Bertrand Calenge : carnet de notes

lundi 27 février 2012

Entre le lecteur et la lecture, quelle bibliothèque ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ lundi 27 février 2012

Ça n’a pas raté (ça ne rate jamais !!smileys Forum) : mon précédent billet alertait sur les possibles effets délétères d’une adoration professionnelle pour le « troisième lieu », et espérait et espère toujours être un utile rappel du contexte complexe des missions d’une bibliothèque ; et un des commentaires en a rajouté en glissant incidemment (je cite) :

« orienter ses collections sur le public équivaudrait à acheter Marc Lévy, Guillaume Musso et Harry Potter ? Ne serait-ce pas une autre forme de populisme appliqué aux bibliothèques ? »

Ce n’est pas la première fois que les mânes culturels sont convoqués pour dénigrer un processus ou une organisation. Au vu de mes expériences personnelles, je propose d’inventer le « ticket Onfray » sur le modèle du point Godwin ou plutôt du concept de thought-terminating cliché, qui fonctionnerait sur le principe suivant : « toute évocation d’un contenu ou d’un processus qui s’éloigne d’une conception convenue de la culture est l’émanation du démon et doit être exorcisée »smileys Forum.

Il y a cent ans, le débat bibliothécaire opposait les tenants de la conservation et ceux de la diffusion. Aujourd’hui, le domaine de la lutte s’est étendu, et oppose ceux qui veulent défendre un modèle culturel académique proposant LA ‘juste voie’ aux lecteurs, à ceux qui veulent prendre en considération leurs publics dans leur hétérogénéité en diversifiant leur offre. Vieil avatar du débat entre l’offre et la demande ?

Faut-il prendre les lecteurs comme ils sont ?…

Prenons le problème à la racine : est-il avilissant de proposer Harry Potter ( ou plutôt J.K. Rowling) dans une bibliothèque ? Dans ma jeunesse, j’ai eu la chance de pouvoir disposer d’énormément de livres à découvrir. Mon père n’avait posé qu’un interdit : les bandes dessinées (sauf Tintin et Astérix, qu’il était le premier à ramener à la maison. Et ce qui explique aussi que j’aie une assez belle collection de BD à l’heure actuelle… Fin de l’épisode divan). J’ai dévoré des centaines de livres, et je garde un souvenir ému de tous – je dis bien tous – les Club des cinq qu’écrivait à l’époque Enid Blyton. A l’adolescence, j’ai découvert la SF (grâce à Marabout, bien oublié aujourd’hui). Et tout cela entremêlé d’incursions dans d’autres univers, par exemple une tentative difficile de lecture à 10 ans de l’Odyssée dans sa traduction de Victor Bérard (dur !!smileys Forum). Et j’ai ensuite encore beaucoup lu, de tout. Mais l’aurais-je fait sans cette plongée dans ce que certains qualifieront de sous-littérature ? Très sincèrement, je ne pense pas. Et d’ailleurs, je continue sans honte à m’y complaire, selon le goût très personnel que je me suis forgé.

Tout lecteur est un néophyte. S’il est enfant cela va de soi. S’il est adulte il est le fruit de son histoire et de ses lectures ou non-lectures. Nous n’avons pas à juger ce dont nous ne sommes pas comptables. Nous croyons à la possibilité pour chacun de se construire ses savoirs, son appétit, voire son appareil de concepts à la lumière de ce que nous pouvons lui proposer. Et nous ne sommes pas les seuls prescripteurs en matière de temps de cerveau disponible !!

… ou comme ils devraient être ?

Quelle est notre capacité bibliothécaire de prescription ? Deux postures sont à l’œuvre : pour l’une il faut sélectionner drastiquement les titres qui mériteront d’être proposés, pour l’autre il faut offrir une diversité qui encouragera le désir de la découverte voire du partage.

La première posture mérite qu’on s’y arrête, car elle dispose d’une antériorité garantie par les institutions familiales et académiques. L’injonction des parents prescrivant les bonnes manières à leurs enfants rejoint le souci formateur des maîtres qui tentent d’éduquer la jeunesse. Ces prescriptions garantissent un socle solide de valeurs partagées, et sont éminemment respectables à ce titre. Elles s’égarent quand elles considèrent que, somme toute, tout citoyen est un enfant qui s’ignore… et surtout quand les prescripteurs s’imaginent être eux les seuls adultes responsables. Cet égarement me semble profondément lié à une culture religieuse plaçant Dieu – donc ses prêtres ! – comme bergers de tout le peuple : l’Index voisine alors dangereusement avec l’encouragement à pratiquer la charité.

La seconde posture dispose aussi de quelques traces d’antériorité historique. Pour les bibliothèques, on citera pour l’anecdote Gabriel Naudé : “ne point negliger toutes les œuvres des principaux heresiarques ou fauteurs de religions nouvelles et differentes de la nostre plus commune et reverée, comme plus juste et veritable“. Mais on rappellera aussi les enseignements des Lumières et de l’exigence de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en son article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi. » La bibliothèque, avant même d’être une mémoire, est à mon avis une démonstration active du caractère essentiel de cette libre communication. Et cela ne joue pas seulement sur les conditions d’accès aux collections, mais aussi sur la diversité de leurs contenus.

Et le lecteur, il en pense quoi ?

Dans tous les cas, la véritable sanction de nos choix vient du public (é)lecteur qui juge notre proposition : ce jugement n’est jamais académique, mais intervient au croisement d’injonctions, d’envies, d’expériences…

Celui qui entre dans cette bibliothèque, néophyte ou non, doit pouvoir trouver ses marques, placer ses repères. Si ces repères sont « populaires », il ne faut pas les négliger. Mais il ne faut pas non plus les considérer comme une fin. La fin n’est pas davantage  la seule valeur académique de l’offre, mais avant tout l’itinéraire moissonnant du lecteur qui peut découvrir de nouveaux horizons. Savoir, c’est discriminer, dit-on. Peut-on apprendre à discriminer en ne suivant qu’une voie unique ? Si je peux discerner aujourd’hui les routines à l’œuvre dans le Club des Cinq, c’est parce que je les ai lus !

Ce que ce lecteur devrait être ? Ce n’est certainement pas la collection qui le prescrira, sauf à vouloir la cantonner aux seules personnes conniventes. Ce sont les suggestions, services, conseils, … que nous lui proposerons qui l’accompagneront dans ses libres recherches et découvertes. Rien ne nous empêche de lui garantir un corpus de savoirs, confortés en cela par les multiples injonctions socio-culturelles autant… qu’académiques. Au contraire !
Mais arrêtons de nous bercer d’illusions élitistes, dans la bibliothèque le lecteur reste le maître : s’il ne trouve pas sa pâture de services et de contenus… il n’est plus là !

Bon livre, mauvais livre : et si on essayait la contextualisation ?

Ces contenus, il faut essayer de les considérer sous un angle bibliothécaire. Non exclusivement en termes académiques (même si cela est important), mais d’abord en les situant dans le système bibliothèque. Une collection, cet appareil de documents hétéroclites constellé d’ensembles singuliers parfois extra-ordinaires, peut notamment être analysée sous deux angles absolument complémentaires : l’exigence critique et la capacité diachronique.

  • L’exigence critique.  Cette exigence est essentielle et repose sur un postulat : « donne au lecteur les moyens de se faire son opinion ». Proposer une théorie reconnue ou un auteur apprécié par ses pairs est une évidence, mais il faut aussi veiller à reconnaître une place à la différence. Inversement, la critique négative d’une théorie jugée abracadabrante ou la place faite à un auteur qui en critique d’autres nous oblige à autoriser au lecteur l’accès à la théorie ou à l’auteur critiqués. Sans cette exigence – évidemment mesurée aux moyens locaux -, on verserait dans le conformisme de la pensée…
  • La capacité diachronique.  Ce qui m’émerveille le plus dans la fonction des bibliothèques, c’est leur capacité à mettre en relation/résonance/généalogie (ce sont vos services qui feront la différence…) les pensées et créations d’hier et d’aujourd’hui. Non par les accumulations d’académismes successifs (ce que seuls les fonds anciens pourraient ambitionner de construire), mais par la conjonction vivante des problématiques d’hier mises en relation avec celles qui préoccupent nos contemporains. Bref, offrir un regard distancié : c’était originellement le projet de Points d’actu ! à la BM de Lyon, toujours brillamment assumé par nombre de mes anciens collègues. La bibliothèque offre la possibilité du diachronique : pas seulement les idées au gout du jour, et pas seulement l’approche contemporaine. Ce n’est pas prescription du « bon passé », mais proposition de diverses lectures. Ce ‘diachronisme’ n’exclut pas le contemporain, il l’y confronte. Et pour le confronter à l’histoire de la pensée, il faut que le contemporain soit présent, avec toutes ses failles. Ce que nous proposons ? Mettre en perspective le présent comme donner un théâtre contemporain à l’histoire.

La diversité est notre atout. S’il est judicieux d’offrir la substantifique moëlle, il ne faut pas oublier d’offrir la chair périssable qui l’entoure et somme toute la nourrit : la bibliothèque idéale ne satisfait que celui qui a déjà lu tous les livres. Et cette « idéalité » imaginaire de la bibliothèque  ne vaut pas que pour sa collection… Celui qui entre dans la bibliothèque n’espère pas un aboutissement définitif, mais des conseils et orientations qui tiennent compte de son histoire de lecteur et de ses préoccupations, donc qui s’appuient sur des ressources non exclusivement validées par une doxa académique.

N’essayons pas de lire à la place de nos lecteurs ! Faire lire et laisser lire…

Pierre-Auguste Renoir. - La Lecture

P.S. : réhabilitation du troisième lieu .

Dans ce contexte, proposer une distance critique vis-à-vis de l’omniprésence du « troisième lieu » n’est nullement une condamnation des efforts entrepris pour rendre agréable et séduisant un séjour à la bibliothèque en lui donnant sa vraie place dans la cité, ni bien sûr condamner une utile périphrase qui saurait convaincre les décideurs d’investir dans la bibliothèque smileys Forum. Pas plus que proposer un regard distancié sur l’ouverture à des contributions numériques n’est condamnation du souci d’entrer en connivence avec les usages des publics.

Cette position critique n’a rien à voir avec une posture négative envers des innovations de service ou des choix documentaires. La bibliothèque est complexe – sans être pour autant une auberge espagnole -, même si elle fonctionne volontiers sous l’injonction d’impulsions externes décontextualisées. Je propose seulement de ramener dans le débat un peu de cette complexité.

Je regrette que mon billet précédent ait donné lieu à autant de réactions aussi violentes que parfois aigries. Il faut réfléchir, discuter, dé-construire (comme disait Derrida), non lancer des anathèmes.

dimanche 12 février 2012

La sidération du troisième lieu

Filed under: Non classé — bcalenge @ dimanche 12 février 2012

Vous n’êtes pas parfois excédés par la référence (révérence ?) réitérée à la bibliothèque comme troisième lieu ? Ce troisième lieu (il ne s’agit pas ici du bar lesbien des nuits parisiennes smileys Forum ) revient en boucle comme une incantation. Tapez sur Google la requête précise « bibliothèque troisième lieu », vous obtiendrez près de 8 000 réponses : pas mal pour un concept qui n’a été vulgarisé en France que depuis 2009, grâce au mémoire d’étude de Mathilde Servet !

Ce fameux troisième lieu chante la gloire d’espaces accueillants et ouverts, autorisant de multiples postures, facilitant la diversité des comportements, offrant l’opportunité d’un havre chaleureux entre la maison (ce 1er lieu avec les gosses qui crient et le conjoint qui fait la g…) et le travail (un 2e lieu au rythme stakhanoviste et au patron qui fait la g…). Bref, une sorte de club anglais en plus moderne et moins fermé. Rien que de très séduisant dans cette perspective…

Idea store Londres

Le lieu comme espoir de légitimité ?

Un vieux ‘adulte expérimenté’ comme moi a l’impression de revivre les sidérations du siècle dernier qui voyaient dans les médiathèques le summum de la modernité : en introduisant hardiment la musique, les films, les manifestations culturelles, chacun pensait conjurer la honte du has-been et mobiliser ainsi les foules…

Aujourd’hui, la ‘concurrence’ d’Internet comme celle des multiples pourvoyeurs d’information font désespérément chercher la formule magique qui assiérait la légitimité de la bibliothèque. Cette formule magique – bon sang, mais c’est bien sûr ! smileys Forum – pourrait résider l’intérêt social du lieu lui-même, au cœur de cités dramatiquement dépourvues d’espaces publics largement accessibles à tous. Les idea stores anglais ont montré le chemin, et tout le monde emboite le pas…

Sauf que de tels lieux n’ont pas besoin de bibliothécaires : à la limite, l’énoncé des compétences bibliothécaires les rend presque incongrus dans de tels espaces. On remarquera au passage que les fameuses idea stores n’en disposent guère. Sur le fond, et compte tenu du concept, cela ne me choque pas. Mais alors pourquoi les bibliothécaires se pressent-ils pour en chanter les louanges ? Sommes-nous les lemmings du XXIe siècle ?

lemmings

Un cocooning très contemporain

Restons dans les parallèles : vous souvenez-nous de l’ambition malrucienne des maisons de la culture ? Là aussi, il fallait laisser le citoyen face à lui-même (pardon : face à l’art smileys Forum). Les accueils de créateurs et les manifestations ambitieuses ont laissé la place la plupart du temps à la mise à disposition contractuelle de locaux pour diverses associations. Même en habillant cette évolution du nom de partenariat (concept également au coeur des idea stores, soit dit en passant), on est loin de l’ambition initiale.

Mais le projet avait au moins le souffle d’une volonté d’éducation populaire ! Dans le cas des bibliothèques dites  ‘troisièmes lieux’, l’intention est plus volontiers consumériste, mettant l’accent d’abord sur la dimension ‘cocooning‘ du dit lieu, attentive aux revendications individuelles du travailleur fatigué et du consommateur las d’avoir vidé son porte-monnaie. Je cherche en vain une intention politique forte dans les différentes affirmations et les exemples mis en exergue. Osons une hérésie : et si les ‘troisièmes lieux’ n’étaient qu’un avatar du vieil adage politique « panem et circenses » (évidemment cantonné au second terme) ?

Après la médiathèque et le troisième lieu, osons un concept révolutionnaire : la bibliothèque !

Ce qui est le plus énervant, c’est que le concept d’une bibliothèque largement ouverte, claire, accueillante, confortable, attentive à ses usagers, n’a rien de neuf. Sans me prétendre visionnaire, c’est ce que j’avais défendu dans un ouvrage intitulé « Accueillir, orienter, informer« . Sauf que cet ouvrage défendait l’idée que l’accueil – dans ses dimensions multiples et complexes – ne se comprenait qu’associé aux deux autres termes : très prosaïquement, la bibliothèque a d’autres fonctions sociales que l’offre d’un havre chaleureux, d’autres projets politiques qu’offrir l’espace d’un club ouvert à une communauté. Les idea stores, que j’ai trop éreintés ici, veillent quand même à garantir une dimension documentaire : sauf que ce n’est jamais de celle-là qu’on parle, mais plutôt de leur fonction de maison de quartier – garderie, café, etc. – !!

Dissocier la bibliothèque de ce qui la fonde (la transmission du savoir,en particulier par le partage) me révolte. Alors, oui, organisons des bibliothèques largement ouvertes, donnons-leur confort et sourires, soyons à l’écoute des diverses postures et pratiques, réorganisons les services pour faciliter l’entrée de chacun dans cette maison commune ! C’est évidemment indispensable. Et Mathilde Servet a eu raison d’appuyer là où ça faisait souvent mal.

Mais n’oublions jamais qu’il faut aider à apprendre, préserver et transmettre une mémoire collective, donner à chaque lecteur son livre comme à chaque livre son lecteur !!

La « bibliothèque troisième lieu » n’est pas un concept.

Ce qui ne nous empêchera pas d’espérer retrouver Alphonse Daudet : « C’est une bibliothèque merveilleuse, admirablement montée, ouverte aux poètes jour et nuit, et desservie par de petits bibliothécaires à cymbales qui vous font de la musique tout le temps ».

Hommage à Bibliopathe http://www.bibliopathe.com/

P.S. : une prochaine fois, tonton Grincheux se paiera les learning centers...

samedi 11 février 2012

Des publics utilisateurs aux publics collaborateurs : une fausse bonne idée ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ samedi 11 février 2012

Coup sur coup, j’ai lu deux billets qui n’ont rien à voir et pourtant aboutissent au même constat :
– un billet de Des bibliothèques 2.0. qui fait le point sur la décevante participation des utilisateurs à l’enrichissement des notices du catalogue de la bibliothèque de Toulouse, pourtant innervées dans le prometteur écosystème de Babelio : de 243 critiques de lecteurs recensées en 2010 – pour  95 341 notices bénéficiant des enrichissements de Babelio – à 114 en 2011 – pour cette fois-ci 130 565 notices idem.
– un autre billet de Bibliothèques [reloaded] soulignant, avec beaucoup de culpabilité, que l’appel à rédaction collaborative du projet d’établissement de l’ABES n’avait obtenu que moins de 10 contributions en ligne, alors que cette fois-ci les professionnels dument concernés et avertis auraient pu (du ?) se précipiter au portillon.smileys Forum

Ces exemples récents rejoignent des constats antérieurs :
– Lionel Dujol, dans un billet faisant rapidement le bilan de plusieurs expériences de catalogues ouverts à la contribution publique, constatait l’extrême maigreur du nombre de ces contributions ;
– le groupe Poldoc avait engagé le chantier d’un Wikipoldoc – décédé depuis : désolé de ne pouvoir fournir un lien valide ! smileys Forum– qui aurait pu réunir de façon très ouverte les textes, listes, sources et recommandations de bibliothécaires souhaitant mutualiser leur travail. Las, deux années plus tard, les idéalistes initiateurs (dont j’étais) ont du faire fermer le site, accablés sous des tonnes de spams plus que par les deux ou trois (plutôt deux que trois !) contributions constructives qui avaient pu émerger.

Les ambitions « co-constructives » émergent au carrefour de deux injonctions différentes voire contradictoires : l’urgence, adressée aux institutions publiques, d’accroitre leur proximité avec leurs utilisateurs, afin d’asseoir leur légitimité en respectant les contraintes et objectifs de leur fonction sociale voire administrative ;  et par ailleurs l’ambition d’aboutir à une situation dont rêve tout bibliothécaire, la symbiose de l’institution – et plus encore de ses acteurs – avec les publics qu’elle est appelée à servir.
L’ambiguité réside dans une lecture simplifiée de cette double injonction : le « je est nous »  ainsi affirmé, totalement défendable sur le plan théorique, conduit à mêler sur des plans indistincts le téléologique et le contingent, la politique publique et le projet social, le serviteur et le servi.

Wikipedia : l’arbre qui cache la forêt

Wikipedia est pour beaucoup de promoteurs de la collaboration ou de la co-construction le fondement – parfois impensé – du projet voire de l’action. Le succès extraordinaire de cette encyclopédie collective peut faire rêver moult personnes intéressées par une entreprise de collaboration autour du savoir (d’autres se sont lancés dans l’affaire, comme Groupon de façon plus commerciale !)

Mais Wikipedia dispose de deux avantages constitutifs majeurs :
– il a été conçu et lancé dès les débuts du web grand public (il date de 2001, soit 7 ans après la naissance publique du web et 1 an après la mise en oeuvre du modèle économique de Google) ; ce faisant, il a ‘récupéré’ nombre de bonnes volontés intéressées par ce nouveau champ d’action, et surtout a construit la masse critique de son encyclopédie avant que d’autres sirènes ne viennent le « concurrencer » dans les intérêts potentiels des internautes ;
– il n’existe que par la volonté et l’action de ses contributeurs, sur un projet intellectuel et fonctionnel régi par ces mêmes contributeurs. L’architecture complexe de ses modérateurs, pompiers, etc. ne résulte apparemment que des régulations internes rendues nécessaires par son objectif essentiellement collaboratif, et non par l’injonction d’une administration externe.

Si le support technique du wiki trouve bien des applications dans des entreprises collaboratives (avec nombre d’obstacles ergonomiques du point de vue des contributeurs), notamment dans plusieurs intranets, rien ne vient concurrencer cette entreprise collective de partage des savoirs avec un tel succès dès qu’on parle de production collaborative de savoir largement ouverte à tous.

Co-construction ? Qui fait les plans ?

L’expression de « co-construction des services », popularisée par Xavier Galaup, me laisse perplexe : elle supposerait que l’entreprise bibliothèque souhaite un partage harmonieux des savoirs au sein d’une communauté non seulement comme  finalité mais comme mode de fonctionnement. C’est oublier un peu vite une contingence essentielle : les bibliothèques sont des institutions placées sous l’autorité de pouvoirs publics qui, bien que mus par une même intention de service envers l’intérêt général, en adaptent les modalités à l’aune d’un système prescriptif. La finalité commune est évidente, les modalités de la mise en oeuvre comme de la réception sont beaucoup plus complexes… Le client – si respecté soit-il comme concitoyen – n’est pas un collaborateur, sauf pour les marqueteurs qui possèdent l’art de faire travailler le client afin d’économiser sur des frais de personnel smileys Forum

Osons deux questions idiotes : en quoi le service public de l’éducation laisse-t-il élaborer ses contenus et modalités par les destinataires du service, les élèves et accessoirement leurs parents ? En quoi l’élaboration de la charge commune de l’impôt est-elle laissée aux soins d’une co-construction de la contribution ?
Le deuxième exemple sera balayé d’un revers de main : le système représentatif qui est le nôtre laisse le soin à nos représentants élus d’établir ce débat. Pour le premier cas, la réponse sera plus contournée, mais conduira à des conclusions du même ordre : l’assemblée représentative déléguée fixe les conditions d’exercice d’un exécutif déployé en diverses administrations applicatrices… dont le système scolaire et les bibliothèques !

Parler de co-construction de services passe volontiers outre cet assemblage subtil et complexe de législatif et d’exécutif, pour ne se référer qu’à un idéal « roussalien » de société régi par les seuls individus contractants (l’institution bibliothèque étant en l’espèce magiquement abolie en sa régulation prescriptrice). Sauf que, pour reprendre mes exemples initiaux :
– les catalogues (ô combien normés) sont bel et bien prescrits comme modalité organisée d’exposition des collections, modalité non réglée par les lecteurs eux-mêmes (même si la bibliothèque généreuse consent à laisser apposer des tags – évidemment cantonnés à l’accessoire dans le système bibliographique)
– les appels à contributions pour un projet d’établissement passent sous silence les contraintes administratives et l’étroitesse des marges administratives consenties à un tel exercice

Intérêts constructifs et reconnaissance des pairs…

Et Wikipoldoc, alors ? Nulle prescription administrative ne venait entraver un tel projet !  C’est vrai, même si diverses explications « psycho-administratives » ont été avancées pour expliquer le désintérêt constaté. La seule vraie bonne raison que j’ai personnellement retenu est que nos collègues étaient plus en recherche de solutions ( donc en situation de consommateurs) qu’en capacité d’exposer leurs outils et procédures (justement en élaboration tâtonnante). Première leçon, déjà méditée par les épigones déçus de Lénine : l’avant-garde (ou qui se croit telle) est moins proche des masses qu’elle se l’imagine !!smileys Forum

Restons donc modestes. Qu’est-ce qui pourrait marcher en matière de collaboration constructive de services ou de savoir ? L’argument qui voudrait que « les lecteurs ont tout intérêt à partager leurs points de vue » cache en fait une revendication beaucoup plus pragmatique : « les lecteurs ont envie de trouver des infos à la fois  fiables et conniventes ». la collaboration constructive est affaire d’intérêt non seulement pour le résultat (des commentaires, des services,…) mais surtout pour l’entreprise de construction elle-même. Ce qui réduit considérablement le champ des possibles coopérateurs et oblige à :

  • identifier des objets singuliers qui vivront par une micro-communauté plutôt que par « le grand public ». A condition bien sûr d’avoir décelé les entrepreneurs possibles
  • considérer les co-entrepreneurs comme des pairs : mettre en valeur leur contribution, offrir des services associés (forums d’échanges, soirées exclusives avec conférences-débats, etc.), garantir une restitution privilégiée des événements majeurs rythmant la vie de l’ouvrage collectif, etc.
De ce point de vue, je trouve intéressantes certaines  entreprises de correction collaborative sur des documents océrisés (voyez par exemple le site Citizen archivist des Archives nationales des Etats-Unis), ou des projets actifs comme Photographes en Rhône-Alpes (qui au bout d’un an d’existence présente plus de 4 000 photos de contributeurs aux côtés de 10 000 photos possédées par la BmL – ce qui a été rendu possible par la conjonction de multiples actions : offre d’ateliers photographiques, signalement des contributeurs, expositions proposées aux plus talentueux, concours appuyé par le journal local, …).
La force d’un projet d’intérêt public
Les exemples cités ne le sont pas par hasard : ils sont générés par l’ambition de construire une oeuvre d’intérêt public, et ont un réel besoin des contributeurs intéressés à ce projet pour réussir. Les deux termes sont essentiels : le premier abolit la vague espérance d’une participation consensuelle de tout un chacun à un simple espace d’expression ; le second impose l’existence de collaborateurs actif pour réussir l’entreprise. Très modestement, nombre de cantines scolaires sont ainsi prises en charge par les parents eux-mêmes…
Dans tous les cas, la pierre de touche est la déclaration d’un tel intérêt public : à la bibliothèque le soin de proposer à sa tutelle la validation d’un projet utile à la collectivité.
A elle aussi le soin de savoir s’effacer devant les contributeurs,  les valoriser, leur rendre compte, étudier avec eux les évolutions nécessaires, …
Sans cela, la collaboration est à mon avis seulement un vague prurit moderniste.
J’exagère ?

mercredi 1 février 2012

Vous avez dit domaine public ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ mercredi 1 février 2012

Les générations les plus jeunes considèrent comme admis que les privilèges patrimoniaux concédés au droit d’auteur courent pour les livres jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur avant d’accéder à l’honneur du domaine public (sans approfondir diverses considérations de spécifications particulières et complexes relatives notamment à des périodes de guerre intervenues avant ou après ce décès). Cela n’a pas toujours été le cas : il y a encore quelques décennies  le droit d’auteur ne s’étendait que sur 50 ans après la mort de l’auteur. En 1993, une directive européenne -traduite en droit français par une loi de 1997 étendait cette protection patrimoniale à 70 ans.

Cette évolution pourrait s’expliquer par l’accroissement des paternités tardives et l’allongement de la durée de vie… Bien entendu, il n’en est rien. Très prosaïquement, les productions intellectuelles sont des gisements miniers concédés à des éditeurs, qui en exploitent le suc jusqu’à extinction de la manne, le tout sous couvert de protéger des créateurs morts depuis longtemps. On ne parle pas vraiment de droit d’auteur – terme économiquement inexact même s’il est valide juridiquement – mais de concession minière !!!

L’extension internationale des règles commerciales imposées par les acteurs les plus puissants économiquement contraint également la durée du droit d’auteur. On connait la Sonny Bono Copyright Term Extension Act américaine de 1998, qui imposa en droit américain une  protection portée de 50 à 70 ans, et même à 120 ans pour les ‘oeuvres collectives d’entreprise’ (ce qui arrangeait bien la firme Disney, fervent soutien de cette loi). Et il existe un va-et-vient pervers des traités internationaux qui tend à vouloir aligner toute extension internationale  de cette durée de ‘protection’ sur le pays le plus disant !

Que se passe-t-il aujourd’hui aux États-Unis ? Une récente décision de la Cour suprême vient, au prix de subtiles contorsions juridiques, valider (pour les seuls États-Unis) un raisonnement conduisant à exclure du domaine public des œuvres qui y étaient déjà tombées, pour quelques décennies supplémentaires. Bref, le domaine public se voit retirer aux États-Unis quelques joyaux collectifs comme Kipling.

Je n’ai pas la prétention d’aborder un raisonnement juridique que je pressens très complexe (je laisse ce soin à S.I.Lex !). Je voudrais juste relever que de telles jurisprudences nationales, guidées par les ambitions les plus nobles comme – plus souvent – par des soucis mercantiles, auront tôt fait de se retrouver un jour dans les conventions internationales. Et l’on pourra voir alors s’étendre la durée d’exploitation du gisement, et se restreindre encore davantage la libre disponibilité collective des écrits et savoirs. Comment dans ces conditions construire une bibliothèque numérique librement accessible ?

Cette course folle à l’exploitation ad nauseam des œuvres de l’esprit a quelque chose de révoltant pour ceux que leurs moyens financiers n’autorisent pas à participer à la connaissance. Si les candidats à la prochaine élection présidentielle veulent montrer leur attachement à la chose publique, demandons-leur instamment d’œuvrer pour revenir à une durée d’exploitation uniformément limitée. Les brevets – qui fonctionnent bien sûr selon un régime juridique différent – n’ont-ils pas une durée d’exclusivité uniment limitée à 20 ans ? Et ce non après la mort de l’auteur, mais après celle du dépôt du brevet ?

Créez un site Web ou un blog gratuitement sur WordPress.com.