Ma première réaction, face à l‘étude 2008 des pratiques culturelles des Français, a porté sur un point de vue perso, le champ des besoins des publics. Cette réaction était sûrement légitime mais limitée, et je salue la grande richesse de cette étude au vu de la diversité des réactions. Thierry Giappiconi, en commentaire au billet de Bibliobsession, resitue l’étude en questionnant justement ses résultats au regard de la définition normalisée des fréquenteurs et plus généralement des ‘usagers’ ; kotkot questionne – comme Silvère et tout aussi justement – la définition « datée » d’une ‘lecture’ implicitement cantonnée à celle de l’imprimé ; Hubert Guillaud pose sérieusement la question de l’avenir du livre édité, y compris sous sa forme numérique, tant lui apparait dérisoire le « désir » – je cite – de téléchargement de livres.
A la lecture croisée de ces différents commentaires, on comprend vite que l’enquête questionne l’immense champ de la lecture , y compris par le titre de sa synthèse, qui parle de culture de l’écran, et qu’on pourrait tout aussi bien sous-titrer, des points de vue qui sont les nôtres : « quelles lectures de l’écran ? ».
Mais quid de la ‘lecture’ ?
Polysémie de la lecture
Depuis des années, je me suis battu pour que l’on reconnaisse comme lecture l’appropriation de textes ne relevant pas de la lecture soutenue, tant sous la forme du codex (les guides de botanique par exemple) que sous celle de la presse ou des magazines. Mais bof, rien à faire : la pensée savante – et sociologique – n’a qu’à peine accepté l’inclusion globale du codex dans le phénomène de lecture, avec deux exceptions complémentaires : la revue savante (assez logiquement du fait de l’éminence des auteurs et de leur discours soutenu analogue à celui du codex légitime), et la presse (à mon avis du fait des débats scientifiques et sociétaux tenus par l’élite via ce support pendant deux siècles, et du même discours soutenu qu’ont volontiers adopté historiquement les journaux de référence – ah ! l’article du Monde qu’il fallait une ou deux heures à digérer ! -). Au-delà, combien de froncements de sourcils devant des éditeurs jugés légers, et a fortiori les magazines voire – horreur !
– les journaux gratuits !
Et voilà qu’aujourd’hui les écrans (enfin ceux d’Internet au moins) proposent à la lecture en un flot indifférencié ces mêmes livres (encore plus revues scientifiques), journaux, magazines, et des milliers d’entreprises personnelles (blogs, sites persos, bases de données institutionnelles ou non, etc.) ! kotkot a raison de souligner que toute navigation sur Internet mobilise le savoir-lire. Jusqu’où va la lecture ? Regarder (et entendre) le discours de Malraux pour l’entrée de la dépouille de Jean Moulin au Panthéon, est-ce moins « lire » que compulser le texte de ce long discours sans en revivre l’émotion initiale ?
Alors, de quoi parle-t-on ?
L’autorité de la lecture, ou la lecture d’autorité
Rien de ce que j’avance n’est bien original : ce que nous tendons à appeler lecture n’est pas tant une pratique individuelle qu’une pratique sociale validée par un intermédiaire habilité. Toute la subtilité tient dans les niveaux d’habilitation de cette pratique. Trois légitimités se combinent :
- la légitimité scolaire : malgré toutes les évolutions de la pédagogie contemporaine, elle s’appuie sur le texte construit et transmis – glosé – au long des générations, c’est-à-dire historiquement sur le livre ;
- la hiérarchie sociale des pratiques admissibles : je ne m’étendrai pas là-dessus, relisez « La culture des individus« , ce remarquable ouvrage de Bernard Lahire !! Voyez également la réaction de certains prescripteurs face à la légitimité de certaines ‘lectures’ …
- l’organisation des filières de production : les éditeurs ont tout intérêt à revendiquer une communauté de valeurs (et d’intérêts !) fondé sur le codex, ses modèles d’élaboration et de diffusion économiques patiemment construits ;
Bref, l’enquête 2008 sur les pratiques culturelles des Français est marquée profondément par le poids de ces trois légitimités. Cela ne concerne pas seulement la « lecture » des livres, mais aussi la fréquentation des établissements culturels : on peut aller à l’opéra via la télévision (notamment quand on n’a pas d’opéra à portée de main), visiter des musées via des sites virtuels (de toutes façons on n’a pas le droit de toucher les œuvres dans les musées !). Qu’est-ce qui compte ou du moins est compté ? Les fréquentations d’un lieu – opéra, concert, bibliothèque,…- , le support consommé en son acception socio-économique, ou… des pratiques individuelles en des opportunités diverses ? Olivier Donnat n’a pas tort de reprendre des items identiques à ceux des précédentes enquêtes sur les pratiques culturelles, dans la mesure où l’intérêt de telles enquêtes tient dans l’analyse des évolutions diachroniques. Mais en l’état actuel des pratiques culturelles, cette étude brouille les repères cognitifs sur la lecture et la culture, et met surtout en lumière la prégnance des filières économiques et institutionnelles existantes !
Lecture de livres et bibliothèques
Nous autres bibliothécaires sommes si particulièrement réceptifs à cette conception de la « lecture » que nous y avons ajouté une quatrième légitimité, celle de notre propre organisation. En bibliothèque publique, le système logistique – et en bonne partie le système de référence – est fondé sur le livre. Les disques ou DVD sont les bienvenus pour soutenir le flux de l’intérêt des publics, mais le livre reste au cœur du système. Les périodiques ? Hors les revues savantes – assimilés aux livres -, les magazines sont conçus essentiellement comme agrément attractif. Internet ? Une nécessité imposée par l’air du temps !
Et si on peut asséner aux interlocuteurs un nombre de prêts de documents matériels tous supports confondus (livres, disques, DVD,…), on sent très bien par ailleurs qu’un nombre de sessions Internet est dérisoire face à des interlocuteurs qui savent très bien qu’il est généralement tellement facile de se connecter à domicile, à l’école ou au travail. Bref, la bibliothèque publique est prisonnière de son propre modèle, sans pouvoir se dégager de sa tradition d’institution au service… de la « lecture » !
D’autant que nous avons intériorisé une conception de la « culture » qui nous assigne à la révérence du livre. Le dérisoire effort pour faire évoluer l’appellation de la bibliothèque (l’armoire aux livres) vers la médiathèque (l’armoire aux multiples supports) se trouve réduit à un argument marketing (à la façon dont le CREDOC le brandit) sans appeler une évolution des missions, qui restent soumises à la hiérarchie des supports : les disques, magazines, DVD, et ces objets étranges que représentent les écrans (de la télévision d’abord, d’Internet maintenant, et en tout cas pas des consoles de jeu, fi !) restent de modestes compagnons de route des livres, pour nombre d’institutions bibliothèques au moins. Bref, une histoire de supports et d’organisations qui se cache derrière des interrogations informationnelles ou culturelles…
Entre livres et écrans, quel dilemme ?
Le billet d’Hubert Guillaud questionne une extension du domaine de la lecture qui intègre sans doute les écrans, mais qui au fond recycle nos vieilles légitimités : comment se fait-il que les internautes ne se précipitent pas davantage vers le téléchargement de livres numérisés, alors qu’ils dévorent musiques et films téléchargés, et se repaissent de Wikipedia ? Cette interrogation me pose problème : elle laisse penser que le seul livre possible est le discours codifié et éditorialisé tel que la forme codex et l’appareil de l’édition en ont fixé le cadre. Or, même si Amazon ne vend pas autant de livres numérisés qu’il le souhaiterait pour son Kindle, les internautes plongent par millions dans cette immense encyclopédie sans éditeur qu’est Wikipedia, naviguent dans les ressources de sites institutionnels non mis en forme par un éditeur au sens classique, etc. On assiste à une explosion-mutation des modes de lecture, comme le soulignait ailleurs le même Hubert Guillaud.
En questionnant l’acte de lecture comme acte de structuration de soi par recours conscient à des informations structurées (faits, pensées, créations imaginaires), nous pouvons dépasser la stricte référence aux supports (et j’inclus Internet dans les supports). Le vrai changement dans la lecture, c’est la fin de l’exclusivité d’une information filtrée par l’éditeur.
Reste pour nous autres bibliothécaires à considérer comment la discrimination bibliothécaire peut s’ajouter se substituer au filtre de l’éditeur : le filtre de l’éditeur rejette dans le néant ce qu’il ne veut pas voir paraitre, la discrimination prend acte de l’accessibilité de tout (y compris de plus en plus des produits éditoriaux) et construit un appareil de lecture.