Tout le monde des bibliothèques est au courant, je pense, de l’annonce par le CNFPT de sa décision, à partir de 2015, de ne plus contracter avec l’enssib pour assurer la formation des conservateurs territoriaux, en partenariat avec l’INET, école supérieure de formation de la fonction publique territoriale. Confirmation devrait en être donnée le 9 avril prochain, date du CA du CNFPT. L’ABF s’en est d’ailleurs largement émue, ainsi que d’autres associations professionnelles et l’interassociation des professions des bibliothèques et de la documentation.
Cette annonce est catastrophique. Non parce que des enjeux pédagogiques seraient en jeu : l’enssib a volontiers retravaillé cette formation pour la rendre la plus pertinente possible, et le CNFPT a étroitement réfléchi avec elle pour définir l’actuel programme de la formation. De même des comités de suivi de la formation des conservateurs territoriaux ont plusieurs fois par an ajusté nombre d’éléments dans ce cadre (je le sais, en y ayant participé activement). Le directeur de l’INET a d’ailleurs salué la qualité de la formation dispensée, lors d’un récent conseil d’administration de l’enssib, et en termes élogieux. Nul ne pense pour autant que la formation est parfaite et idéale : les élèves les premiers souffrent de devoir assumer cette période intensive, alors qu’ils imaginent volontiers pouvoir se passer de ce sas formateur avant d’entrer dans les établissements qui les espèrent. Et chaque année les organisateurs de la formation passent un temps infini à peaufiner et réviser les contenus et modalités qui nourriront leurs collègues en devenir, en conviant des experts et acteurs de tous bords – élèves compris – pour témoigner, débattre, enseigner, communiquer leur passion d’un métier commun.
Transversalités
Pendant la majeure partie de ma carrière – près de 40 ans ! -, j’ai travaillé dans les bibliothèques territoriales. BCP du Cantal d’abord, puis de la Martinique, puis celle de la Saône-et-Loire en réussissant – je crois – le cap de la décentralisation et en étant le premier président de l’ADBDP (alors ADBCP). Au Ministère de la Culture ensuite, je n’ai eu à traiter que des questions concernant ces collectivités : le concours particulier de la DGD, les BMVR, …, et surtout les nouveaux statuts territoriaux, et les textes qui allaient organiser leur formation future en homologie avec leurs collègues de la fonction publique d’État. L‘Institut de formation des bibliothécaires (IFB) que j’ai ensuite « créé » et dirigé, s’est chargé pendant plusieurs années de donner une formation commune aux cadres bibliothécaires, des deux statuts et ensemble, en accord avec le CNFPT. Quelques années plus tard, j’ai rejoint la BM de Lyon, pour assister et accompagner les collègues – évidemment territoriaux – : je crois leur avoir été utile. Et en ayant maintenant rejoint l’enssib, j’ai été heureux d’y voir côte à côte la communauté de mes collègues, qu’ils soient de statut territorial ou d’État. Bref, si je fais le compte, l’univers des bibliothèques territoriales imprègne mon curriculum, comme je suis également heureux d’être conservateur d’État, tant je n’ai jamais vu de différence entre les deux métiers.
Je n’imagine pas un seul instant qu’on me taxe de tropisme « étatique », tant mon histoire comme mes relations et mes réflexes sont nourris de cette territorialité. Aussi, l’annonce brutale et inattendue de ce repli me sidère. J’en appelle à tous les collègues qui, en formation initiale ou continue, auprès de conservateurs d’État ou territoriaux, de bibliothécaires de tous statuts, d’assistants, bibliotechniciens et BIBAS indifférenciés, ont délivré uniment les mêmes convictions et démonstrations. Eux aussi vivent cette unité profonde d’un métier au service de leurs concitoyens, et encouragent un regard unifié sur des problématiques qui ne peuvent que se recouvrir et s’entrecroiser : les universités sont partie intégrante des villes, leurs publics se recouvrent, toutes deux partagent le même destin et des projets nécessairement communs (notamment à travers les problématiques régionales et départementales, voire métropolitaines).
Laissez-moi encore convoquer ma mémoire. Le dernier quart du XXe siècle a été une longue entreprise pour élaborer justement les ponts qui pouvaient justement permettre à tous les conservateurs de bibliothèque (et bibliothécaires : il ne faudrait pas les oublier !) ce terreau commun d’une formation ensemble, et aussi – ne l’oublions pas – d’une mobilité accrue et facilitée. Certes, la question de la mobilité se posait dans tous les métiers des fonctions publiques, et Michel Rocard a su mettre en route cette homologie. Côté bibliothèques, peut-être avions-nous le nez creux, tant le rapprochement des compétences nous paraissait évidente : les villes se saisissaient déjà de la vie de leurs citoyens étudiants, les universités appelaient déjà les collectivités locales pour se structurer et se moderniser immobilièrement. On y est arrivé. Formation commune, souvent contestée (évidemment !), mais génératrice d’une richesse infinie : déjà, nombre de conservateurs d’Etat exerçaient en « lecture publique » (j’en suis un comme aujourd’hui mes collègues des bibliothèques municipales classées), et depuis nombre de personnels territoriaux ont expérimenté les milieux de l’enseignement supérieur. Les mobilités s’intensifient entre les fonctions publiques, au moins pour les conservateurs et bibliothécaires : je connais vraiment beaucoup de ces corps-cadres d’emploi qui ont exercé dans les deux univers. Et, à ce que je connais, leur compétence antérieure a été à chaque fois hautement appréciée. Pour leurs qualités propres sans doute, mais aussi parce qu’ils avaient multiplié les expériences professionnelles.
Au fond, ce qui unit les bibliothécaires et conservateurs de bibliothèques, ce n’est pas leur statut, pas plus que ce n’est leur métier, c’est la complexité commune de leur fonction : ces « publics », qui sont en fait des concitoyens, ont besoin de savoir, de s’armer, de comprendre, d’apprendre, et ces savoirs qu’il faut organiser et promouvoir doivent être les plus largement accessibles. Les professionnels réunis s’ingénient à mobiliser des savoir-faire, des réseaux, des partenariats, afin de proposer aux pouvoirs publics de tous types des programmes qui permettront aux publics des ces collectivités de savoir plus, de comprendre mieux, de trouver les outils pour construire notre citoyenneté connaissante. Et la plupart du temps, les cadres des bibliothèques ont une très fine manière de comprendre leur environnement administratif et politique pour y adapter leurs talents, comme ils ont « le nez » pour engager les partenariats nécessaires dans leurs multiples positions. A tel point que le rapport Pêcheur (du nom du conseiller d’Etat qui l’a rédigé) donnait ces fonctionnaires publics des bibliothèques en exemple évident de la transversalité d’une souhaitable fonction publique de métier. Je le cite :
« Certains corps et cadres d’emploi se prêteraient tout particulièrement à une
expérimentation pour la création d’un cadre professionnel commun, dès lors que, bien
qu’appartenant à des fonctions publiques différentes, ils ont le même contenu professionnel,
ont d’ores et déjà des déroulés de carrière proches ou semblables, ainsi que des concours et
des formations initiales voisins voire communs, sans compter que certains partagent déjà la
même charte de déontologie. Sont par exemple dans une telle situation la plupart des corps et
cadres d’emploi de fonctionnaires des bibliothèques (…) »
Le statut des conservateurs territoriaux prévoit d’ailleurs, en son article 7, une formation commune avec les conservateurs d’Etat : « Au cours de cette période, les élèves effectuent la même scolarité que les conservateurs stagiaires ayant vocation à accéder au corps des conservateurs de bibliothèques »
Un retour en arrière
Si le CNFPT confirme sa décision dans un tout prochain CA, c’en est fini de ces réseaux professionnels tissés à travers la formation initiale commune des conservateurs de tous statuts. Je ne mets pas en doute ici le contenu -encore inconnu – de la formation qu’envisage le CNFPT, mais souligne que le long travail des professionnels des bibliothèques pour se donner des outils communs et une formation commune est aujourd’hui battu en brèche. Une fois disparu, ce passage formateur par une « maison commune » des bibliothèques risque de faire disparaître la compréhension partagée de problématiques communes. Oserai-je rappeler qu’après la disparition du Conseil Supérieur des Bibliothèques, l’Enssib reste l’unique institution fédératrice de tous les types de bibliothèques (oui, tous : car ses masters forment également les cadres des bibliothèques hors fonction publique) ?
Bien sûr, il faut régulièrement auditer la formation dispensée, et la dernière mise à plat a eu lieu en 2011 (avec le CNFPT !), rénovant totalement le cursus. Mais l’actuelle annonce de « divorce » ne s’appuie sur aucun avis d’expert dans le cadre d’une nouvelle évaluation ! Dans cette affaire, il existe bien plus qu’une dissension sur des méthodes pédagogiques ou des contenus de formation. De multiples enjeux s’y croisent, bien éloignés de l’intérêt des bibliothèques : pour le CNFPT organiser la fluidité des emplois, pour l’INET atteindre une masse critique d’élèves. Je ne suis pas sûr que les enjeux des bibliothèques municipales et départementales y soient considérés dans leur complexité. Pourtant, Thierry Giappiconi lui-même, membre du Conseil National d’Orientation du CNFPT, soulignait l’intérêt commun des villes (FP territoriale) et des universités (FP d’Etat) en matière de mutualisation !
Ce qui est en jeu également, c’est la reconnaissance d’un statut du conservateur de bibliothèque comme autorité scientifique. La même annonce n’a pas été portée à l’encontre des conservateurs territoriaux du patrimoine, toujours formés par l’INP, le discours dominant affirmant leur scientificité singulière… Si les bibliothèques sont nécessairement actrices des politiques publiques qu’elles servent, leurs bibliothécaires doivent pouvoir affirmer la singularité de la dimension culturelle, surtout à l’heure où les remous électoraux tendront ici ou là à conformer les bibliothèques à des objectifs politiques qu’elles ne peuvent accepter, la chose étant facilitée par l’assimilation des conservateurs de bibliothèques à des administrateurs spécialisés. L’Etat, ayant organisé sa propre impuissance par une décentralisation maximale, semble ne revendiquer même plus l’affirmation concrète d’une communauté culturelle des connaissances au-delà des choix locaux….
Face à cette régression qui s’annonce, mon désespoir est grand, et ma colère aussi. Au fond, c’est comme si des décennies d’efforts partagés étaient jetées par-dessus bord. J’en appelle à toutes celles et tous ceux qui pourront aider à proposer le temps de la réflexion, de l’évaluation, de l’analyse, des enjeux, et enfin des décisions pour des projets cohérents. Et alerteront leurs élus sur l’échéance si proche de cette grave décision.