La semaine dernière était la semaine de soutenance des mémoires des élèves conservateurs. Une élève s’est vue questionner sur une expression qu’elle avait employée, parlant d' »une collection de qualité ». La candidate s’en est tirée avec élégance, mais la question a persisté à me tarabuster, tant j’ai lu ou entendu souvent cette expression.
Contraint de garder la chambre, j’en profite pour essayer d’y aller voir plus loin, et peut-être de tracer quelques esquisses de pistes à sérieusement compléter.
Pour essayer de répondre, il me fallait d’abord dépasser une limite et éviter deux pièges :
- la limite est constituée par un recours aveugle aux indicateurs et autres paramètres mesurables. J’en connais l’intérêt comme outils de gestion, j’en perçois les limites dès qu’on veut s’attacher à la notion de qualité, difficilement réductible à des comptages ou à des échelles ;
- le premier piège est de partir à la recherche de la bibliothèque idéale, illusion déconnectée des trivialités de son environnement et au fond bibliothèque très personnelle à mi-chemin entre les convenances académiques et la représentation valorisée de soi ;
- le second piège consiste à décomposer la collection titre à titre, afin d’analyser la qualité de chacun des composants, oubliant que la qualité d’un raisonnement ou d’une écriture n’en garantit pas l’intérêt, et négligeant le fait que beaucoup de collections jugées unanimement excellentes ne comprennent pas que des joyaux intrinsèquement parfaits.
Bref, il me fallait parler d’un ensemble singulier, d’un système global précisément situé, pour essayer d’en percevoir les contours en termes mêlant confusément le jugement de valeur et l’appréciation esthétique. Exercice difficile, dont l’intérêt n’est pas tant d’aboutir à des conclusions indiscutables que d’encourager à creuser les points de repère qualitatifs qui peuvent s’appliquer à cet ensemble collection. Au point où j’en suis, j’en ai repéré 10 facettes, que je vous livre articulées en trois ensembles de critères.
Critères internes
- Une « bonne » collection présente d’abord des « unités de sens » significatives. Au-delà des documents individuels toujours singuliers, on relève des masses critiques de documents balayant les différents intérêt d’un sujet ou d’un genre. Sinon, on tombe dans la collection prétexte ou alibi, telle la bibliothèque décidant qu’elle s’offre à des publics élargis juste en prenant un abonnement à Jeune et jolie. La collection doit être redondante, ou plutôt rebondissante, permettant d’approfondir, de contextualiser…
- Par ailleurs, et j’en suis désolé pour les établissements jeunes ou émergents, je pense qu’une collection ne peut se juger qu’au travers d’une certaine persistance. Il faut du temps pour construire de la cohérence, diversifier les approches, tracer des chemins originaux. C’est une des leçons apportée par les collections privées qui abondent dans le patrimoine de nos établissements : œuvres de passionnés guidés par l’intérêt de toute une vie, telle la collection Sauvy sur la démographie.
- Enfin, une collection de qualité propose toujours une diachronie du regard. Cela rejoint un peu le point précédent, mais cette fois-ci vu du point de vue des documents proposés. Une collection intéressante ne se limite jamais à l’exposition seule de l’état de l’art, mais en construit subtilement la généalogie : les dernières avancées de la linguistique voisinent avec les travaux de Saussure. Généalogie subtile, qui évite évidemment de transformer un fonds en témoignage historique, mais veille à signaler la périodicité des émergences.
Critères d’appropriation
J’entends par cette expression la capacité d’une collection à être appropriée en ses contenus par la population à laquelle elle est destinée. En effet, toute estimation de la valeur d’une collection répond nécessairement à la subjectivité d’un regard, et c’est de ce regard qu’il faut partir.
- Une collection de qualité est capable de répondre avec pertinence aux questions d’actualité qui préoccupent ses concitoyens. Je n’entends pas l’actualité au sens strictement éditorial (encore que celle-ci ait une réelle valeur d’usage), mais au sens d’une capacité à proposer des regards sur une question qui agite la population. Prenons par exemple le débat actuel sur le mariage pour tous : la collection permet-elle d’aborder cette question ?
- Une plasticité des contenus est également nécessaire, proposant une diversité de niveaux d’approche. Bien sûr, il ne s’agit pas par exemple dans une bibliothèque publique moyenne, d’aller jusqu’à la sophistication des travaux de recherche, mais d’offrir des possibilités d’appropriation multiples : le débutant, l’étudiant, etc. Une collection n’est jamais monolithique.
- La neutralité et la pluralité critique sont également de mise. Évidemment pas en termes d’accumulation de certitudes et de discours militants, mais en proposant sur chaque thèse la critique qu’elle a pu recevoir, et en ne jamais acceptant la critique d’une thèse sans que cette thèse soit présentée également. La collection n’est jamais dogmatique. Si un texte ou une thèse est critiquable, c’est à l’honneur de la bibliothèque d’en exposer la teneur comme la critique.
- Ce qui, de façon plus générale, réclame de la bibliothèque qu’elle documente les contenus qu’elle propose. Les collections patrimoniales sont pour moi un terrain significatif : loin d’être un mausolée figé soigneusement entretenu et dégagé des questionnements du monde, il sera complété par les études plus contemporaines, les analyses, critiques, toutes jeunes pousses permettant d’en mieux saisir l’intérêt, sans jamais céder à la sidération devant l’œuvre ou l’auteur.
Critères de médiation
Comme la collection n’est jamais un simple appareil de documents organisés, mais réclame des lecteurs et des lectures pour accéder au statut de collection, sa qualité demande aussi de faire l’objet de médiation, et c’est cette dernière qui contribuera à en faire percevoir justement la qualité.
- La séduction m’apparait comme une première condition : foin de reliures ternes, de livres sales ou détériorés. La collection de qualité est comme la personne de qualité : propre, élégante, pleine de respect pour autrui comme respectueuse d’elle-même. Elle peut être ordonnée comme elle peut présenter à l’œil un sympathique fouillis, peu importe, elle doit donner envie aux publics à qui elle est destinée. Ce qui explique aussi le parti souvent pris de différencier des espaces au sein d’une bibliothèque, tant dans les usages que dans les apparences.
- La lisibilité est une autre condition de qualité. Cette lisibilité s’entend à la fois comme mise en scène (ah, les plans de classement !) et comme mise en sens. En effet, les mises en perspective, les dimensions critiques, les profondeurs généalogiques ne naissent pas que de la superposition de documents, mais doivent être suscités et constamment régénérés, au gré notamment de l’évolution des intérêts et de la demande de surprise. Bref, la médiation des contenus est devenue un impératif pour donner à la collection sa qualité…
La relecture de ces neuf critères de qualité d’une collection me conduisent à oser mon dixième critère : pour une collection de qualité, il faut des bibliothécaires à la fois versés dans les contenus qu’ils manipulent et transmettent, et toujours attentifs aux intérêts divers des publics qu’ils servent. Sans bons bibliothécaires, il ne peut jamais y avoir de bonne collection….
Ces dix critères restent encore insuffisamment définis, j’en conviens. mais je crois qu’ils sont tous indissociables pour aboutir à ce qu’on appellera peut-être une collection de qualité. Il sera intéressant d’en vérifier la validité pour les collections numériques, lorsque les premiers soubresauts de la création des bibliothèques numériques se seront calmés et qu’on pourra envisager leur maturité.
Qu’en pensez-vous ?