Curieux de toutes expériences de découverte idoine du savoir et du plaisir de la découverte, je me suis progressivement doté de livres, magazines et revues (en commençant respectivement à 3, 10 et 18 ans), puis beaucoup plus récemment d’une tablette nommée ipad2, enfin d’une liseuse de dernière génération.
Voici un premier constat tout à fait personnel (j’aurai l’occasion plus tard de disserter sur les avantages respectifs des uns et des autres…) : il m’a fallu faire le tri entre les contenus qu’il me semblait posséder réellement et ceux dont je connaissais le caractère fugitif. Aux premiers les livres achetés ou les epub et pdf glanés sur des sites libres de droits (en priant le ciel, les incendies, les cambriolages, les amis indélicats et mes sauvegardes… d’être cléments
), aux seconds les emprunts aux bibliothèques ou amis, et les achats de fichiers numériques ‘DRMisés’ voire ‘streamisés’ des éditeurs.

De la bibliothèque personnelle…
Des premiers, je pouvais espérer me faire une bibliothèque personnelle. Des seconds, je ne pouvais faire qu’une consommation fugitive. Mais baste ! si l’ouvrage obtenu ‘fugitivement’ me semblait passionnant et était issu de la numérisation d’un document matériel existant, je pouvais toujours me tourner vers les formes plus fiables des œuvres concernées, puisque celles-ci existaient sous les deux formats. Et, en cas d’indisponibilité commerciale de la forme stable, j’avais même la ressource des bibliothèques…
Le premier effet pervers apparait lorsque je crois acquérir un titre numérique pour alimenter ma bibliothèque personnelle (mon histoire à moi, mon axe de repérage voire de référencement), donc que je l' »achète », et qu’il apparait que je ne peux en fait en disposer à ma guise : impossible de le prêter, de le déplacer à ma guise, voire de simplement le lire sans l’outil dédié. Ah bon ! je n’ai donc pas vraiment ‘acheté’ ce livre ?! Mais alors, puis-je espérer l’obtenir dans une version stable et maitrisée pour mon labyrinthe personnel ? Souvent, c’est impossible : l’œuvre n’existe plus que dans sa version fugitive, contrôlée par son éditeur, et non par l’éminent producteur de sa validité, moi…
Le verrouillage numérique d’un titre contemporain publié par ailleurs sous forme imprimée ou accessible par un moyen public ne me révolte que modérément, même si je considère le procédé inepte et contre-productif. En l’état actuel des règles juridiques et coutumières, je sais que je peux compter sur la pérennité de l’accès à la version imprimée, pérennité garantie par les bons soins que j’aurai accordé à ma bibliothèque personnelle, et par ceux – non moins attentifs – des bibliothèques de statut public qui en auront pris soin.
En revanche, je suis perplexe devant l’émergence de titres publiés exclusivement sous forme numérique. Non en raison de cette forme moderne d’édition, aussi légitime au XXIe siècle que l’étaient les presses de Gutenberg il y a plus de cinq siècles. Mais en raison de cette capacité croissante à prétendre m’imposer une fugitive consommation informationnelle plutôt qu’à me laisser construire un espace propre de mémoire et de sentiments, ma mémoire de travaux auxquels je pourrai me référer sans doute aucun de leur permanence…
A titre personnel, je jongle entre ces différents états de publication : ici j’acquiers un livre imprimé, là je dispose d’un fichier epub dépourvu de DRM, là encore j’accepte la disparition programmée du magazine numérique que j’aurais de toutes façons jeté à la poubelle sous sa forme imprimée après l’avoir dévoré, etc. Mais c’est une stratégie personnelle ! Et si je devenais bibliothécaire ?

… à la bibliothèque institution
Dans la conjoncture nouvelle qui s’offre à lui, le bibliothécaire ne peut pas seulement raisonner uniquement en termes d’intérêt immédiat (pour son public) du document qu’il se propose d' »acheter ». Un impératif nouveau intervient dès la décision d’achat, celui de la pérennité souhaitée. Trivialement, les exigences préventives de la conservation s’imposent au bibliothécaire dès l’étape de l’acquisition (ce que défendait déjà Jean-Paul Oddos avant l’irruption du numérique), et ce pour tous les types de documents.
En effet, si le « système bibliothèque » pose au premier plan le partage (tiens, une nouvelle étymologie fantaisiste du terme collection : ‘co-lectors’, ceux qui sont ensemble lecteurs…), il ne s’agit pas seulement de mise en commun de documents épars (une simple mutualisation), mais aussi – et peut-être surtout – d’une communauté vivante de savoir inscrite dans son historicité. Ce qui suppose, bibliothécairement parlant, une mise en résonance d’une histoire collective et d’une généalogie des savoirs ici documentés. Et qui dit généalogie suppose stabilité des documents concernés, et donc leur conservation au moins dans leur dimension textuelle.
Dès qu’on prononce le mot de conservation, beaucoup de bibliothécaires considèrent que ce n’est pas vraiment leur affaire : laissons cela aux spécialistes du domaine, et concentrons-nous sur le service à offrir aux citoyens d’aujourd’hui…
Sauf que :
- la politique raisonnée de désherbage ne s’appuiera plus que sur l’implacable loi des conditions d’abonnement à la ressource ? Le lecteur conseillé par un ami s’entendra dire que « ben non, ‘on’ nous a retiré le livre » ?
- quelle profondeur généalogique les bibliothèques seront-elles capables d’apporter à une question ? Si les pistes de réponse ne sont que synchroniques (i.e. ce qui est disponible sur le marché à un moment T) et non diachroniques (autorisant une accumulation de savoirs conservés), pourquoi s’encombrer encore de bibliothèques ? Des entreprises de courtage en information seront plus efficaces (et peut-être moins coûteuses à court terme) !
- pour un nombre non négligeable de bibliothèques, quelle garantie de mémoire patrimoniale ne serait-ce que locale seront-elles capables d’apporter ?
- en dehors de toute considération patrimoniale, quel prix la bibliothèque est-elle prête à payer chaque année pour conserver l’accès aux mêmes œuvres qu’elle a jugées utiles sur la durée… ?
Les livres, et avant eux les disques, voient leur avenir construits à l’aune du numérique. C’est un fait de plus en plus avéré, qui n’est pas extravagant pour un bibliothécaire ou une bibliothèque. La difficulté nait non de cette mutation de forme (encore qu’elle complexifie diablement la tâche des ‘pérenniseurs’), mais des conditions d’appropriation (i.e. rendre sien) de ce nouvel avatar. Un renversement de perspective peut s’imposer alors à l’exercice bibliothéconomique : il ne faudrait plus passer les titres au crible de leur utilité ultérieure (éventuellement patrimoniale) après les avoir acquis, mais subir dès leur acquisition l’inéluctable indisponibilité contractuellement programmée de leur contenu textuel.
Pourquoi pas, dira-t-on ? Si l’intention est seulement de proposer ici et maintenant, pourquoi pas effectivement. Mais ce faisant, on ne fait que prétendre à entrer dans cet immense marché lucratif de l’ici et du maintenant. Et alors la concurrence est rude : si j’étais acteur en ce marché (et non bibliothécaire
), je verrais bien des opportunités à proposer aux décideurs des bouquets de ressources éminemment accessibles et fugaces, à un prix convenable économisant ces fichues charges salariales et structurelles que représentent les institutions bibliothèques !! Tout au plus pourrait-on maintenir quelques maigres équipes chargées de négocier les conditions du flux et en garantir la bonne accessibilité technique… Des bibliothécaires ? Pour quoi faire ?

Le livre numérique, et après ?
Dans les très nombreux discours qui relatent des expériences d’introduction du livre numérique dans les bibliothèques, il est urgent de discerner les processus à l’œuvre :
- ici je souhaite faire de l‘expérimentation, et j’en attends seulement une curiosité renouvelée à l’égard de mon institution, ou des enseignements sur la réception de cette offre nouvelle ;
- là je m’engage délibérément dans la fourniture d’une consommation immédiate, scientifique ou de loisir, en persévérant par ailleurs dans la construction d’une mémoire contrôlée ;
- ou là encore, j’assume la conversion numérique de toutes les formes de savoir enregistré, et je dois alors me poser la question de la préservation d’une mémoire sélective et maîtrisée.
Les trois positions se défendent et surtout peuvent se combiner sur des champs soigneusement précisés. A la lecture de nombreux articles et billets, je pressens que les stratégies manquent parfois de lucidité. Je souhaite simplement que les nouveaux entrants, interpellés par ces offres nouvelles, se posent bien la question des champs dans lesquels ils s’engagent, et ne prennent pas des vessies pour des lanternes. Au-delà du légitime service immédiat, la nécessité bibliothécaire du partage impose deux conditions : la possibilité de la conservation et la capacité de la dissémination.
Déporter la priorité de la bibliothèque sur les seules nouvelles dimensions du lieu accueillant et du bibliothécaire médiateur, en considérant comme secondaire une politique documentaire, c’est oublier qu’on attend d’abord de la bibliothèque qu’elle soit une capacité organisée d’offre de connaissances inscrite dans une histoire.
Et cela vaut également pour le sincère et dynamique désir d’offrir à nos contemporains une collection de livres numériques…