En préalable à ce billet :
Ce texte est initialement paru le 6 septembre au soir. Le 7 au matin, je découvrais un long commentaire de Calimaq, qui mettait à bas plusieurs des points juridiques que je soulevais. Inquiet de découvrir que ma plume ajoutait aux arguments infondés et à la confusion ambiante, j’ai immédiatement retiré ce billet, afin de réfléchir à ce qu’il convenait de faire. Le week-end aidant, j’ai décidé de le republier avec ce préambule, et en vous recommandant vivement de ne pas vous tenir au texte seul de ce billet, mais à considérer avec la plus grande attention les commentaires qui le rectifient ou appellent à approfondissements. Fin du préambule…
La diversité des débats actuels, mêlant numérisation des collections publiques et accord éventuel Google-éditeurs américains, ne facilite pas la décantation des questions. Mais baste ! Ceci est juste un carnet de notes. Voyez donc dans ce billet une étape dans la décantation, et non une réflexion aboutie… Pardon pour la longueur du billet !
Le patrimoine n’a-t-il pas bon dos ? Nouvelle renaissance du vieux dilemme, conserver ou diffuser, ce patrimoine brandi brouille (oh la belle allitération !) à plaisir les actuels débats autour des numérisations des collections de bibliothèques.
Parlons franc : Google numérise à tout va des collections de bibliothèques (on parle même de la BnF, c’est dire !), et les insurgés se lèvent, avec notamment trois arguments tournant tous autour de diverses acceptions du patrimoine :
– les collections publiques sont la propriété de la nation, et non d’une société commerciale ;
– dériver l’exploitation de ces collections – sous forme numérique – vers une société commerciale revient à priver la collectivité du bénéfice de cette exploitation ;
– autoriser la mainmise commerciale progressive d’un acteur commercial unique sur la version numérique des collections des bibliothèques conduit à placer le patrimoine sous le bon vouloir de cette société, donc le capital culturel de la nation, donc (?) la liberté d’information des citoyens.
Aucun de ces arguments n’est évidemment stupide, mais chacun d’entre eux néglige une dimension sans doute oubliée des collections patrimoniales (et autres) des bibliothèques.
La propriété des collections
Il est sans doute nécessaire de rappeler que la collectivité ne « possède » pas du savoir, mais seulement des supports (livres, disques, DVD, …). Si les livres -par exemple- possédés sont libres de droits d’exploitation, ils ne sont jamais libérés du droit d’auteur, en France du moins. Et si un exemplaire d’un livre est détenu par une bibliothèque, cela ne confère à cette dernière aucun droit sur son contenu : si celui-ci est libre de droits d’exploitation, libre à chacun de le reproduire, de l’exploiter, de dormir avec ad vitam aeternam (alors qu’il devra rendre le codex matériel qu’il aura emprunté à la bibliothèque). Et si ce quelqu’un reproduit ou exploite un texte procuré par la bibliothèque mais non libre de droits, ce n’est pas à cette dernière qu’il devra rendre des comptes, mais aux ayant-droits – éditeur compris et d’abord évidemment (donc détenteur des droits d’exploitation) !
En ce qui concerne les collections patrimoniales, donc en majeure partie des collections libres de droits d’auteur (donc d’exploitation) car tombés dans le domaine public (mais pas seulement, on y reviendra !), le droit d’auteur a peu de chances de s’exercer : à mon avis, vous pouvez vous lancer dans des pastiches ou rééditions du Roman de la Rose sans danger ! La bibliothèque devient-elle alors un auteur ou un éditeur par substitution ? Que nenni ! Ce qu’elle doit protéger, c’est ce support, parfois devenu rare, et en garantir la diffusion adaptée. Bref, la seule chose qui soit patrimoniale dans nos collections, ce sont les codex de papier ou plus rarement de parchemin. leur contenu (le savoir) n’est pas régi par des textes relevant des bibliothèques, mais par ceux – beaucoup plus larges – relevant du droit d’auteur.
Numériser une collection patrimoniale libre de droits d’exploitation, et en diffuser à sa guise le contenu numérique, n’est donc pas antinomique avec la patrimonialité des collections matérielles. Tout au plus la bibliothèque peut-elle conditionner la réutilisation, la numérisation, ou le téléchargement du document une fois numérisé à quelques frais de gestion et/ou à des mentions de courtoisie.
La perte de bénéfices
Il est toujours assez amusant de voir bibliothécaires ou chercheurs, habituellement si dédaigneux de la gestion publique (sauf pour obtenir plus de crédits) se préoccuper de la dilapidation d’un patrimoine si précieux… pour lequel jamais les pouvoirs publics n’ont voulu investir largement en vue de le garantir, l’exploiter, voire le « rentabiliser » ! Contrairement à beaucoup de collègues, je ne pense pas que le problème vient d’une absence d’investissement des pouvoirs publics (nationaux ou locaux) dans la numérisation des collections, mais beaucoup plus dans l’absence d’anticipation dans ce qui relève vraiment des pouvoirs publics : la réglementation.
La réglementation-législation étant ce qu’elle est, le statut des œuvres dites orphelines (avec au moins un ayant-droit inconnu ou non joignable : car c’est cette question mêlant ‘patrimoine’ des bibliothèques, éditeurs et Google dans un nouveau rebondissement, qui agite les esprits aujourd’hui) est toujours non réglé, malgré quelques tentatives vite avortées. Définitivement, la question de la ‘richesse’ économique – et morale – des contenus revient aux auteurs et (surtout) à ceux auxquels ils ont confié les droits d’exploitation (ce qui conduit au débat actuel sur l’accord proposé aux éditeurs par Google).
En clair, les bibliothèques n’ont aujourd’hui ni l’argument juridique ni les moyens logistiques de faire valoir un quelconque intérêt économique sur cette part ‘orpheline’ de leurs collections.
Le totalitarisme de l’accès à l’information
Alors reste le fantasme d’une main-mise absolue d’un acteur commercial sur l’information disponible dans le monde. Ce qui effraie là est le monopole de l’indexation, monopole non tant de la possession des contenus que de l’efficacité et de la popularité du moteur indexeur. En effet, le patrimoine est à l’abri : les collections (en leur sens premier, donc en leur dimension de documents matériels assemblés et organisés) restent la propriété des bibliothèques publiques, et l’accès à ces collections reste sous la main des dites bibliothèques, y compris sous leur forme numérique.
Toutefois, la crainte n’est pas infondée, tant il est vrai que la force d’un Google tient dans sa masse critique autant que dans ses capacités d’indexation et la puissance de son ergonomie. Mais la réalité de ce risque doit-elle conduire à refuser cette opportunité en dépit de solutions alternatives crédibles ? Par exemple, la récente proposition de l’IABD de consacrer l’emprunt national annoncé à racheter les droits des œuvres orphelines et à entreprendre une opération de numérisation à grande échelle des collections publiques me désole : d’une part acheter des droits à un instant T (en fait bloquer un magot conséquent à l’intention d’hypothétiques apparitions d’ayant-droits) ne règle pas la question des futures œuvres orphelines, d’autre part penser la numérisation de masse sans opérateur efficace et consensuel est une aberration, de plus imaginer l’information au seul prisme des collections de bibliothèques est singulièrement nombriliste si l’on ne pense pas aux multiples autres ressources du web (largement aussi – plus ? – utilisées que ‘nos’ contenus !), enfin – même si j’adore les bibliothèques – je ne suis pas sûr que cette opération qui se veut anti-monopolistique soit prioritaire en cette période où d’autres urgences de financement commandent.
La réponse aux risques d’un monopole sur l’accès à l’information passe-t-elle par la mobilisation d’un emprunt national voire par une législation anti-trust ? La question n’est pas économique, elle relève de l’intérêt général découlant de la déclaration des droits de l’homme de 1789 déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 :
Art 19 : Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.
Art 26 :- 1. Toute personne a droit à l’éducation.
Art. 27 – 1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent.
(Merci Calimaq !)
Introduire les bibliothèques dans le débat, cela pourrait revenir à ouvrir enfin le champ de ces droits du citoyen, en déclarant au moins les œuvres orphelines libres de diffusion dans les bibliothèques. En attendant ce moment, les bibliothèques ne peuvent en matière numérique que rester soumises à la primauté absolue du droit d’auteur et aux négociations des diffuseurs, au mépris de leur mission.
Quel patrimoine public dans les bibliothèques ?
Jusque-là, on est souvent resté dans une conception du patrimoine régie par des questions de propriété économique. Le patrimoine, de ce point de vue, c’est un bien propre évalué à l’aune d’un marché. Mais est-ce bien de ce patrimoine-là que traitent les bibliothèques ?
Ce patrimoine que constituent et transmettent les bibliothèques, ce n’est pas un capital marchand, et ce ne l’a jamais été. C’est un capital d’opportunités de connaissances pour une population, qui ne prend sa valeur (bien peu monnayable !…) que par son appropriation. Ce qui compte, ce n’est pas tant la valeur intrinsèque voire financière des documents, que les publics qui utilisent et que sert l’institution bibliothèque.
Alors, que faire ?
Actuellement et à titre personnel, en l’absence d’alternative crédible, je souscris à certaines des nombreuses affirmations de bibliothèques ayant cédé aux offres de l' »ogre », par exemple :
« Nous annonçons aujourd’hui l’ouverture de notre bibliothèque au monde entier. Nous franchissons ainsi une étape décisive dans la mise à disposition sur le Web de livres et de connaissances, cette mise à disposition étant le but principal de toute bibliothèque. Grâce à cette initiative, les lecteurs du monde entier pourront découvrir et accéder aux richesses littéraires de l’Allemagne sur le Web, à tout moment et à partir de n’importe quel ordinateur.« (Bibliothèque de l’Etat de Bavière)
« Autrefois, seuls les visiteurs de notre bibliothèque avaient le privilège de « visiter » nos livres. Désormais, toute personne intéressée par les nombreux titres de notre bibliothèque peut y accéder en ligne, ou simplement les découvrir par hasard en effectuant une recherche dans l’index de Google Recherche de Livres. C’est un énorme pas en avant : les lecteurs de tous les pays peuvent ainsi découvrir les richesses historiques des littératures catalane, castillane et d’Amérique latine et y accéder. » (Bibliothèque nationale de Catalogne).
Est exprimée là une conception du patrimoine qui pose au premier plan non le capital économique des collections, mais la fonction première des bibliothèques : diffuser leurs contenus auprès des publics qu’elles doivent servir. C’est une différence essentielle d’avec les autres institutions dites patrimoniales, lesquelles peuvent sont fondées en partie sur une assise économique : « la Joconde » est unique, comme tous les tableaux détenus par des musées, mais un exemplaire des « Misérables » ne l’est pas. Chaque exemplaire est bien sûr unique, dans sa matérialité, mais pas le contenu ‘intellectuel’, qui est fait pour être largement diffusé, du point de vue des bibliothèques au moins. Le capital culturel ne se gaspille pas en étant diffusé : il s’accroit en étant partagé.
Alors, dans cette perspective, il ne faut pas se tromper de combat : sur la question des opérateurs qui permettront d’accéder à des contenus (éditeurs scientifiques, Google, etc.), ce qui importe est l’efficacité de l’opérateur. Pour l’information brute, les opérateurs privés sont actuellement les meilleurs, et il serait aberrant de chercher à leur barrer la route sous prétexte qu’ils sont privés. Aucune, je dis bien aucune, bibliothèque de statut public n’a jamais été capable de proposer des contenus numérisés en masse significative, ni surtout des outils ergonomiques qui permettent non seulement d’accéder aux contenus numérisés de leurs collections, mais encore à celles d’autres établissements ou ressources non incluses dans les collections ; les projets louables de type Open archives sont plus préoccupés par leur masse critique et l’architecture des métadonnées que par la pertinence de leur consultation par les publics…Pour des informations plus sophistiquées en revanche (itinéraires adaptés à des publics, corpus intellectuellement mûris), je ne sache pas que les bibliothèques aient beaucoup de concurrents, pour peu qu’elles consacrent leurs efforts à cet aspect-là, au lieu de vouloir jouer les Google.
Patrimoine public ou caractère public de l’information diffusée par les bibliothèques ?
Il me semble que, pour les bibliothèques au moins, le débat ne se situe pas essentiellement dans des questions de propriété des oeuvres ou de monopole de diffusion (problème que par ailleurs subissent déjà les bibliothèques universitaires pour les revues scientifiques). Je pense qu’en matière de documents numérisés, en l’état actuel du droit, les bibliothèques ne disposent d’aucun patrimoine économique : soit elles ont numérisé des fonds libres de droits d’auteur (et dans ce cas elle ne peuvent quasiment rien revendiquer), soit ces œuvres numérisées ne sont pas libres de droits, et elles n’ont aucun droit de les mettre en ligne (ou alors seulement d’en permettre la consultation sur des postes dédiés, et encore dans les seules institutions dépositaires du dépôt légal). La question du monopole n’est pas anodine, certes, et je n’aurai pas la légèreté de la balayer. Mais il est prioritaire d’affirmer une fonction beaucoup plus fondamentale, à préciser juridiquement : la fonction d’information publique des bibliothèques, comme le souligne de son côté Dominique Lahary.
L’important est là : une bibliothèque publique (municipale, universitaire, nationale) est-elle un acteur de même statut qu’un éditeur ou que Google ? S’inscrit-elle dans le champ concurrentiel ? Sa fonction première est-elle, en notre ère numérique, de protéger « ses » contenus ? Lorsque l’œuvre était indissociable du codex, la confusion était possible et sans doute en partie nécessaire ; avec la numérisation, il faut bien reconnaître qu’à l’image du roi du conte d’Andersen, les bibliothèques sont nues, au moins en termes de propriété du savoir, des contenus.
Le débat actuel doit dépasser le nécessaire souci de protéger les collections et leurs trésors, bien sûr, mais ne doit pas se déplacer seulement vers le champ de la concurrence économique. Il faut garantir, enfin, que les bibliothèques de statut public ont le droit et même le devoir de diffuser librement les contenus (y compris en ligne) pour lesquelles elles ont acquis un accès (achat d’un livre ou d’un accès numérique), ou pour lesquels cet accès leur a été concédé. C’est déjà le cas, je l’avais souligné, pour les livres achetés dans le cadre juridique du droit de prêt. La solution fut alors trouvée à travers le paiement par l’État d’une somme forfaitaire à des sociétés de gestion des droits, sans que les auteurs puissent refuser le prêt de leurs ouvrages : qu’attend-on pour réaliser quelque chose de semblable, afin de garantir la libre diffusion par les bibliothèques de statut public, diffusion non commerciale matérielle et numérique, des œuvres orphelines (et même pourquoi pas sous droits, rêvons un peu) ? Fût-ce en mettant légèrement à contribution les collectivités elles-mêmes (État + collectivités territoriales et universités, voire via des consortiums nationaux habilités), et en instaurant des dispositifs réglementaires : à quand l’instauration réglementaire d’un ‘fair price‘ qui fonderait cette fonction d’information publique des bibliothèques, au lieu de les laisser cantonnées à la gestion de leurs supports collections ?
Cela ne passera évidemment pas sans accommodements, sans concessions, sans négociations avec de multiples partenaires (lisez ce remarquable article de S.I.Lex, et cet autre du même, bien plus compétent que moi en la matière !). Mais le principe proposé, exigeant en termes de résultats, impose l’évidence de cet objectif essentiel : donner accès au citoyen, et pas seulement au consommateur. Pour les bibliothèques, la question du monopole n’est pas seconde, elle est autre.
P.S. : à cause de ou grâce à Google, on parle surtout des livres. Pitié, n’oublions pas les revues et magazines, les livres et les DVD, ou plutôt, pour être logique, l’accès public à leurs contenus, numérisés ou non !!