Récemment, je notais dans un recueil de textes sur « Quel modèle de bibliothèque ? » (aux presses de l’Enssib : très très intéressant, lisez-le !!) la remarque récurrente d’une nécessité pour les bibliothèques de « s’excentrer » (pour citer Christophe Evans dans ce volume), bref de se penser hors leur centralité architecturalement et procéduralement située. Cette nécessité d' »excentration » m’a fait réfléchir à un souci de plus en plus revendiqué : la proximité, celle-ci s’entendant au travers d’une activité des bibliothécaires et de l’institution auprès de l’ensemble d’une population, hors le balisage rassurant et contrôlé de la bibliothèque bâtiment public.
Le problème est que la proximité ne rime pas nécessairement avec l' »excentration », tant cette notion de proximité permet des discours totalement différents sous le couvert rassurant et consensuel d’un mot-valise vidé de tout sens à proportion de sa récupération. On a déjà connu ça avec coopération ou réseau, et je crains que 2.0 en prenne le chemin (si un autre concept ne vient pas rapidement le concurrencer tant la technoculture change rapidement…).
Quelques exemples de décodage potentiel de cette proximité dans les bibliothèques :
- il faut sortir à la rencontre des personnes exclues… pour les faire venir à la bibliothèque ;
- nouons des partenariats extérieurs pour réaliser nos manifestations culturelles ;
- tenons un stand dans une fête de quartier ou une manifestation culturelle locale ;
- développons le site web de la bibliothèque, consultable par les usagers depuis chez eux ;
- effectuons des dépôts de livres dans les prisons, les hôpitaux, les PMI, etc.
- allons présenter des livres, lectures et informations sur la bibliothèque dans les écoles…
Et on pourrait multiplier les exemples… pour se rendre compte finalement que, de tout temps, la plupart des bibliothécaires sont déjà partis à la recherche de leurs publics en de multiples lieux. Rien de nouveau sous le soleil, donc ?
De l’établissement au territoire
Bien sûr, les bibliothécaires (enfin la plupart d’entre eux) n’ont jamais manqué de sortir en quête de nouveaux publics… à condition d’entendre comme nouveaux publics ceux qui entreront finalement dans la bibliothèque. Je me souviens de ce dialogue à peine imaginé :
– « Mon mari a adoré le roman policier que je lui ai emprunté !
– Eh bien, dites-lui qu’on en a des centaines d’autres, tout aussi passionnants !
– Pas de problème, je vais lui en apporter d’autres : montrez-les moi »
Et le bibliothécaire de conclure en aparté : encore un qui ne veut pas entrer dans une bibliothèque (donc « un non-usager »).
Alors que si ça se trouve, le mari est malade, ou ses occupations professionnelles ne lui laissent pas le temps de venir à la bibliothèque, ou encore c’est une connivence amoureuse : surprise des lectures que sa femme lui propose ?!
Parler de proximité, est-ce en dernier objectif vouloir que la population fréquente les espaces de la bibliothèque – et de préférence consulte ou emprunte les collections soigneusement disposées ? Ou n’est-ce pas un renversement de perspective : parler d’une proximité qui déplace les services de la bibliothèque – collections comprises – au plus près de la population dans son cadre d’activités familiales, professionnelles ou sociales, sans nécessairement vouloir que ce cadre intègre le lieu bibliothèque voire s’y déplace ?
Cette hypothèse de proximité réellement nouvelle n’augure pas de la disparition de la bibliothèque-lieu, essentielle comme espace d’information critique et espace social public (si rare aujourd’hui !), mais pose la question de la bibliothèque vivante sur le territoire de la population qu’elle sert, au-delà des services offerts dans un lieu à cette population.
Et là, effectivement, ce positionnement prioritairement territorial constitue une exigence vraiment nouvelle, qui doit accepter voire rechercher les cercles relationnels (familiaux ou amicaux), accepter aussi des services de vraie proximité comme le distributeur de livres dans le métro, le comptoir de prêt dans un centre commercial, le bibliovélo en zone piétonne, le dépôt de livres en bar de lycéens, et pourquoi pas le « bibliothécaire public » comme on connait l’écrivain public ? Je délire, mais je devine qu’il est mille services originaux et utiles à inventer, pas nécessairement flamboyants… mais tellement au plus près des gens !
L’établissement comme base stratégique
L’exigence de proximité signe la montée en puissance du territoire, ce fondement essentiel de la bibliothèque, devenu toujours plus prégnant au fur et à mesure qu’Internet permet des « consommations culturelles » domiciliaires donc irrigue ce territoire humain au plus près de ses habitants.Mais elle signale aussi une révolution copernicienne : le territoire ne tourne plus autour de la bibliothèque – du moins vu du point de vue des bibliothécaires -.
Cette révolution propose un rôle supplémentaire à la bibliothèque : l’exigence de déplacement, voire l’ubiquité. Et le lieu bibliothèque, ses processus et son organisation doivent dans cette configuration être pensés aussi (mais bien sûr pas uniquement) comme une base stratégique d’action en direction des publics du territoire… sans nécessairement vouloir les y ramener.
Cette extériorisation de l’action apparait avec l’émergence de services en ligne profondément internetiens, n’impliquant aucun déplacement impératif vers le lieu (alors que ces services organisent évidemment leur back-office dans le lieu). Il reste à inventer aussi des services « physiques » sur le territoire déconnectés du déplacement : tiens, par exemple, comment, malade ou handicapé, bénéficier d’un prêt de livres sans d’abord s’être déplacé pour s’inscrire ? comment organiser un flux complexe de stocks, de prêts et de retours via des points relais (les « kiala » du livre) ? Comment proposer des permanences de bibliothécaires-conseil dans des lieux incongrus mais susceptibles de réclamer leur expertise (musée, salon automobile, hopital, … cafétéria ?) ? Peut-on encourager des cercles de lecteurs construits à travers la proximité relationnelle des lecteurs ? Quelle est la réalité de l’implication des bibliothèques dans le book-crossing aujourd’hui ? Etc.
Bref, organiser la bibliothèque en fonction de la proximité et pas seulement vouloir y ramener des visiteurs, s’investir au-dehors de la bibliothèque pour la seule satisfaction des besoins rencontrés, sans s’imaginer destination ultime de ces besoins…
On remarquera que les exemples que je cite ne partent pas nécessairement du préalable d’un dépôt organisé de documents à l’extérieur, mais un déplacement des compétences et des échanges. Est-ce une illusion ? Est-ce aberrant ? Connaissez-vous des exemples concrets « présentiels » ?