La semaine dernière, j’ai eu l’honneur de contribuer à un colloque sur le livre numérique organisé à Séville par l’Institut français, avec les concours des ministères de la Culture français et espagnol. Étrange moment (même s’il fut fructueux par les contacts) où nous nous sommes retrouvés à deux bibliothécaires – l’un français et l’autre espagnol – proposant d’aborder cette problématique sous l’angle public des populations que nous servons… face à une armada d’éditeurs, distributeurs, libraires et pouvoirs publics préoccupés par leur(s) seul(s) modèles économiques… Bref, j’ai goûté à loisir de la TVA sur le livre numérique (celle sur le livre imprimé semblant devoir être ramené à 5,5 % en France ? J’ai cru comprendre que la TVA sur le livre numérique n’était pas nécessairement en si bon chemin, les téléchargements n’étant pas acceptés par Bruxelles comme bien culturels essentiels…). Mais j’ai noté le peu d’écho rencontré par nos discours argumentant sur l’intérêt public…
Alors, pour que mes cogitations brèves (j’avais 10 minutes pour effectuer mon exposé) rencontrent peut-être un public justifiant la sueur de mon front, je vous en livre la teneur. C’est volontairement généraliste, mais c’est aussi un acte de conviction :

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L’introduction du numérique a bien entendu modifié très profondément les circuits logistiques des bibliothèques, comme l’étendue voire la nature des services qu’elles peuvent délivrer : du catalogue maintenant accessible à domicile aux services de questions-réponse proposés en ligne, une bibliothèque ne saurait plus exister sans le numérique.
Il est pourtant une dimension qui mêle pour elles l’effervescence de la créativité et la perplexité inquiète : celle de la configuration des contenus numériques. Internet permet l’invention de moult services originaux qui peuvent très bien s’exercer à partir d’une matière première inchangée, celle des livres imprimés et autres documents matériels.
Mais quand les contenus de ces livres et documents prennent une forme elle aussi numérique, nous n’observons pas un simple changement de support, nous sommes confrontés à une véritable reconfiguration qui, je le répète, mêle l’inventivité créatrice à l’inquiétude.
Inventivité créatrice ? Les contenus dont traite la bibliothèque connaissent une deuxième jeunesse, notamment lorsqu’ils relèvent du domaine public. Les collections patrimoniales, enfin numérisées, se reconstruisent en bibliothèques numériques habilement structurées. Pendant que les acteurs industriels du numérique découvrent que, tout compte fait, l’expertise des bibliothécaires en matière de définition et de structuration des métadonnées se révèle un atout précieux…
Inventivité créatrice ? la plasticité gagnée grâce au numérique autorise désormais la construction de contenus réellement originaux à partir du patrimoine désormais digitalisé, fractalisé, recomposé : les grandes bibliothèques sont désormais capables de produire de véritables documents éditoriaux, tels les dossiers de la Bibliothèque nationale de France, la British Library, ou la Bibliothèque nationale d’Espagne (j’ai beaucoup apprécié l’exposition virtuelle La cocina en su tinta… )
Inventivité créatrice ? Les bibliothécaires s’engagent eux-mêmes dans une médiation des contenus qui les conduit à s’inventer écrivains, journalistes, éditeurs !… Ils disposent d’un avantage extraordinaire : ils ont une grande connaissance des contenus et savent expertiser ces derniers. Un zeste de plus, et les voilà inventeurs de revues, comme à Lyon avec Points d’actu !, qui revisite le talent bibliographique des bibliothécaires dans une entreprise journalistique autour de l’actualité !

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Mais l’effervescence créatrice se même aussi d’inquiétude devant les reconfigurations de l’économie numérique.
Inquiétude, car la production des écrits contemporains s’inscrit dans un contexte économique instable : nombre d’éditeurs traditionnels ne se hasardent guère au numérique – ou alors prudemment -. D’autres éditeurs franchissent le pas, mais sans bien distinguer leur distribution numérique de leur production matérielle, notamment en matière de coûts.
Souvent interviennent des restrictions d’usages (comme les DRM – Digital Right Management), comme intervient cette nouveauté étonnante : le livre attaché à un dispositif technique particulier ! Partout règne l’instabilité des modèles économiques du document numérique et de sa diffusion. Pour les bibliothèques, leur mission de transmission tant au sein d’une population qu’au travers des générations s’en trouve singulièrement questionnée.
Inquiétude, parce que l’économie documentaire passe rapidement de l’ère de l’appropriation à l’âge de l’accès. Pour les éditeurs de revues scientifiques, qui ont parfaitement opéré leur migration vers le modèle numérique, ce dernier est pain bénit. Alors qu’autrefois des éditeurs entretenaient à grands frais un stock à rotation lente (en comptant sur la transmission culturelle pour apurer le stock), aujourd’hui ces éditeurs scientifiques cumulent le beurre et l’argent du beurre : on rachète chaque année et la nouveauté et le stock ! Cerise sur le gâteau : les auteurs des contenus, chercheurs payés par les institutions scientifiques publiques, sont contraints de proposer gracieusement leurs travaux pour accroître leur réputation, en même temps que les institutions qui les rémunèrent doivent pour leur part payer aux éditeurs l’accès à ces mêmes travaux !
Inquiétude enfin et même surtout, parce que les avidités économiques tendent à soustraire de plus en plus longtemps les productions de l’esprit à la libre disposition du savoir accessible sans entraves, au patrimoine de l’humanité partagé librement. En passant, grâce aux potentialités du numérique, d’une distribution d’exemplaires librement manipulés par chacun, à un abonnement d’accès aux œuvres – toujours renégociable – est apparu un appétit immodéré de la part de nombre d’éditeurs, celui de la rentabilité potentielle d’un gisement de savoir dont les éditeurs tiendraient les robinets ad vitam aeternam…
L’extension progressive du droit d’auteur en est le signe inquiétant ! Sans en nier la légitimité, les bibliothécaires à la fois réclament un cantonnement de ce droit d’auteur à une durée raisonnable, d’autre part revendiquent une émergence positive du savoir comme bien commun. Le domaine public est une richesse, un patrimoine : il faut l’étendre et de défendre.
Dans la balance des enthousiasmes et des inquiétudes, je fais évidemment le pari d’un avenir créatif pour les bibliothèques et les bibliothécaires. Ce pari positif tient compte à la fois d’un examen des évolutions de notre société numérique, et de la certitude qu’est nécessaire un espace public de partage du savoir.
La profusion infinie des savoirs livrés à la Toile rend de plus en plus indispensable la fonction de filtre, et la nécessité de la décantation. Les éditeurs ont seuls tenu ce rôle, avant que l’expression numérique n’autorise une explosion de textes, images, vidéos, dépourvus de tout appareil éditorial. Dans le circuit des auteurs parlant aux lecteurs, les éditeurs avaient posé leur filtre du côté des auteurs, sélectionnant les manuscrits, les faisant remodeler, les inscrivant dans une politique éditoriale, etc. Tout le monde s’en trouvait bien.
Mais quid de la profusion que nous permettent les flux numériques ? Les bibliothécaires me semblent appelés à devenir des sortes d’éditeurs de demain. Mais cette fois-ci placés du côté des lecteurs, organisant leurs filtres, les conseillant dans leurs choix, les accompagnant dans leur recherche de connaissance. Non des conditionneurs de la source, mais des accompagnateurs du destinataire.
Évidemment, cette fonction éditoriale des bibliothécaires ne sera possible que s’il demeure un espace public du savoir et de la connaissance, et donc si la collectivité juge intéressante la poursuite du financement de bibliothèques publiques.
Dans la plupart des villes de France (je ne connais pas la situation espagnole), il n’existe plus guère qu’un seul espace public non commercial accessible à tous sans exclusive et sans nécessité, la bibliothèque. Jusqu’à quand ?
Les anciens Grecs connaissaient l’agora, cette place commune où les citoyens échangeaient leurs connaissances et débattaient de leurs affaires comme de l’avenir de la cité.
La virtualité du numérique nous proposerait-elle Facebook comme horizon du collectif ?!
Gardons aux citoyens bien vivants, bien humains – et non virtuels -, cette autre place publique, cette place de débats citoyens comme d’échange de savoirs qu’est la bibliothèque inscrite dans ses murs et sa communauté.
Et faisons-la vivre avec nos concitoyens !