Bertrand Calenge : carnet de notes

mercredi 21 octobre 2009

Pratiques culturelles 2008 (suite) : la lecture ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ mercredi 21 octobre 2009
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Ma première réaction, face à l‘étude 2008 des pratiques culturelles des Français, a porté sur un point de vue perso, le champ des besoins des publics. Cette réaction était sûrement légitime mais limitée, et je salue la grande richesse de cette étude au vu de  la diversité des réactions. Thierry Giappiconi, en commentaire au billet de Bibliobsession,  resitue l’étude en questionnant justement ses résultats au regard de la définition normalisée des fréquenteurs et plus généralement des ‘usagers’ ;  kotkot questionne  – comme Silvère et tout aussi justement – la définition « datée » d’une ‘lecture’ implicitement cantonnée à celle de l’imprimé ; Hubert Guillaud pose sérieusement la question de l’avenir du livre édité, y compris sous sa forme numérique, tant lui apparait dérisoire le « désir » – je cite – de téléchargement de livres.

A la lecture croisée de ces différents commentaires, on comprend vite que l’enquête questionne l’immense champ de la lecture , y compris par le titre de sa synthèse, qui parle de culture de l’écran, et qu’on pourrait tout aussi bien sous-titrer, des points de vue qui sont les nôtres : « quelles lectures de l’écran ? ».
Mais quid de la ‘lecture’ ?

Polysémie de la lecture

Depuis des années, je me suis battu pour que l’on reconnaisse comme lecture l’appropriation de textes  ne relevant pas de la lecture soutenue, tant sous la forme du codex  (les guides de botanique par exemple) que sous celle de la presse ou des magazines.  Mais bof, rien à faire : la pensée savante – et sociologique – n’a qu’à peine accepté l’inclusion globale du codex dans le phénomène de lecture, avec deux exceptions complémentaires : la revue savante (assez logiquement du fait de l’éminence des auteurs et de leur discours soutenu analogue à celui du codex légitime), et la presse (à mon avis du fait des débats scientifiques et sociétaux tenus par l’élite via ce support pendant deux siècles, et du même discours soutenu qu’ont volontiers adopté historiquement les journaux de référence – ah ! l’article du Monde qu’il fallait une ou deux heures à digérer ! smileys Forum-). Au-delà, combien de froncements de sourcils devant des éditeurs jugés légers, et a fortiori les magazines voire – horreur ! smileys Forum– les journaux gratuits !

Et voilà qu’aujourd’hui les écrans (enfin ceux d’Internet au moins)  proposent à la lecture en un flot indifférencié ces mêmes livres (encore plus revues scientifiques), journaux, magazines, et  des milliers d’entreprises personnelles (blogs, sites persos, bases de données institutionnelles ou non, etc.) ! kotkot a raison de souligner que toute navigation sur Internet mobilise le savoir-lire. Jusqu’où va la lecture ? Regarder (et entendre) le discours de Malraux pour l’entrée de la dépouille de Jean Moulin au Panthéon, est-ce moins « lire » que compulser le texte de ce long discours sans en revivre l’émotion initiale ?

Alors, de quoi parle-t-on ?

L’autorité de la lecture, ou la lecture d’autorité

Rien de ce que j’avance n’est bien original : ce que nous tendons à appeler lecture n’est pas tant une pratique individuelle qu’une pratique sociale validée par un intermédiaire habilité. Toute la subtilité tient dans les niveaux d’habilitation de cette pratique. Trois légitimités se combinent :

  • la légitimité scolaire : malgré toutes les évolutions de la pédagogie contemporaine, elle s’appuie sur le texte construit et transmis – glosé – au long des générations, c’est-à-dire historiquement sur le livre ;
  • la hiérarchie sociale des pratiques admissibles : je ne m’étendrai pas là-dessus, relisez « La culture des individus« , ce remarquable ouvrage de Bernard Lahire !! Voyez également la réaction de certains prescripteurs face à la légitimité de certaines ‘lectures’ …
  • l’organisation des filières de production : les éditeurs ont tout intérêt à revendiquer une communauté de valeurs (et d’intérêts !) fondé sur le codex, ses modèles d’élaboration et de diffusion économiques patiemment construits ;

Bref, l’enquête 2008 sur les pratiques culturelles des Français est marquée profondément par le poids de ces trois légitimités. Cela ne concerne pas seulement la « lecture » des livres, mais aussi la fréquentation des établissements culturels  : on peut  aller à l’opéra via la télévision (notamment quand on n’a pas d’opéra à portée de main), visiter des musées via des sites virtuels (de toutes façons on n’a pas le droit de toucher les œuvres dans les musées !). Qu’est-ce qui compte ou du moins est compté ? Les fréquentations d’un lieu – opéra, concert, bibliothèque,…-  , le support consommé en son acception socio-économique, ou… des pratiques individuelles en des opportunités diverses ? Olivier Donnat n’a pas tort de reprendre des items identiques à ceux des précédentes enquêtes sur les pratiques culturelles, dans la mesure où l’intérêt de telles enquêtes tient  dans l’analyse des évolutions diachroniques. Mais en l’état actuel des pratiques culturelles, cette étude brouille les repères cognitifs sur la lecture et la culture, et met surtout en lumière la prégnance des filières économiques et institutionnelles existantes !

Lecture de livres et bibliothèques

Nous autres bibliothécaires sommes si particulièrement réceptifs à cette conception de la « lecture » que nous y avons ajouté une quatrième légitimité, celle de notre propre organisation. En bibliothèque publique, le système logistique – et en bonne partie le système de référence – est fondé sur le livre. Les disques ou DVD sont les bienvenus pour soutenir le flux de l’intérêt des publics, mais le livre reste au cœur du système. Les périodiques ? Hors les revues savantes – assimilés aux livres -, les magazines sont conçus essentiellement comme agrément attractif. Internet ? Une nécessité imposée par l’air du temps !

Et si on peut asséner aux interlocuteurs un nombre de prêts de documents matériels tous supports confondus (livres, disques, DVD,…), on sent très bien par ailleurs  qu’un nombre de sessions Internet est dérisoire face à des interlocuteurs qui savent très bien qu’il est généralement tellement facile de se connecter à domicile, à l’école ou au travail. Bref, la bibliothèque publique est prisonnière de son propre modèle, sans pouvoir se dégager de sa tradition d’institution au service… de la « lecture » !

D’autant que nous avons intériorisé une conception de la « culture » qui nous assigne à la révérence du livre. Le dérisoire effort pour faire évoluer l’appellation de la bibliothèque (l’armoire aux livres) vers la médiathèque (l’armoire aux multiples supports) se trouve réduit à un argument marketing (à la façon dont le CREDOC le brandit) sans appeler une évolution des missions, qui restent soumises à la hiérarchie des supports : les disques, magazines, DVD, et ces objets étranges que représentent les écrans (de la télévision d’abord, d’Internet maintenant, et en tout cas pas des consoles de jeu, fi !) restent de modestes  compagnons de route des livres, pour nombre d’institutions bibliothèques au moins. Bref, une histoire de supports et d’organisations qui se cache derrière des interrogations informationnelles ou culturelles…

Entre livres et écrans, quel dilemme ?

Le billet d’Hubert Guillaud questionne une extension du domaine de la lecture qui intègre sans doute les écrans, mais qui au fond  recycle nos vieilles légitimités : comment se fait-il que les internautes ne se précipitent pas davantage vers le téléchargement de livres numérisés, alors qu’ils dévorent musiques et films téléchargés, et se repaissent de Wikipedia ?  Cette interrogation me pose  problème : elle laisse penser que le seul livre possible est le discours codifié et éditorialisé tel que la forme codex et l’appareil de l’édition en ont fixé le cadre. Or, même si Amazon ne vend pas autant de livres numérisés qu’il le souhaiterait pour son Kindle, les internautes plongent par millions dans cette immense encyclopédie sans éditeur qu’est Wikipedia, naviguent dans les ressources de sites institutionnels non mis en forme par un éditeur au sens classique, etc. On assiste à une explosion-mutation des modes de lecture, comme le soulignait ailleurs le même Hubert Guillaud.

En questionnant l’acte de lecture comme acte de structuration de soi par recours conscient à des informations structurées (faits, pensées, créations imaginaires), nous pouvons dépasser la stricte référence aux supports (et j’inclus Internet dans les supports). Le vrai changement dans la lecture, c’est la fin de l’exclusivité d’une information filtrée par l’éditeur.
Reste pour nous autres bibliothécaires à considérer comment la discrimination bibliothécaire peut s’ajouter se substituer au filtre de l’éditeur : le filtre de l’éditeur rejette dans le néant ce qu’il ne veut pas voir paraitre, la discrimination prend acte de l’accessibilité de tout (y compris de plus en plus des produits éditoriaux) et construit un appareil de lecture.

vendredi 16 octobre 2009

A propos des pratiques culturelles des Français

Filed under: Non classé — bcalenge @ vendredi 16 octobre 2009
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Vous n’avez évidemment pas manqué de relever que les résultats de la nouvelle enquête 2008 sur les pratiques culturelles des Français venaient de paraître, pilotée par l’inamovible Olivier Donnat. Enquête passionnante, et je vous conseille en particulier de vous plonger dans la synthèse mettant en parallèle les résultats de l’enquête de 1997 et ceux de l’enquête de 2008.

Ces résultats montrent la montée en puissance d’une culture de l’écran, des écrans devrait-on dire plutôt. Internet vient en tête, et on découvre que 57 % des 15-34 ans utilise Internet pour des fins personnelles tous les jours ou presque ! D’autres, mieux que moi, ont souligné que l’esssentiel tenait surtout à une mutation du type d’écran majoritaire – de la TV à l’écran connecté à Internet -, ou qu’il fallait se méfier d’affirmation portant sur la baisse de la lecture, cette dernière ne pouvant être cantonnée, même implicitement à la lecture de livres. Je voudrais juste souligner deux points :

Il est d’autant plus important pour les bibliothèques de s’ouvrir largement à  la consultation d’Internet dans leurs espaces et de s’emparer de services en ligne profondément implantés dans les usages de la Toile, que les publics qui fréquentent les bibliothèques sont aussi tendanciellement ceux qui ont des pratiques culturelles  abondantes et diversifiées et un usage assidu d’Internet :

pratiques culturelles cumulatives

Cette tendance est confirmée par une enquête de fréquentation conduite par la Bibliothèque de Lyon en 2008, qui montrait que 70 % des visiteurs disposaient d’une connection Internet à domicile, alors qu’en mars 2009 Médiamétrie estimait à 54 % la part des Français connectés à domicile au 2e trimestre 2008.

Inversement, il faut souligner une autre réalité, que me rappelaient des animateurs numériques lors d’une réunion : une bonne part des abondants publics des espaces numériques utilisent les postes mis à leur disposition parce qu’ils n’ont soit pas d’ordinateur à domicile, soit pas de connexion à Internet, notamment pour des raisons économiques. Nos efforts pour permettre à tous l’accès à la « lecture » ne doit pas manquer d’intégrer la dimension sociale de l’accès à Internet, part éminente, aux côté du livre, de l’information litteracy aujourd’hui.

Ces deux bouts de la lorgnette montrent bien l’ampleur du domaine de la lutte !…

samedi 7 mars 2009

Entre intime et collectif

Filed under: Non classé — bcalenge @ samedi 7 mars 2009
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Il existe un paradoxe, ou plutôt une tension, au cœur de l’activité même des bibliothèques publiques. D’un côté on glose sur l’absolue intimité de la lecture, de la construction de soi et  de l’ « émotion culturelle » (si j’ose dire). De l’autre, on proclame la dimension collective de partage des savoirs que représenterait la nécessité des bibliothèques. Entre l’individuel et le communautaire, un ballet s’esquisse qui nécessite éclaircissement quant aux buts poursuivis et surtout aux services mis en œuvre.

Du côté intime, la lecture d’emprunt ou de consultation sur place (voire l’audition avec des casques ou la réservation de session Internet) a eu – et a toujours ? – la part belle dans les priorités institutionnelles. Certes, on soulignera qu’au cœur même de ces pratiques il existe une sociabilité commune de fréquentation des lieux (et étagères), comme il existe une immersion collective dans les textes, musiques ou images partagés à travers les collections. Mais, ne nous leurrons pas : c’est bien l’usage et la satisfaction individuels qui sont recherchés et servis.

Comment se présentent les ‘nouveaux services’ mis en œuvre aujourd’hui ? En notre époque d’individualisme forcené, il est paradoxal de constater que ce sont les services collectifs ou « sociaux » qui ont le vent en poupe. Des exemples?

  • les conférences, débats, concours, ateliers, bref les activités et manifestations des programmes culturels se multiplient, et rassemblent les gens ;
  • les séances collectives de formation (au numérique notamment, ou à la stratégie de recherche d’information) se développent ;
  • on se préoccupe des outils sociaux qui permettent contribution, critique, débat, voire construction collaborative de contenus ;
  • les espaces collectifs de travail en groupe se développent ;
  • etc.

Bref, même si in fine ce sont toujours des individus qui accroissent leur ‘capital de savoir’, l’organisation des services s’oriente insensiblement vers une approche plus collective qu’elle ne l’était au long des trente dernières années. Et ce qui est remarquable, c’est que ce mouvement flou se revendique de la personnalisation des services ! Comme si les pratiques les plus individuellement closes trouvaient satisfaction par mille autres moyens (dont les connexions domiciliaires à Internet) et que les bibliothèques jouaient davantage sur la dimension culturelle et éducative du lien social (peut-être poussées en cela par une pression collective inquiète justement des exigences sociales de l’individualisme ?)…

L’homme est un animal social. « Je est un nous », disait Norbert Elias. Je crois en cette vérité première. Et je crois qu’au-delà des utilisations évidemment individuelles de la bibliothèque, cette dernière joue prioritairement collectif ! Je me rappelle une explication passionnée de Jean-François Jacques qui, lorsqu’il travaillait à la bibliothèque de Romans, avait promu dans la bibliothèque d’un quartier réputé « difficile » une aide individuelle aux devoirs auprès des enfants avec quelques animateurs : ce service, qui ne touchait évidemment que quelques enfants, avait disait-il modifié le climat de la bibliothèque : même si tous ne pouvaient être aidés, tous savaient qu’ils pouvaient l’être, et les grands frères respectaient le lieu pour le service rendus aux plus jeunes…

Et vous, quelle est votre impression, ou votre conviction ?

mardi 9 décembre 2008

entre e-reader et console de jeu, quelle place pour une bibliothèque ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ mardi 9 décembre 2008
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Le hasard de la rédaction d’une contribution à un livre me fait tomber simultanément sur deux informations intéressantes : d’une part la Bibliothèque de Boulogne-Billancourt a  acquis une douzaine de liseuses pour que les publics qui ont du mal à se déplacer puisse accéder à la bibliothèque numérique de 1 200 titres qu’elle a constitué ; d’autre part Nintendo propose pour une somme dérisoire une cartouche destinée à sa console DS Lite et contenant 100 titres de classiques à lire ( et c’est vrai que cette petite console se prête bien à cela !

Le rapprochement entre les deux informations me parait poser la question des ebooks en bibliothèque de façon très significative. D’ailleurs, je n’aime pas le terme de ebook, non parce qu’il est anglais mais parce qu’il est ambigu : la liseuse (car cette tablette est un outil de lecture) n’est pas un livre parce qu’elle n’a aucun contenu par elle-même : ce qui importe, c’est le contenu et son appropriation. Et c’est ce qui devrait prioritairement importer aux bibliothèques. La question de la pertinence des liseuses n’est pas une question directement posée aux bibliothèques, mais au public. Et alors, compte tenu du nombre de consoles DS Lite que je vois dans les mains des enfants, je me dis que peut-être proposer des livres numériques (le contenu) adaptés à ce type de liseuses n’est pas une mauvaise idée : un enfant pourrait emmener ses livres préférés de façon légère et sur un appareil associé pour lui au plaisir !

Et Boulogne-Billancourt, direz-vous ? Non, ce n’est pas un contre-exemple. J’aime à penser que la démarche a été d’abord de constituer un réservoir de livres numériques (du contenu toujours !), puis de s’interroger sur un public très particulier, à mobilité réduite, et de faire le choix d’acquérir les liseuses pour leur donner l’occasion privilégiée de pouvoir accéder aux contenus. Bravo !

mardi 14 octobre 2008

Livre imprimé et livre numérique

Filed under: Non classé — bcalenge @ mardi 14 octobre 2008
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En ce moment, tout le monde s’extasie sur le ‘e-reader‘ de Sony. On imagine volontiers qu’il pourrait supplanter le livre imprimé dans les prochaines (lointaines ?) années. Roberta Burk le signalait déjà en l’an 2000 :  » À en croire une publicité récente de Microsoft, d’ici dix ans la vente des livres électroniques aura supplanté celle des livres sur papier dans de nombreux domaines » (à l’époque déjà Microsoft avait nommé son lecteur… Reader !). On en profite volontiers pour faire un amalgame technophile avec les atouts de l’encre électronique. Bref, l’utopie continue !!!

Loin de moi l’idée de jouer les rabat-joie. Mais je voudrais poser quelques questions :

La première est de mauvaise foi : les « e-books » ont déjà connu des expériences désastreuses (cf. le BBF d’où est tiré la citation de Roberta Burk, il y a … presque dix ans). On me répondra que les usages comme la technologie ont beaucoup évolué….

La deuxième est d’ordre économique : la question des DRM est loin d’être résolue et apparait même, en cette première phase de notre nouvel épisode du feuilleton de la modernité, être un cheval de bataille des éditeurs qui s’emparent de ce nouvel outil. Bibliobsession s’en indigne à juste titre, et on pourrait observer que, comme pour la musique enregistrée, il faudra bien, si le succès est au rendez-vous (voire pour qu’il soit au rendez-vous) relâcher les vannes et trouver un nouvel équilibre de ressources…
La question économique touche aussi la rentabilité de l’investissement pour le consommateur. Hubert Guillaud rappelle qu’un prix de vente même faiblement inférieur à celui d’un livre imprimé, “à 15 – 25 € le prix moyen d’un livre, vous gagnez 2 € environ. Avec un lecteur coûtant 300 €, il vous faudra acheter 150 bouquins avant de rentabiliser votre achat. C’est beaucoup. C’est sans-doute le reproche principal que je ferais à cette offre.”

La troisième question est plus complexe. Dans tous ces débats, on parle ici de l’imprimé, là de l’électronique, comme s’il s’agissait des deux versants technologiques d’un même discours, d’un même contenu, bref d’un même objet. Ce faisant, on oublie les leçons pourtant intéressantes de la médiologie qui veut comprendre « comment une rupture dans nos méthodes de transmission et de transport suscite une mutation dans les mentalités et les comportements et, à l’inverse, comment une tradition culturelle suscite, assimile ou modifie une innovation technique« , et au-delà la vieille maxime de Mc Luhan : « le medium est le message ». On se focalise sur la technologie, sur les enjeux économiques des ‘puissances’ établies à court terme, et on ne prend guère en compte les réalités des usages sociaux.

Mais keskidi, comme écrirait Queneau ?
Les livres, disques, lectures, etc., comme les lecteurs, auditeurs, spectateurs, etc., je les regarde tous jour après jour. Et je constate.
En vrac je constate (en bibliothécaire) que, Internet ou pas (e-reader ou pas ?)  :

  • les enfants lisent de plus en plus, avides de découvrir le monde, et pour eux le livre imprimé est source d’émerveillement au même titre que les consoles DS (ah ! les ‘DS light’ !) ou la visite au zoo
  • les prêts de disques ne progressent plus voire stagnent et concernent de moins en moins les ‘moins mûrs’ (bon, y a pas photo : les amateurs savent depuis longtemps télécharger leurs musiques, légalement et à bas prix, ou « autrement »)
  • les prêts de DVD marchent bien…. mais les téléchargements sauvages (on dit ‘pirates’ ?) se multiplient
  • les prêts de tout ce qui est informatif (les documentaires) est en chute accélérée, hors ce qui relève du ‘pratique’ au sens le plus terre à terre
  • mais les prêts des romans et des bandes dessinées se tiennent bien, voire augmentent légèrement…

Alors ? Rapportons cela aux livres électroniques. Leur intérêt, dès l’origine (au XXe s. donc), a tenu en leur capacité à stocker sous une forme aisément manipulable des données impossibles à transporter par voie imprimée voire matériellement inaccessibles à bas coût par voie ‘internetienne’ (en gros et pour schématiser les manuels techniques des mécaniciens, VIP, vétérinaires, et autres opérateurs techniques opérant sur le territoire). Ca a failli marcher, et ça aurait du. Mais ça n’a pas marché pour le grand public.
L’introduction des e-readers vise le grand public. Soit. Sérions les intérêts et usages :

  • Les enfants s’empareront de cet outil (coûteux) avec la même jubilation qu’ils s’emparent d’un livre (moins cher et plus personnel) ou d’une DS-Light…
  • Les amateurs de documentaires pratiques (jardinage, cuisine, identification des plantes…) emporteront-ils leur précieux outil là où ils en ont besoin (le potager, le plan de travail de la cuisine, la forêt,…) ? Un bon vieux codex les rassurera
  • Les étudiants et lycéens ne se livreront aux joies de l’e-book que s’il est inclus dans leur cartable électronique ou dans des ‘packs étudiants’ mûrement négociés avec des intermédiaires institutionnels…. Sans cela, ils viseront le moindre coût (le téléchargement pirate, si si !… ou des stratégies de recherche sur le web… ou ce bon vieux livre)
  • les étudiants avancés ont besoin de beaucoup de textes pour des usages ponctuels. Charger tous les titres (s’ils sont disponibles, et à quel coût !) ne les intéressera guère… Ce sont les utilisateurs rêvés de Gallica ou de Google Boook Search
  • les spécialistes scientifiques ont leurs réseaux construits sur les évolutions complexes de la diffusion de l’information scientifique ; ils me semblent peu concernés -du moins dans leurs pratiques de recherche-…
  • les amateurs d’information vulgarisée  se tournent de plus en plus vers des présentations ergonomiquement valorisées : je suis étonné de constater que les magazines connaissent un succès qui ne se dément pas et même grandit. La mise en page aérée, l’exposition des processus sur double page se développe (voyez ‘Ca m’intéresse’ ou les diaporamas de ‘Géo’), et les emprunts se multiplient (à Lyon du moins)

Bon, qui reste-t-il ?

Les bons vieux amateurs de livres, comme vous et moi. On peut disserter à l’infini sur l’infinie variété des livres. Mais j’ai le sentiment, au vu des données que je collecte, qu’aux côtés des livres pour enfants, les romans imprimés (pourtant coeur de cible des promoteurs de l’ ‘e-book’) ne sont pas près de lâcher prise sous leur forme papier. Témoignage estival : j’ai dévoré cet été Millenium (remarquable !). Le poids du volume et l’inconsciente sensation, au vu de l’épaisseur des pages restant à lire, du parcours du texte font partie du plaisir que j’éprouve rétrospectivement.
Dans un autre domaine (que j’aime bien aussi), le découpage des planches des bandes dessinées sur la double page qui accueille leur récit est incommensurablement efficace, à la fois par leur disposition narrative que par l’effet inconscient du regard qui, avant d’attaquer ‘la première case en haut à gauche’, a balayé la double page offerte.

Le e-book arrivera peut-être. Mais pas « à la place de » dans nombre de cas, en plus…. Il lui faudra trouver ses propres modes… d’émotion.

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