Bertrand Calenge : carnet de notes

lundi 27 juillet 2009

Désherber, la question qui tue… le public ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ lundi 27 juillet 2009
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Dans les milieux professionnels, le désherbage par retrait du libre accès des titres évalués comme moins pertinents est une procédure qui va de soi. Pour différentes raisons qui tiennent au manque de place de stockage, à l’absence de moyens humains de traitement de ce stock retiré, ou plus fréquemment dans les bibliothèques publiques à l’absence d’intérêt des titres retirés (présence d’une nouvelle édition, usure, obsolescence des informations, etc.), ces titres sont carrément retirés des collections de la bibliothèque, magasins compris. Cette opération est mûrement conduite selon des principes largement établis dans la communauté professionnelle, d’abord avec l’ouvrage phare de Françoise Gaudet et Claudine Lieber, mais aussi avec le travail préparatoire de nombreuses bibliothèques ayant adapté ces principes et procédures aux spécificités de leurs établissements.

Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Oh que non ! Si les bibliothécaires se laissent plutôt convaincre de cette nécessité du désherbage voire du retrait des collections, c’est loin d’être le cas de ce que je nommerai ‘la société civile’, et notamment sa part la plus lettrée. Un récent débat dans la Tribune de l’art – aimablement signalé par Joëlle Muller – relance la polémique à propos d’un désherbage (avec élimination) de certains titres de périodiques de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BHVP) : des historiens et autres chroniqueurs s’insurgent contre cette décision avec virulence, pendant que des conservateurs éminents leur répliquent avec tout autant d’énergie. Lisez les débats (pas faciles à suivre sur le site ; j’ai reconstitué la généalogie des articles et des réactions diverses : l’article initial, puis dans l’ordre , – commenté -, , , , et enfin ma propre contribution. Ouf !). Comme le souligne l’une des commentatrices, c’est un dialogue de sourds entre cultures différentes. Et c’est cette surdité partagée qui attire mon attention aujourd’hui.

Pourquoi désherber ?

La réponse, devenue parfois évidente pour beaucoup de collègues (encore que…), ne va pourtant pas de soi, en particulier si la bibliothèque propose simultanément des collections d’appropriation culturelle courante et des collections patrimoniales :

– chaque document a été acquis avec les deniers publics ;

– on ne peut pas préjuger des besoins de lecture(s) du lendemain ;

– la bibliothèque est un immense réservoir d’opportunités, comme le relevait Jose Luis Borges, et en soustraire une parcelle fait disparaitre une opportunité ;

– les conditions d’accès au document comptent autant que sa disponibilité, et il est stupide de retirer  un titre d’un établissement largement accessible au prétexte de sa présence dans un autre établissement proche mais difficile d’accès ;

– chaque document de bibliothèque, lu passionnément ou feuilleté par des dizaines de lecteurs (parfois !  ), porte symboliquement en lui l’archéologie de ses lectures, donc de la communauté (à commencer par le bibliothécaire qui peut en garder un souvenir ému) ;

– chaque titre dispose de son univers référentiel propre, et n’a pas à passer sous les fourches caudines des bibliothécaires pour avoir le droit de perdurer dans l’espace public au-delà de toute considération gestionnaire. La bibliothèque a pour fonction première de conserver la mémoire d’une communauté, et les bibliothécaires sont mal placés pour prétendre devenir maîtres de cette mémoire, bref pour gérer l’oubli.

Chacun de ces items mérite réflexion :

  • La propriété publique : cet argument semble le plus facile à écarter. De façon générale, l’essentiel des acquisitions est réalisé en crédits de fonctionnement, dont la destination n’est pas d’immobiliser un capital, fût-il culturel. L’existence de registres d’inventaire (informatiques désormais) est aujourd’hui à visée utilitaire – distinguer chaque exemplaire pour en suivre le statut et l’utilisation -, plus qu’à but de recensement patrimonial, du moins pour les collections courantes. Néanmoins, on ne peut ignorer qu’à la différence des gommes, crayons et autres objets périssables acquis sur des crédits de fonctionnement et qui peuvent être mis à la poubelle une fois usés, les textes imposent des procédures très particulières pour le désherbage dès lors qu’il conduit à un retrait des collections.
  • le lecteur de demain : ce sujet mythique volontiers invoqué est par essence inconnaissable, et ne peut servir d’argument (ou alors je revendique le droit de l’invoquer à mon tour… comme dédaigneux de ce qui devrait être conservé !). Toutefois, le doute est semé, et peut être légitimement invoqué…
  • Tout livre est une opportunité : ce truisme nécessite d’être replacé dans un contexte où on parle d’une société donnée qui se dote d’une collection donnée, avec des moyens humains et financiers limités. L’opportunité représentée par un livre n’existe pas hors du contexte où on le considère. Ou alors il faut trainer au tribunal les éditeurs qui pilonnent ou les particuliers qui jettent leurs livres…
  • Tenir compte de l’accessibilité : l’argument est contestable dans la mesure où les conditions d’une conservation efficace nécessitent justement un accès plus contrôlé que des collections destinées à un usage courant. Néanmoins, on ne peut dénier une réelle pertinence à cette demande, qui devrait être prise en compte par les bibliothécaires au-delà de la stricte présence d’un titre dans une aire géographique.
  • Le livre dépositaire d’une mémoire collective symbolique : ce type d’argument prend une singulière vigueur à notre époque où le moindre lavoir, la moindre salle de spectacle même contemporaine ou une prison lyonnaise désaffectée sont volontiers érigés en lieux de mémoire. La dimension symbolique de l’argument le rend particulièrement difficile à réfuter, même si on peut à chaque fois souligner que les bibliothèques ont vocation à rassembler des documents existant chacun en milliers d’exemplaires.
  • Enfin la légitimité des bibliothécaires à épurer l’espace de la collection publique : c’est ans aucun doute une question cruciale, la question cruciale. Que le gardien du stock qu’était le bibliothécaire revendique aujourd’hui de le traiter, de l’élaguer, c’est d’abord une affirmation professionnelle, ce n’est que très rarement une délégation explicite. Or si les bibliothécaires se sont battu (et se battent encore) pour voir reconnu leur droit à gérer les acquisitions, ils n’ont pas encore mené ce même combat sur la gestion de la conservation et donc de l’élimination.

Et qu’avons-nous à répondre ? Il est important de dissocier deux questions tout aussi impératives l’une que l’autre :

Définir le champ du patrimoine

Expliciter le périmètre de la collection patrimoniale – et par conséquent celui de la collection de « consommation »- est un préalable, qui vaut pour presque toutes les bibliothèques : la moindre BM dispose d’un fonds local par exemple, pour lequel une patrimonialité sera revendiquée au moins par la population locale. Pour ce faire, associer le milieu des chercheurs à la définition des axes patrimoniaux des collections est indispensable, notamment pour désigner la part patrimoniale des collections contemporaines (étant entendu que les documents anciens sont réglermentairement protégés et donc conservés).

En effet, je ne crois pas que les bibliothécaires seuls puissent être jugés légitimes pour ce faire, et je pense aux nombreux débats qui animent le milieu des archivistes… et des chercheurs utilisant les archives ! Il est peut-être plus facile d’envisager ce dialogue aujourd’hui que les numérisations de collections patrimoniales se multiplient : la pression de la rareté et celle de l’accessibilité s’amoindrissent d’autant (même si l’on sait que la valeur patrimoniale tient aux documents eux-mêmes et non à leur copie numérique). D’autant que cette association de chercheurs ou érudits peut prendre des formes diverses et simultanées (comités, groupe de recherche, etc.), à condition que sa fonction soit de désigner des ensembles documentaires cohérents et non de décider des retraits ou des conservations de titres particuliers (comme je le soulignais dans mon courrier à la Tribune de l’art).

Cette distinction  des processus explicites de consommation et de conservation, si peu à l’œuvre dans les bibliothèques qui mêlent les deux fonctions, est une vraie nécessité : il faut distinguer rationnellement le chantier de la conservation des collections patrimoniales  (par destination non désherbables), de celui de la gestion des collections courantes (par destination susceptibles d’être élaguées). L’affaire de la BHVP, qui a agité les colonnes de La Tribune de l’art, me semble significative de cette absence de distinction explicite, comme le fait un des billets de commentateurs du dit site. Encore faut-il que les bibliothécaires ne se lancent pas seuls dans cette redoutable distinction.

Parallèlement, cerner le champ des collections courantes

En effet, tout discours sur le désherbage devient inaudible si les auditeurs ne connaissent pas précisément la dimension fongible de certaines collections : dans ces conditions, jeter Victor Margueritte devient une injure à la mémoire autant que mettre à la benne un ouvrage du 18e siècle ! En précisant le champ du patrimoine, on peut appliquer lisiblement certaines procédures de gestion des collections destinées à être non plus accumulées mais renouvelées…

Soit dit en passant, et pour empêcher tout malentendu, il me semble de plus en plus utile d’associer le public à l’opération de désherbage des documents courants, ne serait-ce qu’en proposant les titres rebutés à la vente ou au don : cette procédure lèverait la grande angoisse de voir disparaitre dans une benne des titres « qui auraient pu intéresser quelqu’un » ; organiser une telle vente ne me semble pas poser de problèmes réglementaires insurmontables, comme le montre l’expérience bordelaise. Nombre de chercheurs se désolant aujourd’hui de la disparition inopinée de tel titre seraient moins virulents s’ils avaient été avisés auparavant de la possibilité de le récupérer personnellement…

Débattre…

Il peut paraître caricatural de vouloir expliciter concrètement cette dichotomie de fonctions au sein des collections, et ce n’est pas simple, loin de là, car le patrimoine surgit où on ne l’attend pas, porté par des chercheurs, la population, etc.  Mais la bonne gestion des espaces, des moyens et des ressources oblige à cette distinction : il faut tenir bon sur la duplicité (plus que la dualité) de la mission de la bibliothèque, actualisatrice de la mémoire comme gestionnaire d’un aujourd’hui, et tenir bon avec la complicité des acteurs de la recherche et des décideurs.

La difficile histoire des bibliothèques en France est volontiers paralysée par deux problèmes : une vision idéalisée et non gestionnaire de la culture (dont la pérennité serait au-dessus de toutes ces contingences !), et un patrimoine impératif que leurs tutelles traitent si mal mais qui leur colle à la peau (sans qu’elles puissent en cerner le contour). La solution ne tient évidemment pas en une  réponse strictement gestionnaire (en matière de maintien de collections jugées ou imaginées patrimoniales, la partie est perdue d’avance). Mais proposons d’identifier des fonctions, donc aussi des collections et des lignes de force. Débattons. Et publions (voire mettons en débat, comme le proposait Jean-Luc Gautier-Gentès) les axes nécessaires. Il faut porter le désherbage dans les débats entre bibliothécaires et « société civile »

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mardi 21 juillet 2009

Le gag de la semaine : pendant qu’Hadopi continue son chemin cahotique, l’INA pirate…

Filed under: Non classé — bcalenge @ mardi 21 juillet 2009
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Vous le savez sûrement : l’Institut national de l’audiovisuel est, en quelque sorte, le pendant de la BnF en ce qui concerne la radio et la télévision. Comme il (l’INA) l’explique fort bien sur son site :

« L’Institut national de l’audiovisuel est un Épic (Établissement Public de l’État à caractère Industriel et Commercial), créé par la loi du 7 août 1974. L’Ina a été mis en place le 6 janvier 1975.Le président de l’Ina, choisi parmi les membres du conseil d’administration représentant l’État, est nommé pour cinq ans par décret en Conseil des ministres.
Les missions de service public de l’établissement ont été successivement définies par les lois du 29 juillet 1982 (droits d’exploitation dévolus à l’Ina sur les archives audiovisuelles), du 30 septembre 1986 (ouverture de l’Ina au marché concurrentiel), du 20 juin 1992 (dépôt légal de la radio télévision), du 1er août 2000 (nouveaux droits d’exploitation dévolus à partir du 1er août 1997) et du 1er août 2006 (dépôt légal du web). »

On ne saurait mieux dire que l’INA est, bien qu’EPIC, étroitement associé à l’État.

Les représentants de l’Etat défendent farouchement, en ce moment même, un projet de loi dit Hadopi 2 (Hadopi 1 ayant été émasculé récemmentsmileys Forum), qui veut combattre les téléchargements pirates d’œuvres audio et audiovisuelles, au nom de la protection du droit d’auteur.

On aurait volontiers applaudi des deux mains ce louable souci vis-à-vis des créateurs… si au même moment l’INA – dûment contrôlé par l’Etat – ne s’enorgueillissait de proposer en ligne 200 000 publicités télévisées…sans autorisation des auteurs !!

Le lièvre a été levé par la société FAC Télévision (ex-Jean Mineur : vous savez, le petit mineur qui ouvrait et fermait les pubs avant votre film au cinéma), qui s’indigne et a écrit à l’INA car ce dernier ne dispose pas des droits. Selon l’article de 01.net qui rapporte l’affaire, «Juridiquement, les choses n’ont pas été complètement bordées, explique le directeur juridique [de l’INA] Jean-François Debarnot, mais elles ne pouvaient pas l’être. L’ancienneté du fonds ne nous permettait pas d’identifier tous les ayants droit.».
Et de prévoir notamment le retrait d’un spot en cas de protestation d’un ayant-droit ! Voilà une solution de opt-out telle que l’affectionne Google dans ses rapports avec les éditeurs…  mais qui n’a pas encore droit de cité juridique en France ! (ou alors, on pouvait proposer la même chose aux internautes téléchargeurs : retirez le téléchargement illégal seulement si on vous le demande, et puis basta !). Et en plus ces spots publicitaires sont techniquement très simples à télécharger !!

Compte tenu de cette ‘innovation’, on pourrait conseiller à la BnF de mettre en ligne tous les documents non libres de droits qu’elle a numérisés… et d’attendre les éventuelles protestations individuelles dûment justifiées !

Tout cela au moment où le gouvernement défend la loi Hadopi 2 !! Il est où, l’Etat ? smileys Forum

Sans compter, cerise sur le gâteau, que l’INA contrevient encore d’une autre façon au respect du droit d’auteur. Par non-respect des lois sur le dépôt légal, dont il est précisé que les organismes dépositaires doivent veiller à ce que la consultation des documents s’opère dans des conditions conformes à la législation sur la propriété intellectuelle, et en particulier sur des postes dédiés situés à l’intérieur des locaux de l’Inathèque (article 132-4 du Code du patrimoine). D’autant plus que la masse de la production diffusée ne peut prétendre à la simple illustration pédagogique…

Vous connaissez la fable de l’arroseur arrosé ? smileys Forum
Voilà qui rafraîchit l’esprit en ces temps de quasi-canicule !



mercredi 15 juillet 2009

Texte et contexte : (3) Quel texte ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ mercredi 15 juillet 2009
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Ceux qui auront suivi les billets précédents (ici et ) pourraient s’étonner de voir oubliée l’offre documentaire de la bibliothèque. Que nenni ! La bibliothèque est toujours espace d’appropriation de contenus… à condition de soumettre également cette offre à la règle du contexte. Et les contenus nécessitent des contenants, peut-être parfois différents dans leur forme, leur disposition ou leur disponibilité.

Aérer voire diminuer

Commençons par les collections les plus matérielles : les livres, disques et autres DVD. Les bibliothèques (publiques) doivent trouver un juste équilibre entre les espaces grandissants des publics utilisateurs et la nécessaire présence – concrète autant que symbolique – des savoirs et créations matérialisés par les documents proposés en libre accès. Compte tenu des réalités contemporaines, ce juste équilibre me semble plaider en faveur d’une réduction volumétrique des documents offerts au butinage :

  • Question de place d’abord : si on multiplie les espaces de travail, ou plus simplement de détente et de séjour, il est évident qu’il faut amenuiser l’espace occupé par les étagères. J’ai vu une petite bibliothèque disposant de près de 35 000 documents ne laisser à l’usage de la consultation ou du séjour qu’une unique table avec 4 chaises !! Plus de publics désirés = moins de documents proposés (à surface égale bien entendu).
  • Question d’usages ensuite : il est des mètres linéaires dont la pertinence offerte au butinage mérite réflexion. Les mètres linéaires occupés par ces encyclopédies migrées sur Internet d’abord, mais aussi les mètres linéaires jamais parcourus, compulsés ni empruntés, dont le maintien en place relève parfois de l’incantation symbolique.

Par curiosité, je me suis replongé dans la ‘bible’ des programmations de bibliothèques municipales (‘Bibliothèques dans la cité’, éd. du Moniteur, 1996 – hélas épuisé depuis belle lurette). J’ai été frappé par la séparation drastique des fonctions : pour une commune de 30 000 habitants, on consacre 245 m² aux fonctions d’accueil et animations, 602 m² pour accumuler 28 600 documents et 80 abonnements destinés aux adultes, et 354 m² pour 15 400 documents et 20 abonnements destinés aux enfants. Il me semble impératif d’évoluer vers une meilleure imbrication des fonctions et surtout vers un allègement de ces recommandations volumétriques (ou plutôt d’envisager des surfaces plus grandes à volumétrie documentaire  égale). Non pour diminuer les efforts d’acquisition (de documents matériels ET de ressources en ligne), mais pour au contraire envisager une adaptation plus conforme aux usages : sans doute plus d’espace disponible pour les gens (pas pour mettre plus de livres  ! ), un report de nombre de contenus à actualisation rapide vers des ressources en ligne, un accroissement du nombre de magazines proposés, etc.

Ouvrir et libérer

Cela va de pair avec l’acceptation volontaire de la réalité d’Internet comme pourvoyeur de connaissances : accès wifi facilités, abonnements à des ressources en ligne, …
Mais aussi avec une libéralisation des contraintes de l’appropriation des documents matériels : pourquoi ne pas libérer les carcans des limites d’emprunt, ceux des contraintes induites par les heures d’ouverture ( boites de retour 24h sur 24, voire distributeurs automatiques de livres à toute heure !). Tenons compte d’abord des usages !

Repositionner les contenus

L’ambition encyclopédique des bibliothèques (mesurée à l’aune de leurs moyens et de leurs publics) mérite non d’être battue en brèche mais plutôt modulée différemment à l’heure des informations de flux. Éliminons des étagères les codes juridiques et les dictionnaires de médecine, pour orienter les publics vers les ressources en ligne. Amenuisons la documentation technique imprimée et apprenons à nous orienter (et orienter les publics) vers ce qui est disponible sur Internet. Bien sûr, cela ne signifie pas réduire la collection imprimée aux seules ressources indisponibles sur le web ! Là encore, il faut tenir compte des usages : un essai se découvre plus aisément sous forme imprimée même s’il existe sous forme numérique, la personne dépourvue d’accès à Internet appréciera de pouvoir emprunter un manuel, etc. Mais tenons compte du fait que 60 % des foyers français disposent d’une connexion domiciliaire à Internet… et qu’on peut espérer que la bibliothèque offre largement cette opportunité aux autres ! Et puis, si les publics s’emparent de la bibliothèque, il leur faut de la place…

Surprendre

L’enquête du Credoc montrait pour les publics interrogés l’importance de la recommandation et de la découverte.  Cela passe bien sûr par la sélection de textes susceptibles de répondre à la curiosité, plus que strictement savants ou érudits (au moins dans le libre accès). Mais je crois beaucoup à la capacité des bibliothèques à mettre en scène ces contenus : corpus originaux, conférences, lectures, tout cela est devenu impératif pour faire s’approprier les contenus, intriguer, passionner. Et cela peut se faire de façon ludique autant que savante (voyez par exemple l’abécédaire de la BnF), s’installer dans les espaces de façon impromptue (voyez ce happening inattendu à la bibliothèque de Limoges, à l’occasion du décès de Michaël Jackson : j’adore, et surtout je note l’enthousiasme des commentaires !), mêler l’intime  et le spectaculaire (à Lyon, une exposition « Archives de l’infâmie« , sur Foucault, comprend une ‘bibliothèque Foucault’ où l’on peut s’installer, lire, et même emprunter les livres proposés). Si le programme culturel est souvent considéré comme événement lourd, il est surtout appelé, me semble-t-il, à entrer dans la quotidienneté  des espaces et de l’activité. Et je suis Yves Aubin lorsqu’il réclame l’élaboration d’espaces imaginaires au sein de la bibliothèque : encore une fois ne pas se contenter de dédier aux manifestations des espaces spécifiques et distincts, mais animer l’ensemble des espaces documentaires publics.

Accompagner

Puisque le texte n’existe pas sans contexte, contextualisons-le avec les bibliothécaires eux-mêmes : c’est notre meilleur atout. Au-delà du service d’orientation bibliographique, il faut avancer à visage découvert, ou plutôt à compétences offertes. Organiser la réponse aux utilisateurs, c’est d’abord les accompagner : les espaces numériques ont ceci de fascinant qu’ils ne se contentent pas de proposer matériels et logiciels, mais d’abord proposent une aide à l’appropriation de ces derniers, que ce soit sous forme d’assistance individuelle ou d’ateliers. Les autres services ‘pédagogiques’ ont un bel avenir : savoir débrouiller une recherche dans les arcanes de la mémoire locale, organiser son travail pour un devoir ou un exposé, connaître les ficelles de la recherche d’emploi, ‘emprunter un bibliothécaire‘, etc. Expérimenter le savoir est une façon majeure de se l’approprier : j’aurais aimé que des services comme Ebulliscience naissent d’abord dans les bibliothèques…

Bref contextualiser…

Vous aurez compris que, sans manquer de révérence aux textes, j’estime professionnellement essentiel les modalités de leur contact avec les publics que nous servons. Et ces modalités sont, au sein des bibliothèques, établies par les bibliothécaires : l’emplacement du classement donne du sens au livre, la conférence sur un texte lui donne du sens, , les conseils bibliothécaires lui donnent du sens, l’aide à l’appropriation du texte lui donne du sens, comme les relations entre textes établies au sein d’un corpus créent des itinéraires de pensée originaux.
Il ne s’agit pas ici de suivre des modes ou des appétits de consommation, mais bien de s’inscrire délibérément du côté de nos publics : il n’est pas d’abord de textes dans une bibliothèque, il est surtout des lecteurs en quête de sens.
Il ne suffit pas de clamer l’éminence de telle pensée documentairement incarnée, il faut établir l’éminence de l’espace d’échange et de débat publics que peut (doit ?) être la bibliothèque au cœur de la cité.

J’exagère ?

lundi 13 juillet 2009

Texte et contexte : (2) Quel contexte ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ lundi 13 juillet 2009
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La question m’a été posée récemment : devant une stagnation des entrées et une baisse des prêts (évolutions qu’on craint structurelles plus que conjoncturelles), vers quelles solutions se tourner ?  Faudrait-il rajeunir les collections ? ouvrir davantage ? réviser la politique de tarification ? etc. ? La question visait notamment les adolescents et  jeunes adultes…

En réfléchissant avec mes collègues, je me suis rendu compte que les pistes de réponse les plus prometteuses n’étaient guère documentaires au sens strict du terme.

Bien entendu, pour parler contexte, insistons sur le fait qu’on abordait la question d’une médiathèque ouverte sur la ville, sans dimension estudiantine ni érudite, et aux fonctions de conservation extrêmement réduites.

Passons sur cette évidence qu’est une large amplitude horaire d’ouverture (encore qu’il faille l’adapter au rythme du quartier), sur cette autre évidence qu’est le confort des lieux et leur ergonomie, et encore sur cette autre évidence qu’est l’attention souriante de l’accueil. (Encore que ces trois « évidences » ne le sont pas toujours…).

Les enquêtes conduites m’amènent à recommander également trois points importants aujourd’hui (parmi 500 000 autres !), réalisables sans investissements démentiels :

Une connexion wifi

Au jour d’aujourd’hui, même ceux qui lisent des livres le font avec un ordinateur à portée de la main. A fortiori si on est étudiant ou lycéen. Multiplier les postes informatiques dans un établissement n’est pas suffisant, du moins tant que ces postes sont bridés tant en temps d’utilisation qu’en possibilités d’appropriation (clés USB bloquées, navigateur imposé – et encore dans la version standard et sans les outils et plugins facilitant le travail, etc.). L’explosion des netbooks à moins de 300 euros  rend ces derniers de plus en plus répandus ; or on personnalise « son » netbook : navigateur préféré avec les plugins idoines, configuration de chat ou de micro-blogging, messagerie perso, favoris, organisation de ses fichiers de travail comme de loisirs, etc.
Nom d’un chien, qu’attend-on pour généraliser les accès wi-fi dans les bibliothèques, afin de laisser (d’encourager ?) les visiteurs à s’approprier le lieu et son environnement documentaire en y apportant leur « chez-soi » ? Cela ne fera pas moins lire les gens, et leur donnera la possibilité d’annoter, de découvrir, et d’emmener avec eux un peu de ce qu’ils auront capté dans et grâce à la bibliothèque.
Et puis, pourquoi même ne pas proposer aux oublieux de leur vendre des clés USB pour qu’ils puissent ramener leurs travaux chez eux ? Voire prêter ou louer quelques netbooks ?
(et merci aux grincheux « wifiphobes » d’aller voir ailleurs s’ils n’ont pas d’autres moulins à vent ondes à combattre…).

La possibilité de travailler en petits groupes ouverts

Les bibliothécaires se méfient des groupes, susceptibles d’être bruyants voire ‘incivils’ surtout lorsque ce sont des adolescents et jeunes adultes. Ils savent bien néanmoins que nombre de lycéens et étudiants ne savent pas travailler autrement qu’en étant « groupir ». Alors on s’ingénie à proposer des espaces dédiés, bien isolés derrière leurs vitres (eh oui, pas de murs pleins, faut les surveiller !), les ‘salles de travail en groupe’. L’expérience que j’ai de ces salles me rend plus que mitigé à leur égard : vagues no man’s lands, indécis dans leur composition documentaire, sous-utilisés (on ne consacre pas la salle pour 4 lycéens) ou à l’inverse ghettos redoutés (on y flanque 4 groupes de jeunes étrangers les uns aux autres pour qu’ils dégagent les places au profit des solitaires, tout en les surveillant comme des piranhas dans leur bocal), dépourvu de tout environnement documentaire signifiant, elles occupent de la surface utile sans l’être vraiment (utiles).

Permettez-moi de plaider pour que la question du travail en groupe, si répandu aujourd’hui, soit traitée dans les espaces publics ‘généraux’ de la bibliothèque. En ménageant des niches ici ou là, psychologiquement isolées par un ou deux rayonnages, et équipées de tables conviviales (vive les tables rondes ou ovales !), on autorise une appropriation des lieux à la mode de ces groupes… Bien sûr cela crée un léger brouhaha, bien sûr il faut parfois aller invectiver l’ado trop bruyant, mais baste ! Les lieux où j’ai vu tenter ce mixage m’ont toujours émerveillé par leur sérénité, l’harmonie des cohabitations, et surtout le visible bien-être des jeunes auxquels on permettait – enfin –  d’être avec leurs copains.

Des espaces résolument tournés vers la détente confortable

La conception des espaces d’une bibliothèque vise souvent à tenter d’optimiser les espaces documentaires, bien sûr contraints par l’inévitable réduction des surfaces imposée par les contraintes budgétaires. Alors on ‘rentabilise’ jusqu’au moindre mètre carré, en déplaçant ici les périodiques, en diminuant la surface de la salle de travail en groupe (voir ci-dessus), etc.
J’aurais plutôt tendance (aujourd’hui) à aller à contre-courant. Lire n’est pas nécessairement chose sérieuse, et la lecture (comme l’audition ou le visionnage) réclame une diversité de contextes et de postures. Alors oui, gâchons des mètres carrés, et proposons fauteuils confortables près des machines à café – mieux ouvrons un café -, proposons des terrasses intérieures sans autre objet que de s’installer et d’être bien (tiens, on peut rajouter des quotidiens sur les tables). Bref rejoignons ce concept de « la bibliothèque living-room de la cité ». Sur ce point, mes observations d’urbain rejoignent mes anciennes pratiques de ‘rural’, et je ne partage pas l’avis de Didier Guilbaud quand il voit cette dimension conviviale réservée aux visiteurs des villages pendant que le lecteur urbain « remplira son caddie et fréquentera son supermarché de la culture » : les urbains que j’observe sont ô combien demandeurs de ce ‘living-room’, espace paisible et convivial, à mi-chemin entre le travail et leur domicile, contraint par ‘les autres’ mais en même temps ‘chez eux’.

Changer d’angle…

Tout cela n’est pas très politique documentaire, me direz-vous (ni très original…). Eh bien si (pour la pol doc au moins ; je bats ma coulpe quant au manque d’originalité) : à mon sens, la bibliothèque n’est pas lieu d’accumulation et de transmission des savoirs, mais lieu de développement de connaissances. Or la connaissance n’est pas dans les livres, elle est émergence personnelle : le plus extraordinaire livre du monde ne vaut, pour un bibliothécaire, que s’il est approprié par des personnes. Et si c’est cette appropriation que nous recherchons, nous devons être attentifs non seulement aux œuvres, mais aussi et surtout aux personnes que nous servons. Et donc construire un cadre d’appropriation pas tant soucieux de la valeur des œuvres que des usages de la population. C’est le sens des trois simples exemples cités plus haut…

Question de contexte, non ?

jeudi 9 juillet 2009

Texte et contexte : (1) quel dilemme ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ jeudi 9 juillet 2009
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Nous avons vécu (en tout cas moi j’ai vécu 😉 ) trois temps successifs et cumulatifs du discours sur les contenus des ‘savoirs’ :

– premier temps, celui de notre studieuse adolescence : l’émerveillement devant le texte, qu’il soit pure création littéraire ou démonstration scientifique. « Au commencement était le verbe« , et nos études nous ont appris à respecter voire vénérer ce verbe créateur. L’œuvre, vous dis-je, l’œuvre !

– deuxième temps, celui de mes apprentissages professionnels : si le contenu reste premier et même sacré, sa description idoine le fait passer du feu créateur à l’appropriation par la grande communauté humaine. Place aux thésaurus, listes de vedettes matière et autres autorités de tous types : l’encodage bibliothécaire donnera, sinon du sens, du moins un sens pour nos contemporains, sens d’autant plus qualifié que les agents experts commis à cet exercice plus paratextuel que péritextuel auront intégré règles et procédures normées.

– troisième temps, celui de mes découvertes quotidiennes. Tout un chacun peut tagger, commenter, se réapproprier et l’oeuvre et son paratexte professionnel pour produire un nouveau paratexte pas si personnel que cela puisque les outils à disposition autorisent le partage, institutionnel ou non. L’oeuvre prend son sens avec tous ces éléments (voir ici).

Encore un peu et je virerais situationniste…

Les livres, et autour ?

Proposer des contenus (des savoirs, de la création, de l’analyse,…) à une population, qu’est-ce que c’est ? Est-ce seulement proposer des livres, disques, DVD ou ressources en ligne, donc en fin de compte des ‘oeuvres’, du ‘texte’ ? Non, c’est aussi les classer, les organiser, les décrire, et aujourd’hui les accompagner des mises en ordre, critiques et commentaires de nos propres publics (en opprobre ou en éloge, en catégories par nous lisibles ou plus ésotériques), donc de leur propre paratexte.

Et si ces différentes propositions paratextuelles constituaient une offre singulière ? Non parce qu’elles aboliraient le texte fondateur initial, mais parce qu’avec lui elles lui donneraient un des sens pour différents publics ? Muriel Amar avait jadis  démontré le caractère ‘créateur’ – et non traducteur – des indexations. Plus largement, j’ai l’intuition que l’enjeu des bibliothèques – au moins publiques – tient moins à leur capacité à proposer de multiples œuvres qu’à en permettre de multiples appropriations voire à en produire de diverses lectures.

Car au delà du texte et du paratexte, il faut aussi parler du contexte. Avec le contexte, on sort du texte et de ses appendices, commentaires, descripteurs. On entre dans la réalité quotidienne non des auteurs mais des ‘lecteurs’ (auditeurs, spectateurs, …) : où sont classés les documents ? De quelle façon sont-ils rendus accessibles ? Quelle ambiance environne ces contenus et leur paratexte ? Quel appareil d’accessibilité est proposé ? La bibliothèque est un univers qui dépasse de loin la réalité textuelle des oeuvres qu’elle sélectionne, stocke et met à disposition…
Oui, les bibliothèques peuvent s’interroger : « Atmosphère ? Atmosphère ? Est-ce que j’ai une gueule d’athmosphère ? ».
Ben oui, t’as surtout une gueule d’atmosphère ! ….

Limites du web pour les bibliothèques

Paradoxalement, cette extension du domaine de la lutte infligée ou assumée aux/par les bibliothécaires ne plaide que médiocrement pour leur conquête d’Internet. Oui, je sais, certains peuvent être les rois du commentaire, du plugin X ou du mashup Y… mais pour qui ? Pour quelques individus qui s’empareront d’une opportunité, guère plus…

Le problème des bibliothécaires, c’est qu’ils n’ont jamais vraiment abandonné leur idéal de la bibliothèque universelle (et je bats aussi ma coulpe !). Face à un  Internet dont les outils se mondialisent, ils rêvent  pour chaque bibliothèque d’une audience évidemment mondiale. Ou du moins conquérante de la peuplade des internautes du monde (francophone d’ailleurs en ce qui nous concerne). Il suffit de regarder les espérances placées dans l’accessibilité des notices de catalogue via les moteurs de recherche.

Le problème, c’est que les bibliothécaires sont illisibles sur l’Internet mondialisé. Non qu’ils ne sachent pas manipuler les outils ad hoc, mais leur champ d’action n’est pas cet univers mondialisé : c’est tout bonnement les habitants de leur commune ou de leur aire urbaine… Une statistique m’a beaucoup frappé : à Lyon, le site web général de la BmL, qui est extrêmement riche et rencontre beaucoup d’internautes, est fréquenté à 86 % pour son catalogue et les comptes d’abonnés, tous services de proximité « physiques » ! La bibliothèque comme institution existe d’abord sur Internet pour ceux qui ont l’opportunité d’en visiter les lieux et les richesses.
Tous autres services en ligne, visant au-delà de ces voisins visiteurs réels ou potentiels, s’inscrivent dans une politique délibérée, de prestige ou de démonstration. Ils ne sont pas inutiles, certes non, et ils peuvent être novateurs, intelligents, adaptés à certains usages,… mais ils ne sont légitimes que si ils sont appropriés par la communauté proche qu’ils ont vocation à servir, même s’ils peuvent parfois rencontrer un impressionnant succès au-delà.

Cela ne signifie pas, on s’en doute, qu’il faille abandonner toute ambition de partir à la conquête des internautes. Mais il faut raison garder : une bibliothèque lambda est destinée prioritairement aux habitants d’un  territoire, et doit mesurer ses actions à cette aune. Et si les internautes doivent être visés, ce n’est pas parce qu’ils naviguent sur Internet, mais parce que ce sont nos voisins qui deviennent internautes.

Le lieu, la localité plutôt, est notre atout. Qu’attend ‘notre’ population, que pouvons-nous lui apporter, et comment ? Via Internet sans doute, mais sûrement plus immédiatement auprès des personnes physiques et dans des lieux physiques…

Répondre à cette question impérieuse pose la question du service humain dans des lieux identifiés. Je m’arrêterai sur cette question le temps d’un  billet ou deux, pour examiner concrètement nos réactions possibles à cet échange subtil entre offre documentaire et conditions d’accueil, entre texte et contexte (si j’ai le temps, je parlerai peut-être aussi du paratexte, ce grand impensé fondateur de notre métier).

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