« T’as combien d’inscrits ? », « les inscriptions baissent ! », « la fréquentation remonte, regarde : les inscrits sont en hausse ! », « la fréquentation est une chose, mais les inscriptions c’est ce qui compte», etc.
Les inscrits (plus que les inscriptions d’ailleurs) sont une des données que les bibliothécaires examinent avec la plus grande attention. On en tire un indicateur majeur : le taux d’inscrits rapporté à la population communale ou intercommunale. Pour des raisons comptables parfois : elle vaut rentrée d’argent. Pour des raisons politiques souvent : elle légitime l’établissement. Pour des raisons plus confusément bibliothécaires : elle confirme l’objectif ultime de la bibliothèque – 100 % d’inscrits
.
Passons outre ces diverses motivations (pour les bibliothèques publiques au moins : les BU évoluent vers d’autres critères d’impact). Et décortiquons un peu ces ‘inscrits’.
A quoi est-on inscrit ?
La cause est entendue, la seule inscription valide institutionnellement est celle qui donne accès à l’emprunt de documents (et non au prêt, terme très biblio-centré). Et pourtant, on peut s’inscrire pour de multiples autres raisons : une lettre électronique, un service en ligne, une animation à public restreint, une connexion Wifi – sauf à Paris, ah ah !! -, la diffusion du bulletin d’information, les séances d’atelier à l’espace numérique, etc. Les usagers ne s’y trompent pas qui ne savent jamais très bien s’ils sont inscrits ou non… sauf bien sûr s’ils se présentent au comptoir de prêt pour emprunter un document !
Qu’est-ce qu’un inscrit au sens statistique ?
Bon, admettons, on parle d’une personne ayant effectué les formalités nécessaires pour emprunter des documents (bonjour la BPI ! ouah, la minable ! pas un seul prêt et encore moins d’inscrit !). Mais un inscrit comptable, qu’est-ce que c’est ? C’est quelqu’un qui s’est inscrit au cours des 12 mois précédents : hier ou il y a 364 jours ! L’ancien déménagé d’il y a 10 mois et le nouveau visiteur d’hier valent une unité chacun, pourvu que l’intervalle de temps considéré – l’année civile – recouvre les deux événements. C’est ça l’égalité statistique ! On ne compte pas les inscrits, abus de langage, on compte les cartes qui sont valides ! Or un décompte vrai des inscriptions réelles (i.e. les opérations conduisant à la confection d’une carte) sur une année montre qu’elles représentent environ 60 % des « inscrits » statistiques sur une année civile. Pourquoi ? Tout simplement parce que les inscrits officiels d’une année civile recouvrent en fait un ensemble de gens qui se sont inscrits sur presque deux ans : du 2 janvier de l’année X-1 (valides encore le 1er janvier de l’année X) à ceux inscrits le 31 décembre de l’année X (évidemment actifs cette même année, même pour quelques heures…). Et en plus la formalité de réinscription est variable et infidèle : voir plus bas…
Quelle est la validité des données saisies à l’inscription, ou à la réinscription ?
Une fois décodées les arcanes de l’inscrit et de l’inscription, attaquons-nous à ces fichus lecteurs… inscrits !!! Victoire, on les connaît, de près et dans le moindre détail, grâce aux données transcrites lors de leur inscription ! Oh, on se calme ! Tout le monde sait que la CNIL interdit la collecte de beaucoup d’informations (qui font baver les sociologues en vadrouille). Mais plus prosaïquement, examinons la qualité des fichiers d’inscrits d’une bibliothèque lambda : orthographe des noms en général correcte, mais libellé des adresses parfois approximative (pauvre Thierry Giappiconi et son – notre !- rêve de SIG appliqué au lectorat des bibliothèques !), PCS (ex-CSP) erratique (surtout pour les réinscriptions : un collégien fidèle restera peut-être ‘scolaire’ au fil des années pour la bibliothèque, même une fois devenu chef d’entreprise !), base des inscrits peu ou mal nettoyée, générant des erreurs sur les adresses mails quand elles ont été saisies, « fleur » faite à un lecteur sympa pour l’inscrire dans une catégorie moins coûteuse que celle où il paierait plein pot, etc.
Quelles personnes recouvre une inscription ?
Bon, on essaye de régler tout ça, et on se fait une base d’inscrits à peu près propre. OK ? Eh ben c’est pas réglé !!! De quoi on parle ? Une personne clairement identifiée = un inscrit (il faut que la lecture soit personnelle, c’est plus sûr…). Ca roule !!! Damned, ces fichus inscrits ne jouent pas le jeu ! Cette précieuse carte d’inscrit, ils la galvaudent, comme les cartes de fidélité distribuées par les magasins de vêtements ! D’abord ils empruntent sous leur nom – et leur carte – des documents pour leurs enfants, conjoint(e)s, concubin(e)s, ami(e)s… ! Ce n’est pas négligeable, comme le soulignait l’enquête 2005 du CREDOC (et à Lyon, selon une enquête de fréquentation, 10% des visiteurs déclarent emprunter pour d’autres), et je suis toujours émerveillé de décompter des papys et mamies emprunter (statistiquement !) des albums que je racontais à mes propres bambins ! Même, ce que j’ai pu constater de mes propres yeux, beaucoup empruntent des documents avec la carte d’un voisin, ami, parent… : dans nos enquêtes lyonnaises, un bon nombre de personnes affirment ne pas être inscrites… et emprunter des documents. A mon avis, la carte de bibliothèque (sans photo, of course) repose sur le meuble de l’entrée à côté des clés de la maison ou de la voiture, de la carte de piscine, etc., à la disposition de tous les membres de la famille. Moi, ça ne me gêne pas, au contraire, mais…
Inscription et fréquentation
L’horreur, pour un bibliothécaire, c’est qu’on abandonne la bibliothèque. Bon, c’est dur pour tout le monde, l’abandon, et surtout à titre perso ; mais faudrait pas pousser la conscience professionnelle jusqu’à faire une dépression… C’est quoi, abandonner la bibliothèque ? Pour moi, abandonner, c’est partir pour ne plus jamais revenir. C’est dans cette perspective dramatique que j’ai accueilli avec intérêt un groupe d’étudiants de l’Enssib qui, en 2004, voulaient étudier les raisons de l’abandon de la bibliothèque auprès des – anciens et surtout futurs déçus- lecteurs d’icelle. Las, j’ai vite découvert que leur enquête consistait en fait à déceler les raisons de la non fidélité aux rites de réinscription annuelle. Bref, un « non réinscrit » = un déserteur ! Même dialogue surréaliste au Ministère de la culture en 2005, dans le comité de pilotage de la fameuse enquête du CREDOC sur la fréquentation et l’image des bibliothèques municipales : « on constate une baisse des inscrits : analysons cette baisse de la fréquentation ». Pouf pouf ! Ce qu’on nomme un inscrit, c’est –avec toutes les précautions ci-avant énoncées- une personne inscrite pour pouvoir emprunter (et jusqu’en 2004 devant avoir validé cette inscription par un achat emprunt au moins). Que ce soit pour elle, pour quelqu’un d’autre, ou par usage détourné de la carte de fidélité d’inscription (familial, amical ou autre)…Deux enquêtes lyonnaises de population (BBF ) ont montré que 45% de la population adulte était entrée dans une bibliothèque de la ville dans les 6 mois précédents… alors que 15 % seulement étaient régulièrement inscrits : deux fois plus de non-inscrits que d’inscrits ! Alors, on fait quoi de tous ceux qui fréquentent les ateliers numériques, qui feuillettent les magazines, qui travaillent dans nos salles, qui discutent dans nos ateliers ou conférences, qui utilisent nos services de questions/réponses en ligne… sans être inscrits pour l’emprunt ? Ils ne comptent pas ?!
Il lettore e mobile !
Revenons un instant sur la notion de fidélisation. En recherchant 100 % d’inscrits, on cherche en fait une population qui, chaque année exactement, reviendrait valider une carte (dont elle se servirait, bien sûr !). Or il n’est pas rare que chaque année près du tiers des personnes inscrites l’année d’avant ne renouvellent pas leur inscription : ont-elles abandonné la bibliothèque ? Pas nécessairement, bien au contraire : elles utilisent d’autres services que l’emprunt, comme on l’a dit. En outre, l’inscription est une formalité épisodique : un oubli (réparé) de nettoyage des fichiers d’inscrits m’avait permis de constater que 14 % des inscrits d’une année X ne l’étaient pas l’année X-1… mais l’étaient l’année X-2, X-3 ou X-4 (je les appelle des « revenants »). Les inscriptions sont mouvantes dans le temps dde la vie de chacun : changement d’activité, naissance d’un enfant, déprime, etc. Lisez les belles phrases de JL Gautier-Gentès, qui relativise merveilleusement la pseudo centralité de notre activité (BBF ). Quelle sorte de fidélité cherchons-nous ? et pour quels services ?
Que veut-on décompter ?
Pour une mesure bancale, c’est une mesure bancale ! Mais après tout, il serait illusoire d’espérer une mesure décisive de la part des statistiques. Tout dépend de ce qu’on cherche à savoir (plus qu’à prouver. Encore que…). A Lyon, on peut faire de multiples décomptes :
– les inscrits pour l’emprunt. Je n’y reviendrai pas. Encore faut-il souligner l’importance de cette mesure en termes logistiques (charges de prêts, contraintes de rangement ; etc.)
– les visiteurs lambda, amateurs de calme, de travail, visiteurs des départements, des expositions ou fans des conférences, dragueurs (eh oui !), emprunteur quand même, … Les décompter (entrées, durées de séjour,..) signale leur importance.
– Les visiteurs en ligne, souvent non inscrits pour l’emprunt (seuls 15% des utilisateurs du Guichet du Savoir sont inscrits). Parfois doublonnant avec les catégories précédentes – mais comment le savoir ?- ;
– Les personnes ou institutions rencontrées hors les murs : personnes âgées bénéficiant d’un dépôt d’ouvrages dans leur maison de retraite, familles rencontrées au pied d’un immeuble, enfants servis par des animateurs de BCD formés par la bibliothèque, etc.
Bref, faute de savoir comment compter, on se cantonne aux inscrits, voire aux emprunteurs.
Un indicateur international ?
Ceci dit, une fois connues ces limitations, on peut utiliser la mesure du nombre d’inscrits en interne, pour étudier parcellairement des pratiques, des flux, de la masse de travail qui en découle… Mais voilà, non seulement cette mesure est toujours mise en avant, mais encore on s’en sert pour établir des tableaux statistiques nationaux voire internationaux, au moins pour les inscriptions nécessaires pour emprunter. Elle est à l’honneur dans les normes ISO. On m’a toujours appris à me méfier de mesures portant apparemment sur le même objet mais dont les protocoles d’établissement étaient distincts. Or c’est le cas ici, par la non-similitude des modalités et formalités d’inscription. Je ne reviendrai pas sur la question souvent débattue des coûts d’inscription discriminant les populations susceptibles de s’inscrire. Mais je voudrais attirer l’attention sur le fait que l’inscription pour le prêt est parfois requise pour celui-ci seulement (mais souvent très différencié selon les supports), mais parfois aussi couplée impérativement avec d’autres services : consultation d’Internet par exemple, voire l’entrée dans la bibliothèque dans certains cas (une médiathèque de SAN dans la région parisienne a connu cela il n’y a pas si longtemps). En outre, les errements de l’intercommunalité en matière de bibliothèque conduisent à des mutations de référence (population multipliée par la décision d’intercommunalité) sans qu’il y ait aucun changement de service (même bibliothèque pour tous, accessible aux mêmes conditions qu’avant), le tout étant provoqué par de savants calculs politico-budgétaires étrangers à la population desservie. Comment en tirer quelque chose de cohérent au niveau national, d’autant que les politiques municipales évoluent au fil des années (je me rappelle le cas de la ville d’Autun dans les années 80, qui avait perdu 30% de ses abonnés d’une année sur l’autre en abandonnant la gratuité) ?
Bref, on voit que cet indicateur reste plutôt médiocre, au point qu’on peut s’interroger sur la raison du succès qu’il a rencontré depuis des décennies dans les bibliothèques publiques. Je subodore qu’il y a là la force d’une politique volontariste de démocratisation culturelle dans les années (19)60, marquée par l’ouverture de salles en libre accès et la libéralisation du prêt : les rapports et autres écrits de l’inspection générale à cette époque le laissent clairement entrevoir. Les bibliothèques ont changé, les services autres que ceux liés au prêt se sont multipliés (avec dans certains cas une inscription spécifique), l’environnement a évolué… Il est temps de relativiser cet indicateur du taux d’inscrits pour le prêt, non ?