Bertrand Calenge : carnet de notes

samedi 21 mars 2009

Le rapport statistique d’activité : (1) le patrimoine, ou l’évaluation impossible

Filed under: Non classé — bcalenge @ samedi 21 mars 2009
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Comme chaque année, me voici confronté à la lourde tâche compilatoire du rapport statistique d’activités destiné à la DLL. Lourde tâche non tant par sa longueur que par l’ambiguïté des comptages pour quelques rubriques. Au-delà des interprétations délicates de certaines données (déjà évoquées ici ou ), il est deux comptages au moins qui me posent problème dans leur quantification même : le patrimoine et les activités culturelles. Pour ne pas infliger la lecture d’un billet trop long, je m’arrêterai ici sur le patrimoine.

Identifier le patrimoine

Quand on travaille dans une bibliothèque de quelque importance, on connait la présence, au-delà des collections les plus actives proposées en accès libre, d’une masse imposante de documents accumulés dans les magasins et plus ou moins identifiés.
S’il faut cerner ce que peuvent représenter les collections patrimoniales, on va naturellement se tourner vers ce stock. Première erreur ! A Lyon, les collections bibliographiques disposées en libre accès dans le département du Fonds ancien sont exceptionnelles – grâce à Henri-Jean Martin qui en a patiemment initié le rassemblement -, et sans nul doute patrimoniales.
Soit, incluons ces quelques milliers de documents parfaitement identifiés… et revenons aux magasins. Tout y est-il patrimoine ? Bien sûr que non : une partie des documents entreposés le sont simplement par déficit d’espace dans les salles de libre accès : d’ailleurs, ils peuvent être prêtés à domicile sur demande. D’autres représentent un héritage indistinct, souvent relativement contemporain, qui n’est pas proposé au prêt à la fois parce que les forces manquent pour les intégrer dans les outils bibliographiques informatisés (qui ont été mis en place au mieux une bonne vingtaine d’années auparavant)… et parce que, au fond, on en connait le caractère disparate et d’un intérêt indiscernable…

Alors, quels sont les documents patrimoniaux au sens du rapport évoqué plus haut ? On va bien sûr prendre le parti d’y inclure les fonds dits anciens, nommément désignés par les textes réglementaires. Pour les identifier, certains se réfèrent, par respect des circulaires, à la fameuse frontière de 1810 (d’autant plus pittoresque qu’elle ne se rapporte à aucun événement particulier dans l’histoire de l’édition, de la pensée ou de la société, mais plus prosaïquement à la date de naissance de la bibliographie nationale mise en œuvre par des bibliothécaires…), le défunt CSB recommandait une définition glissante des 100 ans d’âge, d’autres englobent selon un consensus local une période plus étendue (à Lyon, la frontière est 1920). Premier constat : ce qui est déclaré patrimonial en tant que fonds ancien relève d’un postulat local qui, même argumenté à chaque fois par d’éminents conservateurs, agglutine au niveau national des acceptions hétéroclites.

Le patrimoine saurait-il se confiner à la seule ancienneté ? Les textes le disent : il faut y comprendre également les fonds « rares et précieux ». La préciosité ne saurait guère s’estimer en termes financiers, les bibliothèques ayant rarement l’occasion de proposer leurs collections aux enchères, de même que la rareté, pour être exprimée valablement, mériterait un recensement international et un « seuil d’accession à la rareté » parfaitement défini. Faute de ces points de repère, on est vite démuni… Pourrait-on alors en conclure hâtivement que le patrimoine, c’est tout ce qui s’accumule dans les magasins (du moins dans les magasins non réservés à une circulation de prêts) ? C’est là une définition perverse confondant patrimoine et résidu en instance de traitement : les stocks résiduels datant du XXe siècle sont ô combien abondants sans projet intellectuel dans les magasins… !

Le choix  que j’ai opéré avec des collègues (purement statistique, mais quand même conceptuel) s’appuie sur une définition positive du patrimoine. Non, tout ce qui est stocké n’est pas patrimonial, seul l’est ce qui est explicitement désigné comme tel. Si on y trouve évidemment les fonds anciens désignés en fonction du consensus local cité plus haut, on va y ajouter pour les fonds plus contemporains (mais pas seulement) non tant des documents particuliers que des collections (ensembles de documents choisis et regroupés volontairement ensemble). Parmi celles-ci, peu nombreuses sont celles émanant des bibliothécaires eux-mêmes : le fonds local évidemment, une collection volontariste d’œuvres d’art contemporaines, etc. Pour le reste, rendons-nous à l’évidence, les véritables « collections » à valeur patrimoniale sont les ensembles constitués par des collectionneurs – particuliers ou institutions -, qui ont cédé à la bibliothèque la propriété, la gestion ou l’usage de ces unités documentaires et surtout intellectuelles. C’est le listage volontaire de ces collections spécifiques qui désigne, in fine, les « collections patrimoniales ».
Ah, j’oubliais, nous avons une autre règle : en élémentaire respect pour le « patrimoine », nul document pouvant être emprunté à domicile ne saurait être statistiquement déclaré patrimonial. C’est là une règle élémentaire de précaution, qui suppose un contrôle spécifique de la communication des  documents désignés patrimoniaux.
Donc on en arrive à un second postulat (au moins local) : est patrimonial tout ensemble documentaire identifié localement comme tel, à l’exception des documents non soumis à des règles de communication restrictives.

Décompter le patrimoine

Après tous ces efforts (encore une fois très localement décidés), il va falloir compter, car le rapport d’activités de la DLL est quasi-exclusivement quantitatif. Là, les difficultés s’accroissent, et les chiffres deviennent fous. Listons un  peu :
– comme on l’imagine, une bibliothèque publique et patrimoniale n’a pas souvent décrit tous les documents patrimoniaux dans ses bases bibliographiques. Il faut alors estimer, au doigt mouillé, la volumétrie globale des collections, et en soustraire la part cataloguée pour évaluer la part non incluse dans les catalogues ;
– l’introduction des nouveaux outils numériques de traitement des documents patrimoniaux donne quelques migraines à qui veut compter. Par exemple, l’adoption d’un format EAD pour la description d’archives diverses est mal traitable selon les codes quantitatifs existants : selon qu’on choisit l’unité de comptage au niveau de l’ensemble, de ses éléments de regroupement au premier niveau de dépouillement, au second niveau, ou plus finement encore…, combien a-t-on de documents ? Comme au XIXe siècle, on retrouve le paradoxe qui veut qu’un document n’existe que lorsqu’il est identifié comme unité distincte par les bibliothécaires ! Autre exemple, la numérisation des documents anciens (ou non) permet de créer des corpus d’images (les marques des anciens possesseurs, les enluminures,…) constituant autant de documents s’ajoutant à leurs originaux. Chaque document relié est-il unique ou existe-t-il aussi par les multiples unités de sens numériques qu’il permet de générer dans des corpus divers ?
– Un  dépôt ou un legs comportant une foultitude de monographies et emboîtages se révèlera d’une volumétrie incomparablement croissante au fur et à mesure qu’on dénombrera les milliers d’estampes contenues dans les emboîtages.
Ne parlons pas des périodiques imprimés, ces »documents de flux », ni des « bases de données patrimoniales ». Pour les premiers, leur patrimonialité est indiscernable – sauf si on fait l’acquisition d’une collection complète des fascicules d’un périodique disparu -, ou alors la très ancienne et toujours actuelle Revue des deux mondes est un élément patrimonial jusqu’aux plus récentes livraisons, dès qu’on n’en pilonne pas les fascicules. Pour les secondes,  la patrimonialité des bases numériques me laisse rêveur. Le numérique est par nature peu durable, et surtout les technologies évoluent : à Lyon est entamée une migration qui va permettre de passer d’une quatorzaine de bases de documents numérisés à une seule bibliothèque numérique intégrée. Je compte quoi ? La réponse est NC, ou si l’on préfère N(‘importe) C(quoi) !…

Des limites du comptage

Il est des moments où le comptage devient surréaliste, et par là-même inutile. Même si j’adore le moment final où je clos mon calcul de données en identifiant à l’unité près le chiffre impressionnant des collections patrimoniales (ouf !), j’en connais la vanité.

La volumétrie ne rend pas compte de la richesse réelle : plus on entre dans l’ère d’une production industrielle de l’édition (donc dès le XIXè siècle), plus c’est l’ « intention intellectuelle de collection » qui devient intéressante. Je cite souvent ce travail d’une élève de l’enssib, Cécile Röthlin, qui avait été chargée par une bibliothèque d’évaluer le « stock » acquis auprès de la famille d’un ancien libraire décédé, hongrois ayant fui en France après avoir connu l’invasion nazie puis les diktats du communisme, et avait consacré son temps à rassembler une collection fascinante sur les sources et manifestations des dictatures ayant sévi en Europe ; au-delà de la politique étaient convoqués la philosophie, l’art, la littérature, etc.,  constituant un ensemble remarquable par sa constante intention : rassembler les origines des totalitarismes du XXè siècle.  La bibliothèque acquéreuse (non, ce n’est pas la BM de Lyon) avait au départ l’intention de simplement combler les lacunes de ses collections , elle a découvert qu’elle disposait d’une entité patrimoniale, dont le bilan ne pouvait en aucun cas s’évaluer quantitativement, mais s’apprécier à l’aune de ses richesses interactives, comme un tout. D’autant que, après analyse, très peu nombreux étaient les titres individuels vraiment rares sur la place lyonnaise… : pour mon rapport, il aurait fallu que je me limite à intégrer soit 50 volumes (version « je comble des lacunes dans mes collections », bilan patrimonial peanuts) soit plus de 5 000 (version « je dispose d’une collection exceptionnelle « )…

Inventer d’autres formes d’évaluation du patrimoine

Pourquoi diable faut-il toujours dénombrer ? L’angoisse du nombre saisit toujours les bibliothécaires dès qu’il s’agit de collections (et pas seulement patrimoniales). J’y vois une des révérences du métier, celle portée à l’ « œuvre », et partant à la monographie. Toute collection est décomposable en segments matériels, toute pensée est fragmentable en unités monographiques. Et nous apprécions volontiers une collection à l’aune de ces unités, ou plutôt de ces fragments isolés. Mais tout responsable sérieux d’un secteur documentaire sait que tel titre aride n’a de sens qu’aux côtés de tel autre titre plus futile, que son rayon est un équilibre subtil entre diverses pensées auxquelles chaque rameau manquant serait éventuellement dommageable !
La différence entre la collection « courante » et la collection patrimoniale, c’est que la première tente une représentation vivante d’une pensée offerte à la communauté d’aujourd’hui – et est donc éminemment mouvante du fait de ‘évolution de cette communauté active -, autant la seconde pose en préalable la consistance d’une intention collectionneuse avant de bien sûr la rendre vivante et signifiante pour nos contemporains. Et, cela peut naturellement concerner aussi bien des collections contemporaines que des fonds vénérables…

Et je me dis qu’une autre approche ne serait pas inutile, et au moins complémentaire :
– identification et description sommaire (y compris, oui, la volumétrie) du fonds ancien « informel » (i.e. hors collections spécifiques) en précisant la date en-deçà de laquelle le stock est localement déclaré ancien ;
– identification particulière des collections non courantes identifiées comme des ensembles intellectuellement cohérents (« anciennes » ou non), des types de documents les constituant, en signalant leurs thématiques fortes, la couverture géographique et historique de leurs contenus voire de leurs contenants, et pourquoi pas leur volumétrie très approximative (un peu ce qui avait été mis en œuvre par le CCFr) ;
– indications sur les modes de description (métadonnées et niveaux d’accessibilité) des dites collections : catalogage traditionnel, traitement EAD, base d’images numérisées, fiche descriptive approfondie, etc.

Oui je sais, ce n’est pas très statistique. Mais si les statistiques sont faites pour éclairer les décideurs, celles concernant les collections patrimoniales me paraissent aujourd’hui d’une singulière pauvreté, alors qu’elles ambitionnent de compter près de 13 millions de livres (sans compter estampes, etc.) ! Un peu d’information contextuelle ne peut jamais être inutile, même si elle n’est pas transposable en graphiques ou pourcentages.

On me demande d’évaluer, et pour cela notamment (mais pas seulement, Dieu merci) d’opérer des décomptes. En matière de patrimoine, la question du décompte est singulièrement accessoire. Sinon pour argumenter en termes de moyens ou être les plus forts à la récré. Et encore ! Une collection patrimoniale restreinte mais cohérente, comme en possèdent et en exploitent plusieurs bibliothèques moyennes, peut être source de moult travaux, mises en ligne, travaux scientifiques, colloques, expositions, etc ! Et cette richesse-là vaut plus que des milliers d’unités dépareillées. Le patrimoine est construction et production plus que stock et   simple usage de consultation sur place, comme Nicole Balley le rappelle justement.

En matière de patrimoine, le compte n’est pas bon. Non ?

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mardi 17 mars 2009

Le fantasme de la collection idéale

Filed under: Non classé — bcalenge @ mardi 17 mars 2009
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Un précédent billet m’a valu quelques commentaires et surtout discussions personnelles, qui méritent une petite réflexion. Partons de l’interrogation traverse régulièrement l’esprit de tout acquéreur : « Tel auteur, ou plus précisément tel titre, vaut-il la peine que j’investisse mes maigres ressources pour le proposer à ‘mon’ public ? ». Question ô combien légitime pour un gestionnaire prudent des quelques deniers qui lui ont été confiés ! On devine que ma réflexion ne concerne pas la question, mais les réponses diverses (voire les réactions viscérales) qui peuvent lui être apportées, dans le cadre des bibliothèques publiques particulièrement (c’est un peu différent dans les institutions universitaires).

Le délire de l’Index

Passons sur ceux qui ploient sous le fardeau de leurs haines personnelles – littéraires, politiques ou scientifiques – et se croient fantasmatiquement légitimés dans leurs invectives du fait de leur fonction professionnelle (bien qu’à ma connaissance les recrutements et plus encore les fonctions assignées s’appuient plutôt sur des connaissances, des compétences voire des convictions positives, non sur des rejets haineux). Confondre la sphère privée et la sphère professionnelle devient hélas courant, mais ne mérite pas discussion… A l’Enfer des bibliothèques heureusement disparu ne doit pas se substituer plus radicalement encore (car les titres de l’Enfer étaient tout de même présents sur les rayonnages !) l’interdit absolu d’une parole et d’une mémoire publiques.

L’angoisse du choix

Plus quotidiennement, chaque bibliothécaire sait que, au regard d’une production proliférante, il ne pourra en proposer que quelques spécimens. Mais lesquels ? Les pressions sont multiples au moment de la sélection, même si par ailleurs une politique documentaire définit des axes :

  • la conviction positive – « par rapport à ce que j’ai déjà rencontré dans le domaine, ce titre est vraiment génial » – est un  argument plus qu’honorable, sutout si le titre s’inscrit dans le droit fil des priorités ou points forts de la collection ;
  • l’influence des critiques, de la réputation de l’éditeur ou de la collection, est elle aussi souvent justifiée ;
  • la pression des publics – simples lecteurs ou prescripteurs – ne peut en aucun cas être négligée ;
  • le repérage d’un déficit dans la collection rend nécessairement réceptif aux titres relevant du secteur déficitaire ;
  • inversement, la couverture abondante d’un sujet ou d’un auteur peut légitimement rendre circonspect quant à une nouvelle acquisition, sauf si elle remplace avantageusement un titre délaissé ;
  • et surtout, mais surtout, la quotidienneté des acquisitions, conjointement réparties sur le déroulé d’une année budgétaire et sur le flot imprévisible et continu des productions, réduit considérablement le budget moyen consacré à chaque opération de sélection. Qu’on se hasarde à trois coups de cœur au-delà de la moyenne, et on se trouve dépourvu la semaine prochaine devant de futures productions qui, peut-être, s’avèreraient tout aussi géniales…

Face à la validité conjointe de ces impératifs contradictoires, l’ « honnête bibliothécaire » doit trouver le juste équilibre, prioriser ces impératifs sans en oublier aucun. C’est une alchimie qui n’appartient qu’à lui, dans son contexte particulier. Tout au plus peut-on lui conseiller de veiller, dans la gestion de son budget d’acquisition, à en réserver toujours une part non négligeable pour des acquisitions « rétrospectives »: dans le flux, on perd vite la conscience des forces et faiblesses globales d’une collection, on ne se rend pas toujours compte de l’oubli du titre majeur ou du secteur mal renouvelé. En conservant une part du budget hors des acquisitions courantes, on peut faire le point une ou deux fois par an, récapituler les contraintes, et réparer oublis, remords, etc. : après tout, peut-être le flux des parutions n’a-t-il pas apporté de nouvelles pépites après celles que j’ai renoncé à acquérir par crainte du lendemain ?!

Du refus d’acquisition à la soif de pureté

Si tout refus d’acquisition peut trouver sa justification ponctuelle, il en est une qui sourd parfois et que j’ai du mal à admettre, celle de l’excellence revendiquée du fonds. Cet argument renvoie à plusieurs fantasmes parfois simultanés :

– la souveraineté du choix du bibliothécaire, évidemment payé pour prescrire « ce qui est bon » à des publics jugés non avertis ;
– la conviction qu’un titre médiocre parmi des milliers d’autres présents simultanément va contaminer ces derniers  ;
– le vœu de laisser derrière soi une construction d’œuvres appareillées ensemble,
inattaquable dans sa perfection telles les imbrications de défenses à la Vauban ou les combinaisons d’attaques et de défenses à la Pokemon (j’ai un fils de 10 ans, excusez-moi…).
– la volonté de construire une Oeuvre (avec une majuscule) imposant la vérité Culturelle (avec un grand C) contre toutes les dérives conspuées voire supposées.

Eh ben non ! Une collection n’est pas une représentation de la perfection culturelle ou scientifique ! C’est avant tout une représentation d’une époque, et des acteurs de cette époque, bibliothécaires compris. Les intégristes de tous bords lui apportent évidemment leur poids – nous y avons intégré les illusions de la finance follement mondialisée comme les hypocrisies politiques de tout bord ou les approximations de nombreuses démonstrations « altermondialistes » – comme nous ne manquons pas d’essayer de présenter en bonne place des paroles  puissantes, dissidentes ou simplement éloquentes. La collection courante n’est « parfaite » que quand elle offre à chacun, quelle que soit sa condition, l’occasion de se construire et de décider. Autant dire qu’il n’existe pas de collection parfaite, si on la rapporte à tous les membres d’une collectivité, et donc à toutes les représentations de la connaissance dans cette collectivité !

La bibliothèque idéale

A vouloir atteindre la perfection pour chaque acquisition, on en vient à imposer la bibliothèque idéale. Ce pseudo-concept a quelques conséquences graves :

– tout désherbage devient impossible : la perfection ne saurait le souffrir. On ne peut désherber que ce qui a été acquis dans une intention temporaire ; or il ne faut pas acquérir d’autres titres que ceux qui valent le coup de s’en souvenir. Donc il ne faut pas désherber. Vous avez suivi le raisonnement ? J’explique pour les nuls : « Si j’ai acquis, c’est que j’avais raison. Donc c’est que c’est bon. Donc c’est nécessaire à jamais ». Et on va plus loin : « quelques égarés ont fait l’acquisition de titres ‘indignes’ : éliminons-les, et cela fera de la place pour les œuvres incontestables que j’acquerrai ».

– la collection devient une sorte d’entité a-chronique : nul ne saurait y ajouter ni en retrancher un élément sans passer par les canons de la perfection imaginée. Sauf qu’un bibliothécaire des années 1750 pouvait abhorrer volontiers les lumières naissantes, celui des années 1930 pouvait être séduit par Victor Margueritte, etc. Eh oui, on peut ‘se tromper’, ou plutôt être en phase avec les spasmes de son époque : la légitimité du bibliothécaire d’aujourd’hui tient à son inscription dans le monde d’aujourd’hui – donc en fait à son évanescence prévisible – autant qu’à son ancrage dans la mémoire ! Désherber – en même temps qu’acquérir et que conserver -, c’est constamment réfléchir à l’évolution de la perception du monde, sans bien entendu en négliger la profondeur diachronique.

– La bibliothèque se ferme aux débats d’idées et se cantonne à une fonction strictement prescriptrice, qui de plus émane de la seule autorité fragile des bibliothécaires. Pire, l’étant de façon dictatoriale elle refuse aux auteurs dûment contestés par les « autorités reconnues » le droit à être lus pour que puisse être jugée (par un lecteur curieux) leur éventuelle inanité. Décidément, l’intégrisme est une tentation perpétuelle !

– la bibliothèque prédit son public en excluant par son exclusion documentaire nombre d’amateurs novices avides de rencontres et d’appropriations. Or, comme le souligne Dominique Lahary, « en ce sens, exclure des livres, ce peut être du même coup, et quelles que soient les intentions, exclure des gens ».

En écrivant cela, je ne veux pas affirmer un relativisme mou (‘tout se vaut’), mais construire autour de piliers jugés solides par la communauté scientifique un espace d’idées, de débats, de découvertes, d’hérésies qui, sans prétendre à l’exclusivité ni à l’hétéroclite sur les rayonnages de la bibliothèque, contribueront à forger pour chacun son esprit critique, à exercer son discernement, bref à juger en citoyen responsable : c’est ce dernier qu’il faut servir et encourager, mais pas une collection, idéale ou non.

samedi 7 mars 2009

Entre intime et collectif

Filed under: Non classé — bcalenge @ samedi 7 mars 2009
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Il existe un paradoxe, ou plutôt une tension, au cœur de l’activité même des bibliothèques publiques. D’un côté on glose sur l’absolue intimité de la lecture, de la construction de soi et  de l’ « émotion culturelle » (si j’ose dire). De l’autre, on proclame la dimension collective de partage des savoirs que représenterait la nécessité des bibliothèques. Entre l’individuel et le communautaire, un ballet s’esquisse qui nécessite éclaircissement quant aux buts poursuivis et surtout aux services mis en œuvre.

Du côté intime, la lecture d’emprunt ou de consultation sur place (voire l’audition avec des casques ou la réservation de session Internet) a eu – et a toujours ? – la part belle dans les priorités institutionnelles. Certes, on soulignera qu’au cœur même de ces pratiques il existe une sociabilité commune de fréquentation des lieux (et étagères), comme il existe une immersion collective dans les textes, musiques ou images partagés à travers les collections. Mais, ne nous leurrons pas : c’est bien l’usage et la satisfaction individuels qui sont recherchés et servis.

Comment se présentent les ‘nouveaux services’ mis en œuvre aujourd’hui ? En notre époque d’individualisme forcené, il est paradoxal de constater que ce sont les services collectifs ou « sociaux » qui ont le vent en poupe. Des exemples?

  • les conférences, débats, concours, ateliers, bref les activités et manifestations des programmes culturels se multiplient, et rassemblent les gens ;
  • les séances collectives de formation (au numérique notamment, ou à la stratégie de recherche d’information) se développent ;
  • on se préoccupe des outils sociaux qui permettent contribution, critique, débat, voire construction collaborative de contenus ;
  • les espaces collectifs de travail en groupe se développent ;
  • etc.

Bref, même si in fine ce sont toujours des individus qui accroissent leur ‘capital de savoir’, l’organisation des services s’oriente insensiblement vers une approche plus collective qu’elle ne l’était au long des trente dernières années. Et ce qui est remarquable, c’est que ce mouvement flou se revendique de la personnalisation des services ! Comme si les pratiques les plus individuellement closes trouvaient satisfaction par mille autres moyens (dont les connexions domiciliaires à Internet) et que les bibliothèques jouaient davantage sur la dimension culturelle et éducative du lien social (peut-être poussées en cela par une pression collective inquiète justement des exigences sociales de l’individualisme ?)…

L’homme est un animal social. « Je est un nous », disait Norbert Elias. Je crois en cette vérité première. Et je crois qu’au-delà des utilisations évidemment individuelles de la bibliothèque, cette dernière joue prioritairement collectif ! Je me rappelle une explication passionnée de Jean-François Jacques qui, lorsqu’il travaillait à la bibliothèque de Romans, avait promu dans la bibliothèque d’un quartier réputé « difficile » une aide individuelle aux devoirs auprès des enfants avec quelques animateurs : ce service, qui ne touchait évidemment que quelques enfants, avait disait-il modifié le climat de la bibliothèque : même si tous ne pouvaient être aidés, tous savaient qu’ils pouvaient l’être, et les grands frères respectaient le lieu pour le service rendus aux plus jeunes…

Et vous, quelle est votre impression, ou votre conviction ?

vendredi 6 mars 2009

… et il faut interdire ce que nous n’autorisons pas ?!

Filed under: Non classé — bcalenge @ vendredi 6 mars 2009
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Mon précédent billet, questionnant une modalité dérivée de la loi Hadopi, affirmait la nécessité pour les bibliothèques de pouvoir librement – et évidemment sagement – « faire leur marché » dans l’univers des savoirs, sans devoir passer par le préalable d’une liste de sources dûment labellées (je résume).

Ce postulat, que je pensais évident, est sournoisement battu en brèche non par des adeptes de Christine Albanel mais par des tenants de ce que j’appellerai faute de mieux l' »élitisme culturel » (?). Un commentaire à mon billet attire l’attention sur un billet du blog « L’œil cynique ». Je ne connaissais pas ce blog – et je ne m’en plains pas, compte tenu du ton de certaines de ses rubriques telle « la France moisie » (si, si !) – mais le billet en question m’a coupé le souffle. L’auteur n’aime pas vraiment Michel Onfray. C’est son droit. Mais il souligne avec satisfaction et ampoules littéraires à la clé :
« Certes, il y a le faire de la critique, du métalangage. Mais le mis à nu dont il est question persévère. Le mis à nu continue de publier à la chaîne. L’indexé par la critique gastrosophe toujours dans « Le Magazine Littéraire ». L’écorché semble insensible à ses écorchures. Alors que faire ? A l’arrogance de l’imposteur dépecé, on peut radicalement s’interposer en travers des voies de diffusion des textes. C’est ce qui vient de se produire ici, à la section « Lettres et Sciences Humaines » de la bibliothèque universitaire : outre le veto sur la production d’Onfray, ses livres (soit 14) viennent d’être retirés du fonds (d’aucuns resteront dans les rangs, qui comprennent de simples préfaces signées de l’hédoniste-libertaire). Seront-ils donnés ? Nullement : pour quelle raison la bêtise devrait-elle être déplacée ? La benne ? La benne. »

Je ne connais pas la bibliothèque dont parle l’auteur. J’ose espérer qu’elle n’existe que dans son imagination. Pourquoi ?

Partons du postulat posé par l’auteur : Michel Onfray est un imposteur. Cet auteur en présente volontiers une démonstration à l’aide de citations d’auteurs connus ou plus confidentiels.

Ceci dit, constate-t-il, les éreintements d’une « petite minorité » ne conduisent pas M. Onfray à cesser de publier, le bougre (au sens originel, je veux dire), et en plus, diable, d’être lu ! (Ça me rappelle l’argument définitif de certains bibliothécaires de lecture publique qui jugent une œuvre à l’aune inverse de son succès public ! La « masse » a toujours tort, c’est bien connu !).
Or, affirme-t-il, M. Onfray se targue d’être hors les circuits de la science académique.
Ergo
, M. Onfray doit être banni des institutions académiques, servant « d’exemple de limite dressée sur le champ démocratique qu’ouvrirait l’idée de faire participer les usagers  aux acquisitions des bibliothèques« .

Ou je me trompe, ou l’auteur mérite sa place dans la longue liste des grands inquisiteurs ! Sa position sera défendue par nombre d’intellectuels ou pseudo-tels. Moi, je me contente de considérer la question d’un point de vue de bibliothécaire. Et voilà les trois questions que je me pose :

1 – Hypothèse : je suis bibliothécaire en bibliothèque universitaire. Les œuvres de tel auteur relèvent-elles du champ de mon public étudiant, enseignant et chercheur (je préfère à ‘du champ de ma discipline’, car il est bien des questions disciplinaires qui font appel à des ressources trans- ou inter-disciplinaires) ?  Si j’ai un doute, je dispose pour trancher, outre des bibliographies ad hoc, des textes portant des analyses ou critiques – positives ou négatives – sur ces œuvres, venant de la part d’auteurs académiques. Et si ces analyses existent, même négatives, j’ai l’OBLIGATION de fournir à l’étude les sources lui permettant de confronter ces critiques à leur source !! J’en rappelais ici l’évidente nécessité pour des textes bien plus sulfureux notamment dans des bibliothèques d’étude !!!!! Si Onfray est critiqué dans les milieux académiques, Onfray a droit de cité au sein des sources à disposition des milieux académiques.

2 – Je suis bibliothécaire, universitaire ou non. Je propose à mes publics une collection de plusieurs centaines de milliers de titres. Parmi ces derniers, j’ai bien sûr veillé à représenter la fine fleur du savoir reconnu. Mais j’ai appris aussi que le savoir nouveau ou renouvelé nait d’idées « hérétiques », pour reprendre l’affirmation fondatrice de Gabriel Naudé, qui mérite d’être cité en deux extraits au moins :
« Il ne faut aussi obmettre tous ceux qui ont innové ou changé quelque chose és sciences, car c’ est proprement flatter l’ esclavage et la foiblesse, de nostre esprit, que de couvrir le peu de connoissance que nous avons de ces autheurs sous le mespris qu’ il en faut faire, à cause qu’ ils se sont opposez aux anciens, et qu’ ils ont doctement examiné ce que les autres avoient coustume de recevoir comme par tradition« …
« ne point negliger toutes les œuvres des principaux heresiarques ou fauteurs de religions nouvelles et differentes de la nostre plus commune et reverée, comme plus juste et veritable« .
Merci Maître Gabriel ! En votre époque qui relevait à peine de la Réforme, Contre-réforme et autres Inquisitions, voilà une saine affirmation qui n’a pas perdu une ride face aux inquisiteurs du XXIè siècle !!!!

3 – Cette expurgation serait un  » exemple de limite dressée sur le champ démocratique qu’ouvrirait l’idée de faire participer les usagers  aux acquisitions des bibliothèques  » ? C’est merveilleux de voir comment certains philosophes dénient le droit au débat… à ceux qui ne partagent pas leurs idées ! Eh, crétin, on ne te (toi bibliothécaire) demande pas d’obéir à tes usagers, mais juste de les écouter… et de réfléchir dans le cadre de tes missions (qui sont d’ailleurs non pas les « tiennes » mais celles de l’institution au sein de laquelle tu opères) !!

Terminons avec la question de la place soi-disant centrale donnée à Michel Onfray par les bibliothèques universitaires, réprouvé sur lequel l’auteur du billet repère… plus de 160 références dans le SUDOC !! … Sur combien de millions de références ? A force de  haïr on ne voit plus que l’objet de sa haine :  par exemple une requête sur Platon frôle les 2 500 références – je n’ai pas compté les exemplaires en localisation…-.
Mais Onfray, c’est grave, docteur ?

Un conseil logique : si vous n’aimez pas une thèse, battez-vous pour la contredire, écrivez articles et bouquins, militez dans les sphères académiques ou autres, etc. Si votre thèse est débattue, elle sera présente dans les bibliothèques (quelques-unes attentives l’auront proposée en amont : il y a nombre de bibliothécaires attentifs et subtils, si si)….

Mais en aucun cas  ne réclamez l’ostracisme des pensées qui vous déplaisent. Farenheit 451, ce n’est pas l’affaire des bibliothécaires

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