Ça n’a pas raté (ça ne rate jamais !!) : mon précédent billet alertait sur les possibles effets délétères d’une adoration professionnelle pour le « troisième lieu », et espérait et espère toujours être un utile rappel du contexte complexe des missions d’une bibliothèque ; et un des commentaires en a rajouté en glissant incidemment (je cite) :
« orienter ses collections sur le public équivaudrait à acheter Marc Lévy, Guillaume Musso et Harry Potter ? Ne serait-ce pas une autre forme de populisme appliqué aux bibliothèques ? »
Ce n’est pas la première fois que les mânes culturels sont convoqués pour dénigrer un processus ou une organisation. Au vu de mes expériences personnelles, je propose d’inventer le « ticket Onfray » sur le modèle du point Godwin ou plutôt du concept de thought-terminating cliché, qui fonctionnerait sur le principe suivant : « toute évocation d’un contenu ou d’un processus qui s’éloigne d’une conception convenue de la culture est l’émanation du démon et doit être exorcisée ».
Il y a cent ans, le débat bibliothécaire opposait les tenants de la conservation et ceux de la diffusion. Aujourd’hui, le domaine de la lutte s’est étendu, et oppose ceux qui veulent défendre un modèle culturel académique proposant LA ‘juste voie’ aux lecteurs, à ceux qui veulent prendre en considération leurs publics dans leur hétérogénéité en diversifiant leur offre. Vieil avatar du débat entre l’offre et la demande ?
Faut-il prendre les lecteurs comme ils sont ?…
Prenons le problème à la racine : est-il avilissant de proposer Harry Potter ( ou plutôt J.K. Rowling) dans une bibliothèque ? Dans ma jeunesse, j’ai eu la chance de pouvoir disposer d’énormément de livres à découvrir. Mon père n’avait posé qu’un interdit : les bandes dessinées (sauf Tintin et Astérix, qu’il était le premier à ramener à la maison. Et ce qui explique aussi que j’aie une assez belle collection de BD à l’heure actuelle… Fin de l’épisode divan). J’ai dévoré des centaines de livres, et je garde un souvenir ému de tous – je dis bien tous – les Club des cinq qu’écrivait à l’époque Enid Blyton. A l’adolescence, j’ai découvert la SF (grâce à Marabout, bien oublié aujourd’hui). Et tout cela entremêlé d’incursions dans d’autres univers, par exemple une tentative difficile de lecture à 10 ans de l’Odyssée dans sa traduction de Victor Bérard (dur !!). Et j’ai ensuite encore beaucoup lu, de tout. Mais l’aurais-je fait sans cette plongée dans ce que certains qualifieront de sous-littérature ? Très sincèrement, je ne pense pas. Et d’ailleurs, je continue sans honte à m’y complaire, selon le goût très personnel que je me suis forgé.
Tout lecteur est un néophyte. S’il est enfant cela va de soi. S’il est adulte il est le fruit de son histoire et de ses lectures ou non-lectures. Nous n’avons pas à juger ce dont nous ne sommes pas comptables. Nous croyons à la possibilité pour chacun de se construire ses savoirs, son appétit, voire son appareil de concepts à la lumière de ce que nous pouvons lui proposer. Et nous ne sommes pas les seuls prescripteurs en matière de temps de cerveau disponible !!
… ou comme ils devraient être ?
Quelle est notre capacité bibliothécaire de prescription ? Deux postures sont à l’œuvre : pour l’une il faut sélectionner drastiquement les titres qui mériteront d’être proposés, pour l’autre il faut offrir une diversité qui encouragera le désir de la découverte voire du partage.
La première posture mérite qu’on s’y arrête, car elle dispose d’une antériorité garantie par les institutions familiales et académiques. L’injonction des parents prescrivant les bonnes manières à leurs enfants rejoint le souci formateur des maîtres qui tentent d’éduquer la jeunesse. Ces prescriptions garantissent un socle solide de valeurs partagées, et sont éminemment respectables à ce titre. Elles s’égarent quand elles considèrent que, somme toute, tout citoyen est un enfant qui s’ignore… et surtout quand les prescripteurs s’imaginent être eux les seuls adultes responsables. Cet égarement me semble profondément lié à une culture religieuse plaçant Dieu – donc ses prêtres ! – comme bergers de tout le peuple : l’Index voisine alors dangereusement avec l’encouragement à pratiquer la charité.
La seconde posture dispose aussi de quelques traces d’antériorité historique. Pour les bibliothèques, on citera pour l’anecdote Gabriel Naudé : “ne point negliger toutes les œuvres des principaux heresiarques ou fauteurs de religions nouvelles et differentes de la nostre plus commune et reverée, comme plus juste et veritable“. Mais on rappellera aussi les enseignements des Lumières et de l’exigence de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en son article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi. » La bibliothèque, avant même d’être une mémoire, est à mon avis une démonstration active du caractère essentiel de cette libre communication. Et cela ne joue pas seulement sur les conditions d’accès aux collections, mais aussi sur la diversité de leurs contenus.
Et le lecteur, il en pense quoi ?
Dans tous les cas, la véritable sanction de nos choix vient du public (é)lecteur qui juge notre proposition : ce jugement n’est jamais académique, mais intervient au croisement d’injonctions, d’envies, d’expériences…
Celui qui entre dans cette bibliothèque, néophyte ou non, doit pouvoir trouver ses marques, placer ses repères. Si ces repères sont « populaires », il ne faut pas les négliger. Mais il ne faut pas non plus les considérer comme une fin. La fin n’est pas davantage la seule valeur académique de l’offre, mais avant tout l’itinéraire moissonnant du lecteur qui peut découvrir de nouveaux horizons. Savoir, c’est discriminer, dit-on. Peut-on apprendre à discriminer en ne suivant qu’une voie unique ? Si je peux discerner aujourd’hui les routines à l’œuvre dans le Club des Cinq, c’est parce que je les ai lus !
Ce que ce lecteur devrait être ? Ce n’est certainement pas la collection qui le prescrira, sauf à vouloir la cantonner aux seules personnes conniventes. Ce sont les suggestions, services, conseils, … que nous lui proposerons qui l’accompagneront dans ses libres recherches et découvertes. Rien ne nous empêche de lui garantir un corpus de savoirs, confortés en cela par les multiples injonctions socio-culturelles autant… qu’académiques. Au contraire !
Mais arrêtons de nous bercer d’illusions élitistes, dans la bibliothèque le lecteur reste le maître : s’il ne trouve pas sa pâture de services et de contenus… il n’est plus là !
Bon livre, mauvais livre : et si on essayait la contextualisation ?
Ces contenus, il faut essayer de les considérer sous un angle bibliothécaire. Non exclusivement en termes académiques (même si cela est important), mais d’abord en les situant dans le système bibliothèque. Une collection, cet appareil de documents hétéroclites constellé d’ensembles singuliers parfois extra-ordinaires, peut notamment être analysée sous deux angles absolument complémentaires : l’exigence critique et la capacité diachronique.
- L’exigence critique. Cette exigence est essentielle et repose sur un postulat : « donne au lecteur les moyens de se faire son opinion ». Proposer une théorie reconnue ou un auteur apprécié par ses pairs est une évidence, mais il faut aussi veiller à reconnaître une place à la différence. Inversement, la critique négative d’une théorie jugée abracadabrante ou la place faite à un auteur qui en critique d’autres nous oblige à autoriser au lecteur l’accès à la théorie ou à l’auteur critiqués. Sans cette exigence – évidemment mesurée aux moyens locaux -, on verserait dans le conformisme de la pensée…
- La capacité diachronique. Ce qui m’émerveille le plus dans la fonction des bibliothèques, c’est leur capacité à mettre en relation/résonance/généalogie (ce sont vos services qui feront la différence…) les pensées et créations d’hier et d’aujourd’hui. Non par les accumulations d’académismes successifs (ce que seuls les fonds anciens pourraient ambitionner de construire), mais par la conjonction vivante des problématiques d’hier mises en relation avec celles qui préoccupent nos contemporains. Bref, offrir un regard distancié : c’était originellement le projet de Points d’actu ! à la BM de Lyon, toujours brillamment assumé par nombre de mes anciens collègues. La bibliothèque offre la possibilité du diachronique : pas seulement les idées au gout du jour, et pas seulement l’approche contemporaine. Ce n’est pas prescription du « bon passé », mais proposition de diverses lectures. Ce ‘diachronisme’ n’exclut pas le contemporain, il l’y confronte. Et pour le confronter à l’histoire de la pensée, il faut que le contemporain soit présent, avec toutes ses failles. Ce que nous proposons ? Mettre en perspective le présent comme donner un théâtre contemporain à l’histoire.
La diversité est notre atout. S’il est judicieux d’offrir la substantifique moëlle, il ne faut pas oublier d’offrir la chair périssable qui l’entoure et somme toute la nourrit : la bibliothèque idéale ne satisfait que celui qui a déjà lu tous les livres. Et cette « idéalité » imaginaire de la bibliothèque ne vaut pas que pour sa collection… Celui qui entre dans la bibliothèque n’espère pas un aboutissement définitif, mais des conseils et orientations qui tiennent compte de son histoire de lecteur et de ses préoccupations, donc qui s’appuient sur des ressources non exclusivement validées par une doxa académique.
N’essayons pas de lire à la place de nos lecteurs ! Faire lire et laisser lire…
P.S. : réhabilitation du troisième lieu .
Dans ce contexte, proposer une distance critique vis-à-vis de l’omniprésence du « troisième lieu » n’est nullement une condamnation des efforts entrepris pour rendre agréable et séduisant un séjour à la bibliothèque en lui donnant sa vraie place dans la cité, ni bien sûr condamner une utile périphrase qui saurait convaincre les décideurs d’investir dans la bibliothèque . Pas plus que proposer un regard distancié sur l’ouverture à des contributions numériques n’est condamnation du souci d’entrer en connivence avec les usages des publics.
Cette position critique n’a rien à voir avec une posture négative envers des innovations de service ou des choix documentaires. La bibliothèque est complexe – sans être pour autant une auberge espagnole -, même si elle fonctionne volontiers sous l’injonction d’impulsions externes décontextualisées. Je propose seulement de ramener dans le débat un peu de cette complexité.
Je regrette que mon billet précédent ait donné lieu à autant de réactions aussi violentes que parfois aigries. Il faut réfléchir, discuter, dé-construire (comme disait Derrida), non lancer des anathèmes.