Une plaisanterie nous faisait rire autrefois : à l’Education nationale, tout ce qui n’est pas expressément autorisé est interdit (d’où les mètres linéaires du BOEN sans cesse revisité), à la Culture tout ce qui n’est pas expressément interdit est autorisé (d’où la maigre moisson de qui voulait récoler les textes régissant la lecture publique). D’ailleurs, la demande centenaire d’une loi sur les bibliothèques venait non des bibliothèques académiques, largement pourvues en textes législatifs ou réglementaires, mais bien des bibliothèques publiques.
Le monde change. Que ce soit en bien, je n’en suis pas sûr. Un billet de Numérama, venant confirmer cet inquiétant mouvement après bien d’autres interventions des pouvoirs publics visant à « protéger le droit des auteurs » (en fait, nous le savons tous, à protéger les intérêts des intermédiaires, comme un intervenant me le rappelait aujourd’hui), contribue à changer la donne.
Je ne sais pas si l’Education nationale tend ou non à renoncer à son prurit réglementaire. Mais ce que je vois, c’est que la Culture ambitionne visiblement de la rattraper (allégorie du lièvre et de la tortue ? le lièvre culturel est en voie de dépasser la tortue éducative ?…).
On connaissait la loi Hadopi, cette dernière voulant restreindre le droit des personnes à télécharger (donc s’approprier et à consulter librement à titre personnel, et seulement à celui-là) des documents disponibles sur Internet. On peut en débattre, juger que c’est faire primer les concessions commerciales sur le droit personnel à l’information personnelle. C’est plutôt mon avis farouche, mais je n’entrerai pas dans ce débat, car je ne m’y sens pas expert…
En revanche, je me sens, sinon expert, du moins comptable de mes actions professionnelles vis-à-vis de la collectivité que je sers. Or la déclaration de la ministre de la Culture, rapportée ailleurs par Actualitté (réf. non retrouvée…) me pose un problème fondamentalement associé à ma fonction de bibliothécaire au service de la collectivité publique dans notre démocratie.
Que dit Christine Albanel (ou pour être exact que relatait Actualitté) ?
« A l’occasion de son audition par la commission des lois et des affaires culturelles, Christine Albanel a sorti de son chapeau une idée qui en dit long sur la vision qu’a le gouvernement d’Internet. Pour éviter que les accès Wi-Fi ne puissent être utilisés pour pirater des œuvres sur Internet, la ministre de la Culture a proposé que les accès publics soient configurés comme des « portails blanc ».
« L’Hadopi pourra enjoindre (les gestionnaires d’accès Wi-Fi publics) de prendre des mesures préventives », a ainsi rappelé la ministre de la Culture et de la Communication. « Par exemple un portail blanc qui ne donnerait accès qu’à des sites vérifiés, après consultation de différents acteurs concernés », a-t-elle ajouté en substance. »
En quoi cela me choque-t-il ? Pas (ici) pour les raisons que vous imaginez. L’hypothèse d’un Internet « à la chinoise » me hérisse, bien sûr, même s’il ne s’agit dans cette hypothèse que des accès publics à Internet et non des accès privés (mais la frontière entre la réglementation des accès publics et celle des fournisseurs d’accès est bien mince). C’est parce que cette proposition, même si je l’espère elle n’est pas suivie d’effet – mais sait-on jamais, dans le monde délirant que nous connaissons ! -, pose la question même de notre existence comme bibliothécaires. Pourquoi ?
Il a longtemps été admis tacitement que les bibliothèques pouvaient faciliter l’accès à toutes les œuvres de l’esprit auprès de tous les publics qu’elles avaient mission de servir (c’était même et c’est toujours la justification de leur existence). La loi sur le droit de prêt leur a reconnu cette qualité d’intérêt public, même si les finances des établissements en ont souffert. L’essentiel était sauf : on pouvait diffuser tout et n’importe quoi dans l’intérêt des publics, dans la mesure où on avait acquis normalement les supports de ces œuvres. A propos, levons une incompréhension : les écrits des négationnistes ou les écrits pornographiques ne sont pas ‘interdits de bibliothèque’ ; un chercheur peut se fonder sur les fonds d’une bibliothèque pour remonter à la source, c’est là le rôle de l’établissement, qui doit veiller aux modes de communication adéquats en fonction des publics (eh, c’est une dimension élémentaire du desherbage du libre accès !).
Les complications récentes du droit de la propriété intellectuelle (en l’occurrence des détenteurs des droits d’exploitation – excusez-moi, je sors d’une journée hyper-juridique) ont contraint cet accès, tant sur l’étendue de la diffusion que sur ses modalités. Les bibliothèques universitaires, et leur consortium Couperin, connaissent bien ce casse-tête.
Mais jamais, au grand jamais, je n’avais vu les pouvoirs publics suggérer une solution visant à ne diffuser que les sources d’accès « sur liste blanche ». Otto Abbetz nous avait fait découvrir il y a près de 70 ans la liste des auteurs interdits pendant l’Occupation ; mais il n’était guère précurseur après les injonctions de l’Index de l’Eglise catholique…
Mais alors là, on atteint des sommets : des services publics – dont les bibliothèques – devraient élaborer une liste non pas ‘noire’ (on connait ça, dès qu’il s’agit de postes Internet accessibles aux enfants), mais une liste ‘blanche’ limitative, dont on notera qu’elle ne s’intéresse pas à la qualité de l’information diffusée…, mais au point précis qu’elle ne permettra pas de téléchargements illégaux. Qu’on poursuive des contrevenants, c’est normal. Mais qu’on limite l’accès à l’information en des lieux publics (et faits pour l’information, dans le cas des bibliothèques) au prétexte du risque éventuel de contravention, c’est me semble-t-il quasiment inconstitutionnel, non ?
Les bibliothèques, sans avoir changé de mission d’information publique, ont évolué dans leurs sources et moyens d’accès. Aujourd’hui, la toile d’araignée des liens hypertexte du Web est une ressource à part entière. La segmenter positivement (i.e. en en sélectionnant les accès a priori), c’est la transformer en unités indépendantes, disjointes, ce qu’elle n’est pas ! Si cette aberrante proposition – qui n’est pas une décision, rappelons-le quand même – devait voir le jour, je crains qu’il ne nous faille changer de métier : nous ne délivrerions qu’une information préalablement validée… Certes, cela ne toucherait que les points d’accès publics à Internet, si l’on en croit le billet signalé, mais la validité de notre accompagnement dans le savoir, livresque ou ‘internetien’, ne tient-il pas à notre liberté et notre responsabilité d’offre et de divulgation ?
Ou alors faut-il considérer qu’Internet relève de la sphère privée (et commerciale, cela va sans dire !) et non de la sphère publique ? Quel gigantesque retour en arrière, ou plutôt quelle mutation violente du citoyen – membre actif d’une cité – vers l’individu consommateur ! Cette sphère publique n’offrirait qu’une sélection pointilleuse de savoirs, et n’offrirait pas à l’appétit de ses citoyens la richesse des milliards de pages de textes, images, musiques disponibles sur Internet, et pourquoi pas demain dans les livres ou les disques ? Mais on programme avec cela la fin des bibliothécaires !
Si le réseau d’Internet représente une source essentielle d’information, en prescrire explicitement les sites autorisés d’accès revient à prescrire les titres présents dans la bibliothèque (on a connu ça autrefois à Marignane et ailleurs). Bou Diou (!), on n’accompagnerait plus les personnes au sein des savoirs possibles, on les dirigerait vers ce qui est économiquement admissible ? Oublie-t-on que les bibliothèques, espaces publics, sont pour bon nombre de personnes l’accès privilégié aux ressources du web faute de moyens personnels ?
Les bonnes âmes argueront que la sélection des titres présents sur les rayons relève d’une telle sélection préalable. C’est vrai. Mais c’est notre profession (et nos moyens !) qui l’impose. La seule restriction à notre action d’information est la limite posée par la loi (ou par la décence) à la diffusion d’œuvres particulières, et par notre responsabilité professionnelle (même si nous ne disposons pas d’un code de déontologie en bonne et due forme). A quand les seules listes de titres autorisés, au lieu de laisser la justice décider des rares titres interdits ? Les bibliothèques, dans leur longue histoire, ont connu mille cas de censure, je ne connais pas d’autre cas où on ait voulu leur prescrire l’accès à un périmètre de savoir plus restreint que celui offerts aux citoyens individuels.
Qu’il faille interdire l’accès à (voire l’existence) certains sites manifestement et réglementairement hors-la-loi, cela peut se discuter. Mais qu’on médite de cibler limitativement l’accès public à Internet à un bouquet sélectionné de sites, c’est une aberration d’un point de vue bibliothécaire… et démocratique ! (soit dit en passant, le sénateur Bruno Retailleau, rapporteur auprès du conseil général des technologies de l’information, et soit-disant auteur de cette suggestion, me parait beaucoup plus raisonnable !)
Ce n’est pas possible, cette information. Si ? (more…)