Bertrand Calenge : carnet de notes

samedi 28 février 2009

Tout ce qui n’est pas expressément interdit est autorisé

Filed under: Non classé — bcalenge @ samedi 28 février 2009
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Une plaisanterie nous faisait rire autrefois : à l’Education nationale, tout ce qui n’est pas expressément autorisé est interdit (d’où les mètres linéaires du BOEN sans cesse revisité), à la Culture tout ce qui n’est pas expressément interdit est autorisé (d’où la maigre moisson de qui voulait récoler les textes régissant la lecture publique). D’ailleurs, la demande centenaire d’une loi sur les bibliothèques venait non des bibliothèques académiques, largement pourvues en textes législatifs ou réglementaires, mais bien des bibliothèques publiques.

Le monde change. Que ce soit en bien, je n’en suis pas sûr. Un billet de Numérama, venant confirmer cet inquiétant mouvement après bien d’autres interventions des pouvoirs publics visant à « protéger le droit des auteurs » (en fait, nous le savons tous, à protéger les intérêts des intermédiaires, comme un intervenant me le rappelait aujourd’hui), contribue à changer la donne.
Je ne sais pas si l’Education nationale tend ou non à renoncer à son prurit réglementaire. Mais ce que je vois, c’est que la Culture ambitionne visiblement de la rattraper (allégorie du lièvre et de la tortue ? le lièvre culturel est en voie de dépasser la tortue éducative ?…).

On connaissait la loi Hadopi, cette dernière voulant restreindre le droit des personnes à télécharger (donc s’approprier et à consulter librement à titre personnel, et seulement à celui-là) des documents disponibles sur Internet. On peut en débattre, juger que c’est faire primer les concessions commerciales sur le droit personnel à l’information personnelle. C’est plutôt mon avis farouche, mais je n’entrerai pas dans ce débat, car je ne m’y sens pas expert…

En revanche, je me sens, sinon expert, du moins comptable de mes actions professionnelles vis-à-vis de la collectivité que je sers. Or la déclaration de la ministre de la Culture, rapportée ailleurs par Actualitté (réf. non retrouvée…) me pose un problème fondamentalement associé à ma fonction de bibliothécaire au service de la collectivité publique dans notre démocratie.

Que dit Christine Albanel (ou pour être exact que relatait Actualitté) ?

« A l’occasion de son audition par la commission des lois et des affaires culturelles, Christine Albanel a sorti de son chapeau une idée qui en dit long sur la vision qu’a le gouvernement d’Internet. Pour éviter que les accès Wi-Fi ne puissent être utilisés pour pirater des œuvres sur Internet, la ministre de la Culture a proposé que les accès publics soient configurés comme des « portails blanc ».
« L’Hadopi pourra enjoindre (les gestionnaires d’accès Wi-Fi publics) de prendre des mesures préventives », a ainsi rappelé la ministre de la Culture et de la Communication. « Par exemple un portail blanc qui ne donnerait accès qu’à des sites vérifiés, après consultation de différents acteurs concernés », a-t-elle ajouté en substance. »

En quoi cela me choque-t-il ? Pas (ici) pour les raisons que vous imaginez. L’hypothèse d’un Internet « à la chinoise » me hérisse, bien sûr, même s’il ne s’agit dans cette hypothèse que des accès publics à Internet et non des accès privés (mais la frontière entre la réglementation des accès publics et celle des fournisseurs d’accès est bien mince). C’est parce que cette proposition, même si je l’espère elle n’est pas suivie d’effet – mais sait-on jamais, dans le monde délirant que nous connaissons ! -, pose la question même de notre existence comme bibliothécaires. Pourquoi ?

Il a longtemps été admis tacitement que les bibliothèques pouvaient faciliter l’accès à toutes les œuvres de l’esprit auprès de tous les publics qu’elles avaient mission de servir (c’était même et c’est toujours la justification de leur existence). La loi sur le droit de prêt leur a reconnu cette qualité d’intérêt public, même si les finances des établissements en ont souffert. L’essentiel était sauf : on pouvait diffuser tout et n’importe quoi dans l’intérêt des publics, dans la mesure où on avait acquis normalement les supports de ces œuvres. A propos, levons une incompréhension : les écrits des négationnistes ou les écrits pornographiques ne sont pas ‘interdits de bibliothèque’ ; un chercheur peut se fonder sur les fonds d’une bibliothèque pour remonter à la source, c’est là le rôle de l’établissement, qui doit veiller aux modes de communication adéquats en fonction des publics (eh, c’est une dimension élémentaire du desherbage du libre accès !).

Les complications récentes du droit de la propriété intellectuelle (en l’occurrence des détenteurs des droits d’exploitation – excusez-moi, je sors d’une journée hyper-juridique) ont contraint cet accès, tant sur l’étendue de la diffusion que sur ses modalités. Les bibliothèques universitaires, et leur consortium Couperin, connaissent bien ce casse-tête.

Mais jamais, au grand jamais, je n’avais vu les pouvoirs publics suggérer une solution visant à ne diffuser que les sources d’accès « sur liste blanche ». Otto Abbetz nous avait fait découvrir il y a près de 70 ans la liste des auteurs interdits pendant l’Occupation ; mais il n’était guère précurseur après les injonctions de l’Index de l’Eglise catholique…

Mais alors là, on atteint des sommets : des services publics – dont les bibliothèques – devraient élaborer une liste non pas ‘noire’ (on connait ça, dès qu’il s’agit de postes Internet accessibles aux enfants), mais une liste ‘blanche’ limitative, dont on notera qu’elle ne s’intéresse pas à la qualité de l’information diffusée…, mais au point précis qu’elle ne permettra pas de téléchargements illégaux. Qu’on poursuive des contrevenants, c’est normal. Mais qu’on limite l’accès à l’information en des lieux publics (et faits pour l’information, dans le cas des bibliothèques) au prétexte du risque éventuel de contravention, c’est me semble-t-il quasiment inconstitutionnel, non ?

Les bibliothèques, sans avoir changé de mission d’information publique, ont évolué dans leurs sources et moyens d’accès. Aujourd’hui, la toile d’araignée des liens hypertexte du Web est une ressource à part entière. La segmenter positivement (i.e. en en sélectionnant les accès a priori), c’est la transformer en unités indépendantes, disjointes, ce qu’elle n’est pas ! Si cette aberrante proposition – qui n’est pas une décision, rappelons-le quand même – devait voir le jour, je crains qu’il ne nous faille changer de métier : nous ne délivrerions qu’une information préalablement validée… Certes, cela ne toucherait que les points d’accès publics à Internet, si l’on en croit le billet signalé, mais la validité de notre accompagnement dans le savoir, livresque ou ‘internetien’, ne tient-il pas à notre liberté et notre responsabilité d’offre et de divulgation ?

Ou alors faut-il considérer qu’Internet relève de la sphère privée (et commerciale, cela va sans dire !) et non de la sphère publique ? Quel gigantesque retour en arrière, ou plutôt quelle mutation violente du citoyen – membre actif d’une cité – vers l’individu consommateur ! Cette sphère publique n’offrirait qu’une sélection pointilleuse de savoirs, et n’offrirait pas à l’appétit de ses citoyens la richesse des milliards de pages de textes, images, musiques disponibles sur Internet, et pourquoi pas demain dans les livres ou les disques ? Mais on programme avec cela la fin des bibliothécaires !

Si le réseau d’Internet représente une source essentielle d’information, en prescrire explicitement les sites autorisés d’accès revient à prescrire les titres présents dans la bibliothèque (on a connu ça autrefois à Marignane et ailleurs). Bou Diou (!), on n’accompagnerait plus les personnes au sein des savoirs possibles, on les dirigerait vers ce qui est économiquement admissible ? Oublie-t-on que les bibliothèques, espaces publics, sont pour bon nombre de personnes l’accès privilégié aux ressources du web faute de moyens personnels ?

Les bonnes âmes argueront que la sélection des titres présents sur les rayons relève d’une telle sélection préalable. C’est vrai. Mais c’est notre profession (et nos moyens !) qui l’impose. La seule restriction à notre action d’information est la limite posée par la loi (ou par la décence) à la diffusion d’œuvres particulières, et par notre responsabilité professionnelle (même si nous ne disposons pas d’un code de déontologie en bonne et due forme).  A quand les seules listes de titres autorisés, au lieu de laisser la justice décider des rares titres interdits ? Les bibliothèques, dans leur longue histoire, ont connu mille cas de censure, je ne connais pas d’autre cas où on ait voulu leur prescrire l’accès à un périmètre de savoir plus restreint que celui offerts aux citoyens individuels.

Qu’il faille interdire l’accès à (voire l’existence) certains sites manifestement et réglementairement hors-la-loi, cela peut se discuter. Mais qu’on médite de cibler limitativement l’accès public à Internet à un bouquet sélectionné de sites, c’est une aberration d’un point de vue bibliothécaire… et démocratique ! (soit dit en passant, le sénateur Bruno Retailleau, rapporteur auprès du conseil général des technologies de l’information, et soit-disant auteur de cette suggestion, me parait beaucoup plus raisonnable !)

Ce n’est pas possible, cette information. Si ? (more…)

mardi 17 février 2009

Evaluation et statistiques : les enquêtes de satisfaction

Filed under: Non classé — bcalenge @ mardi 17 février 2009
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A la suite d’un entretien avec une jeune collègue se proposant de lancer une enquête de satisfaction, Papy Bertrand se permet une fois de plus de livrer ses réflexions sur cet exercice subtil…

Première réaction devant la question centrale formulée sur le ton de « qu’appréciez-vous le plus ? » : non, non, mille fois non ! Cette question, sous quelque formulation que ce soit, est seconde. La principale question est : « qu’est-ce que vous avez à reprocher ? ». car une enquête de satisfaction n’est pas réalisée pour attribuer des satisfecit – malgré son nom -, mais pour repérer les présentations, contenus, processus… qui ne donnent justement pas satisfaction ! (voyez le test de Saracevic et Kantor, qui, tout en voulant mesurer le taux de satisfaction des usagers souhaitant obtenir un titre lambda, n’hésite pas orgueilleusement à se qualifier de « test de frustration » !).

Deuxième observation (pas vis-à-vis de cette collègue, mais de bien d’autres avant) : le questionnaire auto-administré (i.e. la feuille à remplir seul en sortie d’établissement) est une très mauvaise idée dès que l’on pose des questions subtiles. En effet, le choix des mots, évidemment mûrement pesé par l’enquêteur, ne l’est peut-être pas autant pour celui qui parcourt les lignes et coche en vitesse. Dans ce domaine particulier, un questionnaire auto-administré doit se limiter à quelques items très simples (trouvez-vous l’accueil aimable ? Comment estimeriez-vous le niveau de confort ?….) et proposer une réponse sous forme de baromètre (de 0 – glacial -, à 5 – très chaleureux -).

Troisième observation (toujours en général) : oublions l’interface commode du questionnaire anonyme ! Une trentaine d’entretiens d’une quinzaine de minutes chacun, articulés autour des ‘impressions’ personnelles de l’enquêté, fourniront bien des pistes (et non une « vision scientifique ») utiles à améliorer la … satisfaction !

Quatrième observation : pour peu que l’on s’intéresse à l’opinion des usagers – en termes de satisfaction ou d’insatisfaction – et qu’on choisit de réaliser des entretiens, oublions les statistiques (bon, d’accord, un usager sur 30 ça fait mathématiquement 3,3%… mais ce n’est jamais qu’un individu sur 30 seulement !). En revanche, les observations incidentes et les termes utilisés sont très intéressants : de 30 interviewés ressortent nécessairement des informations importantes éventuellement communes… qu’il reste à synthétiser hors de toute  statistique !

Cinquième observation : bien sûr, on veut toujours caractériser la personne interrogée (âge, PCS, lieu de résidence, inscription ou non à la bibliothèque, etc.) ! Mais ces éléments – utiles pour le questionneur – sont des évidences pour l’interviewé. Il peut se sentir ‘scanné’ s’il est interrogé d’emblée sur ces caractéristiques. On commence donc par lui demander son avis… avant de le convier en guise de conclusion à décliner son identité socio-professionnelle !

Sixième observation : n’oublions pas la durée ! A Lyon, nous avions imaginé de produire un baromètre auto-administré autour de quatre ou cinq questions élémentaires, sur 3 ou 4 semaines distinctes par an, et sur plusieurs années. Ce n’est pas réalisé, faute de moyens d’exploitation, mais il faut bien reconnaître que, comme pour beaucoup d’autres évaluations, l’intérêt réside dans la longue durée : comment évolue la perception des visiteurs ? Là est la vraie question !

Septième observation : de quelle « satisfaction » parle-t-on ? Les enquêtes Libqual des universités mettent justement en relation le service attendu et le service ressenti dans le contexte particulier de ces universités : ces dernières ont l’avantage de pouvoir compter sur une structure reconnue des disciplines – qui structurent les universités – et des objectifs éducatifs de ces institutions. J’avoue ne pas très bien savoir comment Libqual pourrait être adapté à une bibliothèque publique… En tout état de cause, cet exemple prouve une chose : la satisfaction, pour être évaluée, nécessite de fixer un horizon d’attente communément partagé par les personnes questionnées, ou du moins par les acteurs (tutelles incluses). Ce travail de circonscription des niveaux de service minimaux ou espérés mérite d’être mené avant de parler de satisfaction !

Huitième observation, et peut-être la plus essentielle : la satisfaction des utilisateurs est corrélée à celle des acteurs. C’est dans les relations des agents de la bibliothèque avec les usagers, dans la satisfaction ou l’insatisfaction ressentie par le personnel, que se niche la plus grande part de la satisfaction ou de l’insatisfaction des publics. Les agents en « front office » sont les meilleurs porteurs des ‘sentiments’ des publics : il faut les questionner, les écouter. Alors que nombre de bibliothécaires, agissant dans des structures plus que modestes, affichent une totale idylle avec leurs publics, j’ai parfois l’impression que les enquêtes de satisfaction auprès du publics dans des structures plus imposantes sont parfois un substitut au mal-être des agents. Et si on commençait par faire des enquêtes de satisfaction auprès du personnel, sur leurs modalités de relation à leurs publics ?
Alors, satisfaction des seuls usagers ou satisfaction de tous les éléments du même ensemble bibliothèque ? Et satisfaction de quoi ?

lundi 16 février 2009

Variations économiques sur les bibliothèques

Filed under: Non classé — bcalenge @ lundi 16 février 2009
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En nos temps troublés, où la rigueur s’abat sur les services publics (plus que sur les banques ou les marchands de pétrole, il faut l’avouer), la tentation est forte de sacrifier les bibliothèques, institutions saltimbanques jugées non essentielles à la reprise économique et quelque peu superflues. Les fermetures de bibliothèques se multiplient (voir ici ), leurs crédits sont resserrés (), et pire leur légitimité contestée. Que dire face à ce repli panique ?

A la recherche de la légitimité

La question se pose surtout pour les bibliothèques publiques. Les centres de documentation spécialisés peuvent connaître un sort variable, soit jugés essentiels pour le chiffre d’affaires, soit peut-être menacés par des recours d’accès direct au Web (ici). Les bibliothèques universitaires tirent un juste argument de l’économie d’échelle tirée de la mutualisation des ressources documentaires, car l’information est un carburant indispensable au fonctionnement de la recherche, de la formation et de l’enseignement. En revanche, les bibliothèques publiques sont bien moins assurées, malgré leur essor des dernières décennies, face à la « crise » :
– l’information à « valeur ajoutée » est volontiers renvoyée à la responsabilité des investissements des entreprises ou … aux ressources des universités et des établissements scolaires (de l’information « utile », en somme) ;
– le développement d’une culture personnelle est considérée comme une affaire personnelle, qui peut s’abreuver à bien d’autres sources (Internet, la télévision, les achats en librairie, etc.) ;
– le soutien à une formation tout au long de la vie est volontiers reportée sur les organismes ad hoc, ou sur la collectivité territoriale en charge de la fomation professionnelle, soit la seule collectivité ne supportant la charge d’aucune bibliothèque : la Région…

La démonstration impossible

Quittons un domaine volontiers arpenté, celui des bibliothèques dans l’économie de l’information, et abordons une question beaucoup plus triviale : les bibliothèques dans les arguments et arbitrages économiques des décideurs !…
Parlons clair : toute prétention des bibliothèques (au moins publiques) à réellement démontrer leur efficacité économique semble vaine. Maurice B. Line avait montré l’absence de causalité entre action des bibliothèques  et succès économique, et avait suggéré deux pistes : la nécessité d’un certain niveau de développement pour qu’un pays se dote d’un système moderne et efficace de bibliothèques, et la dimension essentielle de maintien du lien social qu’elles incarnent et activent (voir notamment : Maurice B. Line, « Do libraries contribute to wealth? », Library Association Record, November 1997). Bref, elles contribuent à créer du capital social, plus qu’elles n’interfèrent directement dans les rouages de la production économique…

Accepter les règles de l’efficience

Faut-il pour autant abandonner toute approche comptable de nos activités ? Je n’en suis pas sûr. Il est en effet des raisonnements qui peuvent non seulement être d’utiles arguments face à des restrictions parfois annoncées , mais également amener à considérer notre activité sous des facettes autres que celles plus « éthérées » de la culture ou de l’information.

Il serait sans doute suicidaire de refuser la contrainte d’une bonne utilisation des deniers publics, et l’activité bibliothécaire doit se donner les moyens de son efficience. De ce point de vue, les mesures qui traitent des tarifications (voir les débats sur le droit de prêt, ceux sur les tarifications d’inscription,…), des avantages financiers de choix d’investissement (la démonstration du « cost per use » par exemple), des améliorations d’ergonomie des circuits de traitement des documents, etc., sont on ne peut plus justifiés.

Mais pour justifier économiquement les bibliothèques elles-mêmes ?

Passons sur le constat récent de l’augmentation de fréquentation des bibliothèques publiques aux Etats-Unis, volontiers corrélée à la crise actuelle : l’argument ne tient pas – malgré ma conviction personnelle – faute d’un lien de causalité démontrée se substituant à cette corrélation.
Passons sur la conviction culturelle qui voudrait qu’un pays « développé » doive se doter de bibliothèques (affirmation n’est pas preuve).

Bref il existe, à mon avis, une véritable difficulté à vouloir plaquer des raisonnements de rentabilité sur l’institution bibliothèque dans son ensemble. Par exemple, les calculs reposant sur l’avantage économique d’une collectivité d’individus à se procurer des documents par la bibliothèque plutôt que d’en faire l’acquisition sont  intéressants, mais supposent qu’on trouve, politiquement parlant, aux documents des bibliothèques publiques une nécessité collective d’information allant au-delà du loisir (ou de la ‘culture’).

Par quelque bout qu’on prenne le problème, il faut toujours supposer, dans ces efforts de démonstration, qu’il existe préalablement la conviction politique qu’est indispensable un espace d’intérêt public nécessitant investissement public, pour le bien d’une communauté et non d’un agglomérat de consommateurs individuels (voir ici). Sans ce volontarisme préalable qui s’impose parallèlement aux règles du marché, peut-il exister encore un espace de négociation pour des services publics, comme les bibliothèques, relevant davantage de la conviction que de la démonstration ?

A moins que vous ayiez d’autres idées ?

mardi 10 février 2009

Empruntez un bibliothécaire !

Filed under: Non classé — bcalenge @ mardi 10 février 2009
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Le titre de ce billet est dû à J-C Brochard pour un billet remarquable qu’il vient de publier. Bien sûr, nombre de collègues connaissent ce type de service apparu dans les pays anglo-saxons et nordiques (« Borrow a librarian« ) et en ont apprécié la dimension disons… pittoresque et surprenante ! Mais, comme le souligne JC Brochard, on n’en connait pas d’épigones en France. Pourquoi ?

La première explication qui vient à l’esprit est le manque de temps. Je suis plus que sceptique quand je vois la multiplication des animations et activités innovantes dans nos établissements. Il faut bien du temps pour les concevoir et les réaliser !! Il faut donc chercher ailleurs…

Une intuition (vilain mot pas scientifique) me suggère que nous apprécions particulièrement de déléguer le « dialogue » ou la « valeur ajoutée » à des processus que nous mettons en œuvre. Par exemple :
–  Offrir aux lecteurs la possibilité d’ajouter leurs commentaires à des notices bibliographiques ou à toute autre production bibliothécaire délègue au système de gestion du catalogue ou du service particulier le soin d’engranger et de rendre visible des avis ou opinions. Je ne suis pas sûr qu’il entame un dialogue et encore moins qu’il engage la personne des bibliothécaires eux-mêmes…
–  L’opportunité technologique de mise en œuvre de portails thématiques sophistiqués autorise davantage l’exacerbation de la production de contenus soigneusement ciblés, qu’elle n’encourage l’exposition  des bibliothécaires à la diversité des interrogations des publics concernés…
–  L’étude de l’usage des cahiers de suggestions montre clairement leur fonction dérivative et extériorisante, plus que d’ouverture au débat.
– Les activités d’accompagnement personnel sont soit organisées dans des ‘services pédagogiques’ aux prestations structurées, soit déléguées à des personnels non-bibliothécaires (moniteurs, autrefois emplois-jeunes,…).
– Un travail de recherche de Laurence Bourget, alors élève-conservateur de l’enssib avait relevé en 2004, parmi les cinq priorités majeures des chercheurs en sciences sociales en termes d’accès aux ressources de la bibliothèque, un suivi personnel par un bibliothécaire ‘personnel’ au fait de leur problématique, attentif à leurs pistes de recherche, disponible par tous moyens non institutionnels (i.e. pas seulement derrière un bureau de référence, mais aussi par mail, rendez-vous au labo,…) : cette dimension existe-t-elle dans les profils de poste et plans de charge de travail des professionnels en SCD ?

Je n’affirme pas que nombre de bibliothécaires n’engagent pas de dialogues personnels, ni rechignent à passer des heures à débrouiller un problème individuel, au contraire (et heureusement !). Mais en termes d’organisation les faits sont têtus : les bibliothécaires sont conscients qu’ils développent un capital de connaissances et de savoir-chercher, mais préfèrent déléguer – ou organiser – la transmission du capital en question à des instruments ou processus de services qui (tout web 2.0. veulent-ils être parfois) restent fondamentalement dépersonnalisés… ! Encore une fois, pourquoi ?

Examinons trois pistes :

  • La première semble évidente : il faut gérer des flux. Et dans une organisation le temps est mesuré au flux des visiteurs, non à leur hypothétique et inégal besoin d’accompagnement. En outre, les bibliothèques s’inscrivent volontairement dans une conception d’égalité du service public qui rechigne à dépenser du temps pour un individu au détriment des autres.
  • la seconde tient à une révérence inconsciente aux documents proposés. Le bibliothécaire ne serait qu’un orienteur au sein de la collection qu’il a patiemment et savamment sélectionnée, actualisée et mise en ordre. Cette révérence intègre les circuits reconnus d’appropriation de ces collections : par exemple, il faut prêter !  Je renvoie au remarquable billet de Xavier Galaup préoccupé par  le cantonnement des ‘discothèques’ à l’activité de prêt de ‘galettes’; l’existence même de ces services serait mise en péril par le téléchargement de musique (comme si l’activité fondamentale des espaces musique était … de prêter des supports smileys Forum)
  • La troisième piste tient peut-être à une longue tradition française d’une conception des agents publics : le fonctionnaire est éminemment remplaçable et n’a pas à s’exposer (à tous les sens du terme), il est au service d’une administration et n’a pas à exprimer sa personnalité, etc. Sans compter que l’éminente « remplacabilité théorique  » (?) du fonctionnaire le conduit davantage à s’inscrire dans des processus collectifs dépersonnalisés qu’à assumer ouvertement sa compétence personnelle au service des publics qu’il sert. Allons, soyons honnête : disons que l’organisation même des services encourage souvent cette attitude plus qu’elle n’est revendiquée par les agents…

Alors, dans ce contexte, poser la question d’un service explicite « empruntez un bibliothécaire » me semble pertinente. Non pour nier la valeur des services de référence recevant sur rendez-vous (quand il en existe), ni celle des services d’orientation au champ pré-défini (car il en existe), mais pour reconnaitre au coeur de l’organisation des services, dans leur dimension la plus triviale (les temps de travail, la répartition des tâches, les temps de rendez-vous, etc. ), à la fois l’acceptation et la reconnaissance des besoins -exprimés individuellement- des personnes qui composent notre public (besoins par nature imprévisibles, même s’il concernent le champ vaste de l’information), et les richesses incomparables de nos nouvelles ressources documentaires exclusives à l’heure du savoir explosé et inflationniste : les bibliothécaires eux-mêmes (champs individuels de compétences, trajectoires personnelles d’acquisition de connaissance et de savoir-faire,…).

Il faut s’en convaincre : plus l’information sera abondante et accessible aisément, plus les bibliothécaires seront irremplaçablessmileys Forum. Encore faut-il oser inscrire cette nécessité dans des services explicitement construits sur cette richesse totalement individuelle. Non ?

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