Labourons encore le champ immense des alternatives manichéennes, si propices aux résolutions simplistes. Comment fait-on des acquisitions ? La question ne vise pas les procédures particulières de tel ou tel établissement (encore que celles-ci ne soient pas indifférentes), mais plutôt le processus intellectuel qui génère chez un sélectionneur lambda le déclic de l’achat souhaité pour tel ou tel titre précis.
Lirographe pose le doigt là où ça fait mal : est-ce qu’on ne ferait pas mieux de s’occuper des publics à servir et moins des supports proposés à leur convoitise ? Bon, je simplifie outrageusement, et son billet est empli de prudence et de perplexité. Mais il pose une question qui mérite qu’on s’y arrête : et si les bibliothécaires veillaient à se plonger dans les contenus et dans l’appréhension de ceux-ci par des publics, pour mieux médier ces contenus, et passer moins de temps à arbitrer entre 10 000 titres et supports divers, en s’égarant éventuellement dans des disputes byzantines pseudo-intellectuelles prenant le pas sur leur exigence de service ? Dans la sélection d’un titre, dans la constitution ou le renouvellement d’une collection, qu’est-ce qui est à l’ oeuvre ?
La réalité du processus de sélection
J’aime à penser que l’acte de sélection (d’un document, d’une ressource Internet,…) est pour des collections courantes au croisement de trois exigences simultanées :
– la curiosité plus ou moins experte portée aux contenus du champ de la sélection ;
– l’attention apportée aux besoins des publics, peut-être pas de tous les publics, mais au moins deceux dont on a repéré le cadre de leurs demandes réelles ou potentielles ;
– le constat d’un manque, d’une lacune plus ou moins criante, dans l’ensemble documentaire dont on a la responsabilité.
Ces trois exigences nécessitent ensemble des allers et retours constants et étroits entre la réalité d’une collection existante (incluant une bonne connaissance des ressources en ligne), l’empathie avec des publics présents ou recherchés, et une attention renouvelée aux contenus auxquels le sélectionneur est affecté. Cette imbrication profonde plaide pour un continuum posant les publics au coeur de la problématique, animation de la collection existante, acquisitions et désherbages venant nourrir le coeur du continuum.
Les impératifs de gestion rationnelle
Maintenant, il faut gérer le dit continuum avec des forces limitées, et alors il faut faire des choix logistiques. Ceux-ci obligent à une rationalisation des procédures. Lirographe s’interroge sur la validité de la sous-traitance de la sélection. Je pourrais également proposer une sous-traitance draconienne du désherbage (tout titre de plus de 5 ans n’ayant connu aucun prêt dans l’année précédente serait mécaniquement désherbé – pourquoi pas ?), ou une soumission tout aussi mécanique aux avis positifs d’un ensemble de critiques sélectionnés. Sauf qu’on sait très bien que ce n’est pas si simple. Pourquoi ? Parce que les imbrications sus-mentionnées appartiennent à un même continuum…
La gestion d’une sélection efficace ne réside pas, à mon sens, dans l’externalisation (au sens de « échappant au bibliothécaire sélectionneur ») de telle ou telle étape de son travail complexe, mais dans une approche plus globale et complexe du processus. Cela relève plutôt de l’encadrement organisé de la sélection (et des activités connexes de mise en ordre, de désherbage, etc.) : plans de développement de collections, protocoles de sélection, etc. Je ne reviens pas dessus, ayant suffisamment commis de livres et d’articles sur le sujet. Le véritable problème de la sélection, ce n’est pas tant le temps passé à cette dernière que d’une part son intégration concrète au sein d’un projet collectif à expliciter, et d’autre part son organisation en procédures collectives partagées (mise en oeuvre de paniers Electre ou autres, rythmes de sélection négociés, périodes délimitées d’opérations de désherbage, évaluations régulées de l’efficacité des collections proposées, etc.)
Il n’en est pas moins vrai qu’à certains moments, la mise en commun des expertises n’est pas inutile. Un exemple me vient à l’esprit : une bibliothèque en création doit constituer ses nouvelles collections en un temps record. Les bibliothécaires réfléchissent, compulsent bibliographies et font appel à de multiples partenaires pour leur prêter assistance. Mais voilà, ils manquent d’une compétence interne en littérature. Que faire ? On peut imaginer en ce cas de croiser la liste des romans « efficaces » (en termes de prêts) de quelques bibliothèques similaires et proches (et gérées avec la constance évoquée plus haut), pour constituer un noyau dur de titres à acquérir qui, sans nul doute, mériteront l’intérêt des prochains futurs lecteurs. En attendant, bien sûr, qu’une compétence littéraire puisse être affirmée au sein de cette bibliothèque et reprenne le flambeau…
Autre exemple bien connu, la dévolution d’une pré-sélection à des libraires spécialisés selon certains critères (ce que Lirographe évoque explicitement), bref des offices. Encore faut-il bien considérer cette facilitation comme un pré-tri qui n’exonère pas le bibliothécaire de ses interrogations quant aux contenus, donc … qu’il prenne du temps pour évaluer, peser, décider. Une sous-traitance délibérée et intégrale des acquisitions peut avoir des effets délétères sur la capacité médiatrice des bibliothécaires…
Et la médiation dans tout ça ?
Poser la médiation des collections en dehors des processus complexes de constitution, gestion et animation de ces mêmes collections (et – j’insiste – de toutes les ressources extérieures et en ligne qui peuvent apporter du grain à moudre), est un curieux et moderne postulat. L’avenir des restaurants réside-t-il d’abord dans la courtoisie du maitre d’hôtel… ou dans la qualité du chef de cuisine qui invente mille saveurs ? La particularité des bibliothèques, c’est qu’elles n’apportent pas en salle des plats mystérieusement concoctés dans d’inconnues arrière-cuisines, mais qu’elles disposent leurs chefs cuisiniers aux premiers rangs du service en salle. Alors, la tentation est grande de vouloir industrialiser la cuisine – ce qui ne se voit pas -, en faisant le pari que la médiation en salle enfin valorisée saura convaincre le client que la cuisine mécanisée et anonyme est absolument délicieuse… Et on aimerait bien que les bibliothécaires, définitivement débarrassés de ces tâches de « back-office », se consacrent alors uniquement aux relations avec les visiteurs.
Sauf que, je le répète, on ne peut pas conseiller un texte ou une musique ou un film sans y avoir goûté, sans en avoir éprouvé la texture, sans en connaître la connivence avec d’autres textes, disques ou films, et surtout sans en connaître la géographie cognitive au sein de la bibliothèque. Le « lecteur » est redoutable : il ne consomme pas la bibliothèque, il en éprouve la capacité de connivence, et s’il apprécie d’y retrouver parfois la « liberté nomade » du supermarché, il en attend toujours la parole experte à portée de main, en cas de besoin.
La gestion des collections au service de la médiation
Alors, s’il faut améliorer voire optimiser ce fameux travail de sélection, je conseillerais volontiers trois choses :
- confier une responsabilité de « gestion thématique » à chaque bibliothécaire (je ne parle pas ici du grade). A elle ou lui la charge de faire vivre les contenus dont il a la charge : sélections, mais aussi désherbages, veille sur les sites pertinents et sur l’évolution des connaissances dans son domaine ;
- encadrer collectivement cette responsabilité : créer des outils prévisionnels et des tableaux de bord de suivi, réguler les différents temps de l’activité de back-office et les opérations qu’il faudra programmer, encourager le dialogue et le débat, susciter le recours à des experts extérieurs, etc. ;
- développer la capacité médiatrice : c’est là, sans aucun doute, le plus vaste chantier. Il va bien au-delà des capacités d’accueil et de dialogue, mais requiert à la fois une qualité d’échange avec l’utilisateur et une « culture de la bibliothèque » qui reste à construire. Cette dernière va nécessairement au-delà des seules compétences thématiques du bibliothécaire, certes sélectionneur par ailleurs… mais les situations de dialogue avec les utilisateurs ne se cantonnent pas au seul domaine dont traite le professionnel, même si parfois par bonheur on peut mettre face à face un questionneur sur un sujet et le bibliothécaire justement compétent sur ce sujet ! Alors, il faut que chaque professionnel dispose simultanément d’une visibilité globale des ressources de la bibliothèque où il officie (et pour cela il faut formaliser, former, informer tous les agents), d’une habileté à transposer une question dans les rouages d’Internet et des abonnements en ligne, d’une capacité à entendre la problématique de son interlocuteur, et enfin – last but not least – d’exercer ses talents de repérage et d’analyse, jusque-là mis au service d’un thème spécifique, au service d’une demande souvent étrangère à ce thème.
Ce dernier point est essentiel. Les universités ont compris qu’on ne pouvait pas valablement développer une réelle médiation formatrice des bibliothécaires sans appliquer le talent bibliothécaire du ‘recherchiste’ à une discipline donnée – donc avec le soutien et la coopération avec les spécialistes du contenu. Et on voudrait que les bibliothécaires de lecture publique négligent leurs collections (donc les contenus) pour tomber de l’impasse d’une médiation sans appui sur les contenus ? Et cela en compagnie d’un public ô combien plus divers que celui des seuls étudiants ? Un bibliothécaire qui n’a pas à affronter une collection, qui n’a pas par ailleurs à arpenter continûment les ressources électroniques intéressant le thème dont il est chargé, est incapable d’assister valablement un usager perplexe, jusque dans les domaines dont il ne maîtrise pas les arcanes.
Même si pour sélection et médiation les deux termes sont des mots en « -tion », les processus qu’ils convoquent sont bien différents, tout en étant intimement entrelacés. La sélection interpelle le devenir d’une institution (collection) face aux besoins des publics qu’elle veut servir, la médiation dispose le bibliothécaire en accompagnateur du même public dans ses besoins de connaissance, que cet accompagnement l’entraine dans les collections sélectionnées ou dans bien d’autres chemins (pédagogie d’une littéracie, arpentage d’Internet, etc.). La sélection est un processus indispensable – mais non suffisant – à l’action médiatrice, mais la médiation déconnectée de cet arpentage sélectif des contenus qu’est le processus d’acquisition devient cognitivement stérile…
Alors il faut multiplier les outils rendant lisibles à tous les bibliothécaires les choix opérés par chacun d’entre eux, ici inventer des méthodes industrielles temporaires, booster la logistique, fluidifier le processus très lourd des acquisitions. Mais pas en vue d’abolir le temps de la sélection, au contraire pour construire la maturation de la rencontre entre un(e) professionnel(le), un contenu, ses supports incarnés ou ‘virtuels’, et des publics croisés quotidiennement. Bref pour donner à la médiation le temps, la profondeur, la richesse, la liberté de s’épanouir.