Comme chaque année, me voici confronté à la lourde tâche compilatoire du rapport statistique d’activités destiné à la DLL. Lourde tâche non tant par sa longueur que par l’ambiguïté des comptages pour quelques rubriques. Au-delà des interprétations délicates de certaines données (déjà évoquées ici ou là), il est deux comptages au moins qui me posent problème dans leur quantification même : le patrimoine et les activités culturelles. Pour ne pas infliger la lecture d’un billet trop long, je m’arrêterai ici sur le patrimoine.
Identifier le patrimoine
Quand on travaille dans une bibliothèque de quelque importance, on connait la présence, au-delà des collections les plus actives proposées en accès libre, d’une masse imposante de documents accumulés dans les magasins et plus ou moins identifiés.
S’il faut cerner ce que peuvent représenter les collections patrimoniales, on va naturellement se tourner vers ce stock. Première erreur ! A Lyon, les collections bibliographiques disposées en libre accès dans le département du Fonds ancien sont exceptionnelles – grâce à Henri-Jean Martin qui en a patiemment initié le rassemblement -, et sans nul doute patrimoniales.
Soit, incluons ces quelques milliers de documents parfaitement identifiés… et revenons aux magasins. Tout y est-il patrimoine ? Bien sûr que non : une partie des documents entreposés le sont simplement par déficit d’espace dans les salles de libre accès : d’ailleurs, ils peuvent être prêtés à domicile sur demande. D’autres représentent un héritage indistinct, souvent relativement contemporain, qui n’est pas proposé au prêt à la fois parce que les forces manquent pour les intégrer dans les outils bibliographiques informatisés (qui ont été mis en place au mieux une bonne vingtaine d’années auparavant)… et parce que, au fond, on en connait le caractère disparate et d’un intérêt indiscernable…
Alors, quels sont les documents patrimoniaux au sens du rapport évoqué plus haut ? On va bien sûr prendre le parti d’y inclure les fonds dits anciens, nommément désignés par les textes réglementaires. Pour les identifier, certains se réfèrent, par respect des circulaires, à la fameuse frontière de 1810 (d’autant plus pittoresque qu’elle ne se rapporte à aucun événement particulier dans l’histoire de l’édition, de la pensée ou de la société, mais plus prosaïquement à la date de naissance de la bibliographie nationale mise en œuvre par des bibliothécaires…), le défunt CSB recommandait une définition glissante des 100 ans d’âge, d’autres englobent selon un consensus local une période plus étendue (à Lyon, la frontière est 1920). Premier constat : ce qui est déclaré patrimonial en tant que fonds ancien relève d’un postulat local qui, même argumenté à chaque fois par d’éminents conservateurs, agglutine au niveau national des acceptions hétéroclites.
Le patrimoine saurait-il se confiner à la seule ancienneté ? Les textes le disent : il faut y comprendre également les fonds « rares et précieux ». La préciosité ne saurait guère s’estimer en termes financiers, les bibliothèques ayant rarement l’occasion de proposer leurs collections aux enchères, de même que la rareté, pour être exprimée valablement, mériterait un recensement international et un « seuil d’accession à la rareté » parfaitement défini. Faute de ces points de repère, on est vite démuni… Pourrait-on alors en conclure hâtivement que le patrimoine, c’est tout ce qui s’accumule dans les magasins (du moins dans les magasins non réservés à une circulation de prêts) ? C’est là une définition perverse confondant patrimoine et résidu en instance de traitement : les stocks résiduels datant du XXe siècle sont ô combien abondants sans projet intellectuel dans les magasins… !
Le choix que j’ai opéré avec des collègues (purement statistique, mais quand même conceptuel) s’appuie sur une définition positive du patrimoine. Non, tout ce qui est stocké n’est pas patrimonial, seul l’est ce qui est explicitement désigné comme tel. Si on y trouve évidemment les fonds anciens désignés en fonction du consensus local cité plus haut, on va y ajouter pour les fonds plus contemporains (mais pas seulement) non tant des documents particuliers que des collections (ensembles de documents choisis et regroupés volontairement ensemble). Parmi celles-ci, peu nombreuses sont celles émanant des bibliothécaires eux-mêmes : le fonds local évidemment, une collection volontariste d’œuvres d’art contemporaines, etc. Pour le reste, rendons-nous à l’évidence, les véritables « collections » à valeur patrimoniale sont les ensembles constitués par des collectionneurs – particuliers ou institutions -, qui ont cédé à la bibliothèque la propriété, la gestion ou l’usage de ces unités documentaires et surtout intellectuelles. C’est le listage volontaire de ces collections spécifiques qui désigne, in fine, les « collections patrimoniales ».
Ah, j’oubliais, nous avons une autre règle : en élémentaire respect pour le « patrimoine », nul document pouvant être emprunté à domicile ne saurait être statistiquement déclaré patrimonial. C’est là une règle élémentaire de précaution, qui suppose un contrôle spécifique de la communication des documents désignés patrimoniaux.
Donc on en arrive à un second postulat (au moins local) : est patrimonial tout ensemble documentaire identifié localement comme tel, à l’exception des documents non soumis à des règles de communication restrictives.
Décompter le patrimoine
Après tous ces efforts (encore une fois très localement décidés), il va falloir compter, car le rapport d’activités de la DLL est quasi-exclusivement quantitatif. Là, les difficultés s’accroissent, et les chiffres deviennent fous. Listons un peu :
– comme on l’imagine, une bibliothèque publique et patrimoniale n’a pas souvent décrit tous les documents patrimoniaux dans ses bases bibliographiques. Il faut alors estimer, au doigt mouillé, la volumétrie globale des collections, et en soustraire la part cataloguée pour évaluer la part non incluse dans les catalogues ;
– l’introduction des nouveaux outils numériques de traitement des documents patrimoniaux donne quelques migraines à qui veut compter. Par exemple, l’adoption d’un format EAD pour la description d’archives diverses est mal traitable selon les codes quantitatifs existants : selon qu’on choisit l’unité de comptage au niveau de l’ensemble, de ses éléments de regroupement au premier niveau de dépouillement, au second niveau, ou plus finement encore…, combien a-t-on de documents ? Comme au XIXe siècle, on retrouve le paradoxe qui veut qu’un document n’existe que lorsqu’il est identifié comme unité distincte par les bibliothécaires ! Autre exemple, la numérisation des documents anciens (ou non) permet de créer des corpus d’images (les marques des anciens possesseurs, les enluminures,…) constituant autant de documents s’ajoutant à leurs originaux. Chaque document relié est-il unique ou existe-t-il aussi par les multiples unités de sens numériques qu’il permet de générer dans des corpus divers ?
– Un dépôt ou un legs comportant une foultitude de monographies et emboîtages se révèlera d’une volumétrie incomparablement croissante au fur et à mesure qu’on dénombrera les milliers d’estampes contenues dans les emboîtages.
– Ne parlons pas des périodiques imprimés, ces »documents de flux », ni des « bases de données patrimoniales ». Pour les premiers, leur patrimonialité est indiscernable – sauf si on fait l’acquisition d’une collection complète des fascicules d’un périodique disparu -, ou alors la très ancienne et toujours actuelle Revue des deux mondes est un élément patrimonial jusqu’aux plus récentes livraisons, dès qu’on n’en pilonne pas les fascicules. Pour les secondes, la patrimonialité des bases numériques me laisse rêveur. Le numérique est par nature peu durable, et surtout les technologies évoluent : à Lyon est entamée une migration qui va permettre de passer d’une quatorzaine de bases de documents numérisés à une seule bibliothèque numérique intégrée. Je compte quoi ? La réponse est NC, ou si l’on préfère N(‘importe) C(quoi) !…
Des limites du comptage
Il est des moments où le comptage devient surréaliste, et par là-même inutile. Même si j’adore le moment final où je clos mon calcul de données en identifiant à l’unité près le chiffre impressionnant des collections patrimoniales (ouf !), j’en connais la vanité.
La volumétrie ne rend pas compte de la richesse réelle : plus on entre dans l’ère d’une production industrielle de l’édition (donc dès le XIXè siècle), plus c’est l’ « intention intellectuelle de collection » qui devient intéressante. Je cite souvent ce travail d’une élève de l’enssib, Cécile Röthlin, qui avait été chargée par une bibliothèque d’évaluer le « stock » acquis auprès de la famille d’un ancien libraire décédé, hongrois ayant fui en France après avoir connu l’invasion nazie puis les diktats du communisme, et avait consacré son temps à rassembler une collection fascinante sur les sources et manifestations des dictatures ayant sévi en Europe ; au-delà de la politique étaient convoqués la philosophie, l’art, la littérature, etc., constituant un ensemble remarquable par sa constante intention : rassembler les origines des totalitarismes du XXè siècle. La bibliothèque acquéreuse (non, ce n’est pas la BM de Lyon) avait au départ l’intention de simplement combler les lacunes de ses collections , elle a découvert qu’elle disposait d’une entité patrimoniale, dont le bilan ne pouvait en aucun cas s’évaluer quantitativement, mais s’apprécier à l’aune de ses richesses interactives, comme un tout. D’autant que, après analyse, très peu nombreux étaient les titres individuels vraiment rares sur la place lyonnaise… : pour mon rapport, il aurait fallu que je me limite à intégrer soit 50 volumes (version « je comble des lacunes dans mes collections », bilan patrimonial peanuts) soit plus de 5 000 (version « je dispose d’une collection exceptionnelle « )…
Inventer d’autres formes d’évaluation du patrimoine
Pourquoi diable faut-il toujours dénombrer ? L’angoisse du nombre saisit toujours les bibliothécaires dès qu’il s’agit de collections (et pas seulement patrimoniales). J’y vois une des révérences du métier, celle portée à l’ « œuvre », et partant à la monographie. Toute collection est décomposable en segments matériels, toute pensée est fragmentable en unités monographiques. Et nous apprécions volontiers une collection à l’aune de ces unités, ou plutôt de ces fragments isolés. Mais tout responsable sérieux d’un secteur documentaire sait que tel titre aride n’a de sens qu’aux côtés de tel autre titre plus futile, que son rayon est un équilibre subtil entre diverses pensées auxquelles chaque rameau manquant serait éventuellement dommageable !
La différence entre la collection « courante » et la collection patrimoniale, c’est que la première tente une représentation vivante d’une pensée offerte à la communauté d’aujourd’hui – et est donc éminemment mouvante du fait de ‘évolution de cette communauté active -, autant la seconde pose en préalable la consistance d’une intention collectionneuse avant de bien sûr la rendre vivante et signifiante pour nos contemporains. Et, cela peut naturellement concerner aussi bien des collections contemporaines que des fonds vénérables…
Et je me dis qu’une autre approche ne serait pas inutile, et au moins complémentaire :
– identification et description sommaire (y compris, oui, la volumétrie) du fonds ancien « informel » (i.e. hors collections spécifiques) en précisant la date en-deçà de laquelle le stock est localement déclaré ancien ;
– identification particulière des collections non courantes identifiées comme des ensembles intellectuellement cohérents (« anciennes » ou non), des types de documents les constituant, en signalant leurs thématiques fortes, la couverture géographique et historique de leurs contenus voire de leurs contenants, et pourquoi pas leur volumétrie très approximative (un peu ce qui avait été mis en œuvre par le CCFr) ;
– indications sur les modes de description (métadonnées et niveaux d’accessibilité) des dites collections : catalogage traditionnel, traitement EAD, base d’images numérisées, fiche descriptive approfondie, etc.
Oui je sais, ce n’est pas très statistique. Mais si les statistiques sont faites pour éclairer les décideurs, celles concernant les collections patrimoniales me paraissent aujourd’hui d’une singulière pauvreté, alors qu’elles ambitionnent de compter près de 13 millions de livres (sans compter estampes, etc.) ! Un peu d’information contextuelle ne peut jamais être inutile, même si elle n’est pas transposable en graphiques ou pourcentages.
On me demande d’évaluer, et pour cela notamment (mais pas seulement, Dieu merci) d’opérer des décomptes. En matière de patrimoine, la question du décompte est singulièrement accessoire. Sinon pour argumenter en termes de moyens ou être les plus forts à la récré. Et encore ! Une collection patrimoniale restreinte mais cohérente, comme en possèdent et en exploitent plusieurs bibliothèques moyennes, peut être source de moult travaux, mises en ligne, travaux scientifiques, colloques, expositions, etc ! Et cette richesse-là vaut plus que des milliers d’unités dépareillées. Le patrimoine est construction et production plus que stock et simple usage de consultation sur place, comme Nicole Balley le rappelle justement.
En matière de patrimoine, le compte n’est pas bon. Non ?