Cette expression a toujours fait bondir nombre de gens, et en particulier les bibliothécaires, dont la communauté est fière à juste titre de conserver, mettre en ordre et transmettre les savoirs : on insistera sur la dimension du brassage social et sur le partage du savoir, on rappellera le rôle essentiel de ces établissements pour la recherche savante, on mettra en valeur les innovations pratiquées largement (bien que de façons quelque peu disparates), on évoquera la nécessité d’embrayer le dynamisme social naissant auprès des aficionados et des élites pour diffuser sur toute la société, etc., etc. Je suis le premier à partager cette vision prospective, mais…
Mais, à y bien regarder, l’assertion du titre n’est pas fausse ! Et ce sous tous les angles :
- De façon essentielle, proposer en consultation ou prêt gratuits (ou presque) d’énormes ressources non disponibles sans bourse délier, n’est-ce pas un appel du pied à ceux qui, avides de savoir comme tout un chacun, n’ont pas les ressources de se procurer ce savoir moyennant finances ?
- Offrir des espaces de travail ouverts, des connections wifi (sauf à Paris ?) gratuites, des opportunités de rencontre sans frais, des animations-expositions-conférences -projections largement accessibles librement, n’est-ce pas une suggestion d’économies individuelles ?
- Offrir des services de questions-réponses, comme des assistances à la recherche documentaire, n’est-ce pas répondre à une déficience de connaissances et de discrimination, à une forme de « pauvreté » de la compétence documentaire ?
L’idéal inconscient des bibliothèques reste un écho de l’idéal humaniste : leur public rêvé reste l’honnête homme en recherche des sources qui alimenteront sa réflexion et sa recherche de savoir, dans son esprit largement modelé par les canons du « savoir savoir ». Cet honnête homme parcourt d’étrange chemins aujourd’hui, au travers des fils de la Toile notamment. Mais il est persuadé au fond, et ‘ses’ bibliothécaires avec lui, qu’il porte avec lui la connaissance, le savoir-faire, sinon tout le savoir (mais pour cela les bibliothécaires sont là, metteurs en ordre à son service…).
Parlons net. La société française (et bien au-delà) connaît une crise réelle : le pouvoir d’achat est réellement frappé, les mauvaises nouvelles économiques et donc (et surtout) sociales se multiplient. De plus en plus de personnes, frappées au portefeuille, cherchent où trouver à moindre frais les instruments de formation (se reconvertir, réussir son examen ou son concours,…), de loisir (« acheter ce roman, c’est trop cher, où pourrais-je le trouver ? »), d’information pratique, etc.
Certes, tout le monde -professionnel- sera d’accord avec ces arguments. Mais concrètement, quelles mesures prennent les bibliothèques ?
– que fait-on pour faciliter les procédures des inscriptions à la bibliothèque (hors l’octroi de la gratuité ou les réductions) ?
– Réfléchit-on au processus immuablement égalitaire des règles d’emprunt, amendes et autres remboursements ?
– Développe-t-on des services d’information d’accès aisé et gratuit permettant une orientation rapide vers les services compétents dans la cité ?
– Propose-t-on des solutions légères d’intervention informative ouvertes hors les murs (hors le dépôt de documents ou la desserte à domicile) ?
– A-t-on développé les acquisitions et la mise en valeur privilégiée des outils de reconversion, orientation, bilan de compétence, etc.?
– etc.
Bref, comment prend-on en compte le besoin purement social d’une information publique personnalisée au plus près du terrain des séismes « économico-personnels » ?
Ce caractère purement social de la bibliothèque – publique ou universitaire – ne peut être négligé en ces périodes de crise. Sans cesser de rêver à de nouveaux mondes et de construire la bibliothèque de demain, soucions-nous aussi et surtout de ces lecteurs d’aujourd’hui, bousculés par la houle.
Si la bibliothèque s’est construite sur un modèle d’élitisme intellectuel, je suis persuadé qu’elle ne pourra vivre pleinement que si elle accepte aussi sa dimension majeure d’institution de de service social de l’information, et en tire les conséquences en termes d’organisation, de procédures et d’actions.
Et tout cela ne passe pas que par Internet.
Car Internet c’est génial : ça permet des combinaisons inouïes, ça offre des opportunités d’expression autrefois inimaginables, ça autorise la participation publique des ‘lecteurs’ impensable hier, ça autorise des disséminations de la bibliothèque enfin au-delà de ses murs…
Mais la tentation de la modernité nous pousse naturellement à parcourir les chemins d’un espace que nous voulons conquérir tel un nouvel Eldorado. Une collègue rappelait justement que les merveilleux ‘produits’ publiés sur la Toile devaient souvent trouver leur expression sur des feuillets modestement distribués hors les murs pour trouver peut-être… le public auxquels ces informations seraient le plus profitables !
Il est temps aussi de se tourner vers ceux qui, plus modestement, plus économiquement, se cantonnent à leur quartier, à leurs préoccupations quotidiennes angoissantes, à leurs perspectives professionnelles angoissantes, sans toujours le secours d’Internet, dont près de la moitié des foyers français est encore dépourvu. Et quand bien même disposeraient-ils de la miraculeuse connexion ? Le « surf perspicace » est-il si évident et nécessairement pertinent qu’on voudrait le croire ?
L’ ‘inhabileté’ croît à proportion inverse des ouvertures sociales et professionnelles, comme la transmission des connaissances ne passe jamais par une seule voie, si moderne fut-elle. Ne l’oublions jamais.
Au-delà des plaidoyers pro domo, qu’en pensez-vous ?