectures : combien de livres retrouvez-vous, navrés, maculés de surlignements et autres annotations généreusement laissées : « cette assertion est stupide », « cela rappelle XXX », etc. ? Ces annotations vont au-delà de la détérioration d’un bien public. Pour citer Hubert Guillaud : « Que signifie le surlignement pour celui qui le fait ? Nos représentations élitistes du livre nous empêchent de reconnaître les annotations (mais également les notes, les petites synthèses de lecture…) pour ce qu’elles sont principalement : des humeurs, le témoignage d’une présence qui ne fait que signifier que notre pensée est passé par là. Que son inscription vaut trace. »
Cette trace construit également son propre champ de pensée circulant au-delà du texte. Pensez à l’un des problèmes mathématiques les plus célèbres au monde, la conjecture de Fermat : qu’est-ce d’autre qu’une annotation marginale dans un livre, signalant « … J’ai trouvé une merveilleuse démonstration de cette proposition. Mais la marge est trop étroite pour la contenir. » Que de triturages de cerveaux pendant près de quatre siècles à partir de cette note griffonnée !!
Robert Darnton a perçu lui aussi l’énergie extraordinaire qui peut naître des traces de lectures, lorsqu’il imagine les livres derrière le livre, où le lecteur pourrait naviguer derrière des critiques, ajouts ou repentirs, compilations de sources, etc. Le numérique révèle volontiers cette richesse, comme on peut le lire dans le blog Sobookonline.
Les titres ne sont pas bons ou mauvais, ils ne doivent pas être considérés comme immanents, mais transformés par leur appropriation collective. Transformés parce qu’offerts à la critique, au débat, à la digression, à la digestion ! Même si, pour la préservation du bien commun, nous demandons quand même à nos lecteurs ce que demandait Léonce Bourliaguet « Ne crayonnez pas dans les marges d’un livre les bêtises que l’auteur a oubliées dans le texte ».
La fonction bibliothécaire est de provoquer ces relectures critiques et transformatives. Gabriel Naudé le demandait déjà : « ne point negliger toutes les œuvres des principaux heresiarques ou fauteurs de religions nouvelles et differentes de la nostre plus commune et reverée ».
Et de façon plus contemporaine, je salue cette collègue qui recevant comme nous tous « l’Atlas de la création », célèbre volume créationniste largement distribué aux bibliothèques dans un souci de prosélytisme, n’a pas condamné l’ouvrage à l’oubli de la poubelle, mais a entrepris de s’en servir pour provoquer débats, confrontations à d’autres textes, etc. !
Exigences et contraintes
L’ouverture à la critique, au débat, bref à la formation de la connaissance, s’accompagne pour les bibliothécaires de deux exigences :
– une exigence de véracité, ou si vous préférez d’authenticité : nous garantissons que nous n’expurgeons ni ne trafiquons les pensées et textes que nous soumettons à nos lecteurs
– une exigence diachronique : nous proposons de resituer toute pensée et tout débat dans la longue généalogie des questionnements, et proposons de mettre en perspective le présent comme de donner un théâtre contemporain à l’histoire
Bien sûr, notre exigence critique se heurte à une contrainte impérative, celle des limites que la tolérance sociale impose aux débats. C’est normal, nous ne vivons ni hors du temps ni hors société. Mais je voudrais lancer un appel : si notre action doit se plier aux exigences sociales, il faut que ce soit malgré nous !! Il est toujours inquiétant de voir des bibliothécaires rechercher fiévreusement les textes juridiques justifiant leurs exclusions, alors que l’effort bibliothécaire devrait toujours être de questionner ces limites. Et je terminerai en affirmant clairement mon hostilité profonde de bibliothécaire à toutes les prescriptions qui veulent contraindre la parole et le débat, qu’il s’agisse de groupes de pression s’appuyant sur des lois mémorielles, ou d’injonction sociales sur les pensées convenues.
Notre honneur, c’est le débat, la mise en critique, bref, soyons les héritiers militants des Lumières !!