Là où je me situe concrètement, c’est à la charnière entre deux mondes. Celui de l’inventivité numérique, des blogs, cloud computing, Twitters (et tutti quanti) et celui de la lourde mais passionnante réalité d’établissements massivement fréquentés par les populations de nos communes. Il est très tentant de vouloir hybrider les deux univers en faisant basculer une de ces deux situations dans le contexte de l’autre : les uns se feront les chantres des outils numériques à notre disposition pour conquérir des publics – éventuellement nouveaux – sur des sites et services en ligne admirablement inventifs, et les autres, sans ignorer les innovations technologiques, se consacreront prioritairement à ces individus ô combien présents, voire imagineront de proposer aux (futurs ?) visiteurs du lieu bibliothèque de multiples outils numériques de recommandation et de valorisation des découvertes documentaires qu’ils proposent à leur appétit.
Les deux approches ont sans nul doute chacune leur légitimité, et même parfois leur succès. Néanmoins, pour qui regarde de près, les processus de production de ces deux types de services partent de présupposés bien différents : les premiers cherchent à conquérir un public indéterminé de l’infosphère (le monde, au moins francophone ?), les seconds imaginent de servir par de nouveaux moyens leurs publics locaux. Je constate que la majorité des « innovations » présentées à longueur de (biblio)blogs s’inscrit davantage dans la seconde posture : cela n’a rien d’étonnant, dans la mesure où la légitimité des bibliothécaires s’inscrit d’abord dans et par leur communauté (ne serait-ce que par les subsides et les feuilles de paye). Mais cet état de fait me pose question : doit-on nécessairement concevoir un service Internet en direction exclusive des seuls citoyens du lieu que l’on sert ?
Cette question est loin d’être anodine, dans la mesure où la réalisation d’un service à visée élargie dépend de subsides qui eux restent locaux. Et elle me parait totalement légitime du point de vue de ceux qui financent de tels services, et j’en suis un comme contribuable. D’autant plus que la question m’a très souvent été posée lorsque je présentais le service lyonnais de questions-réponses qu’est le Guichet du Savoir, ouvert à toutes (absolument toutes) les questions, de quelque lieu qu’elles soient situées. Le monde entier submergerait un service local de ses préoccupations alors que ce service est financé par seulement quelques centaines de milliers de contribuables pour des services sensés être locaux ?!!! Ne faudrait-il pas se préoccuper essentiellement des populations locales ? Cet argument ne mettrait-il pas à bas toutes les tentatives d’ouvrir au monde par divers moyens rendus aujourd’hui possibles (grâce aux flux numériques) les capacités d’invention et de médiation de la bibliothèque locale ?
A mon avis, la réponse ne réside pas tant dans l’étendue de l’accessibilité potentielle de tel ou tel production ou service local en ligne, mais dans une disposition beaucoup moins manichéenne, résumée en trois termes nécessairement cumulés : l’intention, la disposition, et l’offre locale.
- L’intention suppose non une sidération devant les merveilles de la technologie, mais une volonté concrète de servir des publics identifiés localement. Pour le cas du Guichet du Savoir, cette intention visait expressément les personnes actives de l’agglomération dont on supposait des besoins d’information sans possibilité matérielle de se déplacer dans le lieu bibliothèque : il fallait donc leur apporter cette information « à domicile », sans imaginer qu’ils iraient idéalement compulser les sources référencées. Donc leur fournir une réponse détaillée et argumentée.
- La disposition doit être adaptée aux usages locaux, mais surtout revendiquer le caractère local du service apporté. Il parait incongru à tous les provinciaux (dont je suis, et je le revendique) qu’un organisme parisien prétende à l’universalité… Eh bien, une référence bibliographique sur un des services de Lyon lie sur une notice du catalogue lyonnais ! Cela reste anecdotique, mais insiste sur le fait qu’il faut accepter et même revendiquer de parler depuis un lieu, depuis une population…
- Enfin, l’offre locale doit effectivement s’enrichir de ce service plus ouvert, à l’intention des ‘vrais’ publics, les publics locaux. Pour rester sur mon exemple, le Guichet du Savoir, ce ne sont pas seulement 30 000 réponses apportées aux questions de multiples horizons, mais également un capital public réinjecté dans l’offre documentaire de la bibliothèque, à travers notamment un ‘méta-catalogue’ (Catalog+) qui propose cette ressource ancrée dans les interrogations du monde entier… aux lecteurs lyonnais.
En fin de compte, je ne suis pas sûr que l’introduction des outils numériques (dont le fameux web 2.0) ait tellement changé la donne des bibliothèques. Aucune d’entre elles ne peut raisonnablement se dégager de son territoire : aux bibliothèques de recherche le territoire déjà prégnant des chercheurs de leur discipline, aux bibliothèques nationales les ambitions et la réalité de leur territoire, et aux bibliothèques publiques les pratiques et besoins de leurs concitoyens précisément situés.
Je ne crois plus depuis longtemps à la bibliothèque universelle, et je me méfie de l’incantation de la coopération qui, somme toute, s’appuie sur cette illusion pour lancer ses projets. Je demeure persuadé profondément que notre avenir réside dans notre population, parfois composite : la distorsion des bibliothèques universitaires entre opérateurs de ressources en ligne en direction des chercheurs et « learning centers » en directions de la communauté étudiante en est un bon exemple.
Alors, je résiste à la schizophrénie, à la dichotomie de pensée qui voudrait si facilement situer d’un côté ce vieux monde fait de livres classés, de disques rangés, de prêts et de retours, d’accompagnements si dérisoires autant qu’humains, et d’autre part l’effervescence émerveillante d’un univers si virtuel qu’on n’en connait plus les acteurs (tout au plus les ‘hits’). Schizophrénie qui accepterait volontiers voire revendiquerait volontiers pour cette ‘infosphère’ une existence parallèle (et glorieuse!) à cette autre dimension si triviale qu’est le service quotidien…
Très modestement, nous avons un public, qui est la population que nous servons. Cessons de rêver à des chimères technologiques pour elles-mêmes, et questionnons ce public. Quel est-il ? La première réponse tient dans nos visiteurs. Ce public-là n’est pas négligeable, mais attend-il de nous des prouesses technologiques ?
Un autre public est cette part majeure de ‘notre’ population qui n’accède pas à notre offre. Quels sont les freins à sa venue ? Et après tout, ne peut-on le servir à distance, et comment ?
Et, en définitive, la réponse à ma question initiale est claire : d’abord le local, ce qui ne signifie pas une proposition cantonnée à ce contexte local. Comment notre inventivité, avec ou sans les technologies, avec ou sans Internet, va-t-elle faire avancer en connaissance la collectivité que nous servons ? Internet est un moyen étrange qui, sous des apparences d’universalité moderniste, peut permettre de rejoindre des préoccupations et missions aussi locales que pérennes.