Bertrand Calenge : carnet de notes

vendredi 6 février 2015

Entre « data librarians » et médiateurs du savoir

Filed under: Non classé — bcalenge @ vendredi 6 février 2015

Notre siècle encore débutant, baigné dans le numérique et tellement nourri d’incertitudes, voit s’affirmer progressivement deux modalités du métier de bibliothécaire, ou plutôt en rend plus aiguisées deux dimensions distinctes : l’ingénieur plongé dans le traitement et l’exploitation des données, et le médiateur plongé dans l’accompagnement de publics en soif d’apprendre.

Data librarian, le bibliothécaire de données

Jusque-là consacré à la génération et à l’exploitation des métadonnées des notices bibliographiques – qui ont pris la suite de ce bon vieux catalogage -, le bibliothécaire expert sait que de plus en plus son activité ne peut plus se cantonner à son seul catalogue : déjà, les collections s’enrichissent de ressources électroniques dotées de leurs propres métadonnées, les chercheurs produisent des travaux eux-mêmes truffés de données, sans parler des données véhiculées par le web. Et voilà en outre que se profilent les fameuses big data, ces données massives  proliférantes. Cette évolution est encouragée par le fait que les bibliothèques doivent disséminer leur ressources, puisque justement le web est la fenêtre que l’internaute ouvre sur le monde : les bibliothèques numériques sont une forme éminente de cette dissémination. Et parallèlement, l’utilisateur élargit le champ de sa requête à toutes ces ressources, au-delà des strictes ressources des collections.

Or structurer ces données (toutes les données !), les articuler autour d’autorités qui en assureront la cohérence, les exploiter, les visualiser, tout cela réclame de nouveaux savoir-faire que commencent à aborder les experts du RDA et de FRBR. Ces savoir-faire sont également appelés à se développer dans quatre domaines au moins :

  • Evidemment les acteurs des gigantesques réservoirs de données de bibliothèques : l’ABES, OCLC, la BnF, etc.
  • Le domaine de la publication de la recherche, qui demande un accompagnement des chercheurs pour assurer une telle structuration (nettoyage des données, accordement avec des autorités, etc.)  : Olivier Le Deuff en a fait un projet qui réclame d’associer bibliothécaires et chercheurs, Hubic. Parallèlement, l’exploitation ultérieure des données de la recherche est un champ important de développement d’outils, de techniques, voire de concepts, comme on le devine à travers les « Humanités numériques » émergentes et protéiformes. N’est-ce pas ce type de profil que désigne ce nouveau type de profil d’emploi, data librarian ou bibliothécaire de données ?
  • Les industries ou agences de l’information (des moteurs de recherche aux réseaux sociaux, en passant par tous les organismes publics appelés à traiter des données statistiques – notamment –  de multiples origines) sont également friandes des experts en nettoyage et structuration de données, et les plus grandes écoles du monde en sciences de l’information (réunies dans le réseau iSchool ) savent désormais que leurs diplômés doivent élargir leur profil au-delà des bibliothèques et de la documentation, et l’affirment sans ambages : désormais, elles forment des « data scientists » !
  • Enfin les équipes bibliographiques des établissements ayant mission en ce sens, compte tenu du caractère rare ou singulier de leurs collections : les catalogueurs vont devoir affronter un singulier changement de méthodes, mais aussi de périmètre !

Bref, de nouveaux profils commencent à apparaître avec force (de tous niveaux, experts et techniciens), et il est clair que le traitement de la donnée va transformer nombre de bibliothécaires de demain (et pas seulement eux !). Data librarians ou « bibliothécaires de données » – et data scientists dans le contexte des industries de l’information –  sont les nouveaux soutiers de ce monde envahi de données, chargés de mettre en ordre cette prolifération, dans le domaine de la recherche, de la statistique, de l’information bibliographique, e tutti quanti !… Cette orientation est bien autre chose que le retour du vénérable catalogueur : ce dernier donnait à lire « sa » collection, le bibliothécaire de données veut donner à lire le monde ! Peut-être en revanche est-ce là  un nouvel avatar de la bibliothèque de Babel ?

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D’où tu parles ?

Cette évolution complexe, ardue, et somme toute séduisante, est née dans des univers singuliers, les univers des données, qu’ils appartiennent au monde de la recherche, de l’industrie, des agences d’observation du monde (Insee, Interpol, …) ou des entrepôts de catalogues. Bref, de très nombreux acteurs appelés à produire, organiser et diffuser des données ou du moins les analyses et résultats qu’elles autorisent à poser. Cette évolution, donc,  innerve progressivement l’ensemble des acteurs des bibliothèques, ne serait-ce qu’au travers des bibliothèques numériques, toujours plus nombreuses. D’ores et déjà, les mémoires d’élèves conservateurs sur la question se multiplient, tels ceux, récents, de Rémi Gaillard, d’Amandine Wallon ou d’Elydia Barret.

Néanmoins, les bibliothécaires confrontés d’abord à des publics abondants doivent faire face à d’autres défis : répondre aux besoins d’accompagnement de ces publics – aux compétences informationnelles très hétérogènes et souvent peu aiguisées – dans leur désir d’apprendre. Et ce n’est pas réinventer ici la distinction entre bibliothèques publiques et bibliothèques universitaires  : les bibliothécaires de lecture publique conseillent des livres, montent des programmes culturels, organisent des ateliers numériques, répondent aux questions du tout-venant ou produisent articles, dossiers, blogs, etc. ; les bibliothécaires universitaires développent des formations pour accroître les compétences informationnelles des étudiants, s’ingénient à organiser une veille à l’intention de la communauté universitaire, répondent eux aussi aux questions diverses, etc. Dans ces activités, tous sont d’abord aux côtés de ces publics, déployant des trésors d’ingéniosité pour débrouiller les demandes des utilisateurs, pour repérer les informations idoines, pour les accompagner : dans cette position, ils se montrent médiateurs des connaissances. Et, par rapport aux techniques et savoir-faire déployés par les data librarian,  ce sont d’autres compétences qui sont requises : dialogue, art de chercher, art d’écrire, sens de l’écoute, ouverture aux partenariats, sens de l’ergonomie, ouverture à la participation, capacité de production de contenus, etc. Si je devais caricaturer leurs positions respectives, je dirais que le bibliothécaire de données travaille sur le back-office, et que le bibliothécaire médiateur est plongé dans le front-office.

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Deux facettes d’un même métier ?

La dimension médiatrice du bibliothécaire immergé auprès de ses publics me semble une piste inestimable à l’heure où s’exaspèrent les tensions, les anathèmes, les incompréhensions, et – plus que la peur – le besoin de comprendre ce qu’on est et ce que sont les autres, ce qu’on croit savoir et ce qu’ils peuvent nous apprendre, bref vivre en partageant et en apprenant. A titre personnel, je reconnais suivre davantage ce chemin que celui du traitement des données. La ‘voie’ des données permet de travailler en profondeur sur l’organisation des données et les représentations qu’elles autorisent, la ‘voie’ de la médiation met l’accent sur les exigences socio-cognitives et sur l’immersion du bibliothécaire dans la collectivité. Chacune des deux voies offre des opportunités indéniables, et je pense indissociables… Il n’est besoin que de considérer comment médiation et outils de données s’interpénètrent dans ce qu’on appelle la médiation numérique d’information, si celle-ci ne se cantonne pas à accumuler les outils derrière lesquels se cacherait le bibliothécaire…

Comme je suis attaché à la richesse des potentialités de notre métier, j’ai tendance à croire que ces deux formes d’exercice, si différentes qu’elles puissent paraître, sont au fond deux volets d’une même activité. Et en effet les points communs sont nombreux sous l’angle des services de bibliothèques de statut public : comme la compréhension des données et de leur structuration est indispensable au médiateur qui veut promouvoir les savoirs comme accompagner les publics, et c’est en s’accordant aux besoins et pratiques des utilisateurs – chercheurs ou non – que le data librarian peut les assister au plus près de leurs besoins ; et dans les deux cas tous deux sont au service d’une collectivité et nourris des même exigences déontologiques, et tous deux ont besoin de développer une large et solide culture comme une grande curiosité.

Pourtant, je devine que la technicité de plus en plus sophistiquée du traitement des données entraîne les data librarians (?) vers une spécialisation accrue (notamment dans les champs de la recherche, des statistiques, des agences de données, etc.), comme je pressens que l’exigence sociale et les inquiétudes de nos contemporains réclament une forte attitude proactive et des compétences accrues dans le champ de la médiation des savoirs (bibliothèques universitaires étudiantes et bibliothèques publiques). J’espère seulement que les deux activités-métier ne s’ignoreront pas, et respecteront dans la spécialisation de l’autre la part importante qu’ils se doivent réciproquement pour conduire leurs propres tâches. Toutes deux sont appelés à voisiner et coopérer au service d’un même public, d’une même collectivité, toutes deux se croisent nécessairement : pas d’interfaces ou d’itération dans les résultats des traitements de données sans médiation d’accompagnement, pas d’activité de service documentaire sans utilisation de données solidement structurées et maîtrisées…

 

4 commentaires »

  1. je vais faire encadrer cet article je crois

    Commentaire par eric1871 — vendredi 6 février 2015 @ vendredi 6 février 2015

  2. Remarquable billet, Monsieur, merci. Un texte / outil pour essayer de faire comprendre et de senisibiliser certains contexte aux enjeux à la fois de la spécialisation et de l’interdépensdance des deux profils d’acteurs de nos bibliothèques que vous décrivez.

    Commentaire par Juliet22 — samedi 7 février 2015 @ samedi 7 février 2015

  3. Bonjour,
    je pense que la dichotomie que vous décrivez n’existera pas, en tous cas pas dans les bibliothèques universitaires. En Grande-Bretagne, le modèle du datalibrarian désigne un acteur au service de la recherche, qui organise sessions de formation et accompagnement personnalisé pour guider le chercheur dans la gestion et la diffusion de ses données. Même la gestion d’autorités auteurs pourrait faire aujourd’hui l’objet d’un service aux chercheurs, qui impliquerait un contact avec eux pour améliorer le signalement de leur production.

    Oui, certains manipulateurs de données resteront en back office…mais pas tous… je pense au contraire que la gestion des données deviendra un service.

    Commentaire par Arguyll — vendredi 5 juin 2015 @ vendredi 5 juin 2015

  4. Effectivement, Arguyll, vous avez raison pour ces experts-là. Le terme de « data librarian » reste en effet en bonne partie polysémique. Je faisais plutôt allusion aux « soutiers » des data… Merci en tout cas !

    Commentaire par bcalenge — vendredi 5 juin 2015 @ vendredi 5 juin 2015


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