De façon bizarre et réitérée, les questions que je posais sur la bibliothèque troisième lieu me reviennent à travers de multiples échanges, lectures, contacts. Tout aussi étrangement, elles se conjuguent avec des observations passionnées sur mon post-scriptum, qui promettait ma critique de la vogue du ‘learning center‘. Je l’avoue, ces questions me taraudent particulièrement, peut-être parce que me suis beaucoup consacré aux collections et aux politiques documentaires, et que ‘troisième lieu’ comme learning center posent des objectifs qui négligent justement parfois ces collections et parfois ces politiques documentaires.
Un déclic : la bibliothèque quatrième lieu
Je suis tombé sur un rapport de Victoria Péres-Labourdette (Agence Gutenberg 2.0), invoquant « La bibliothèque quatrième lieu », dans la bibliothèque numérique de l’enssib. La consultante questionne simultanément l’approche ‘troisième lieu’ (la réduisant à son acception vulgarisée, ce qui ne peut lui être reproché) et celle du learning center (voir pour ce dernier l’analyse limpide de Suzanne Jouguelet dans un rapport de l’IGB), pour en tirer la conclusion qu’il faut arriver à un nouvel horizon, la bibliothèque comme lieu d’apprentissage social, qu’elle nomme bibliothèque quatrième lieu !! Cela évidemment lui permet quelques prospectives dans le numérique et lui donne l’opportunité de revisiter des expériences variées soutenant son propos et encourageant l’adhésion à sa thèse ( à la seule aune des services en ligne ?), sans qu’on voie très bien comment cette nouvelle dimension reconfigure en profondeur la bibliothèque.
Si la démonstration laisse perplexe et même réticent, la superposition des attendus questionne, et plus encore la solution -si facile et donc si géniale ! – d’en conclure à la nécessité d’un nouveau paradigme.La bibliothèque quatrième lieu ! J’ai cru à un canular. Ce n’en était pas un. C’est plutôt une leçon d’anti-marketing : il ne faut jamais essayer de concurrencer une idée/concept en décalquant ses slogans, mais inventer un nouveau langage porteur de promesses ; les passages terminologiques délibérés de la bibliothèque à la médiathèque, ou de la bibliothèque au learning center en sont des bons exemples. Bref, rien de nouveau dans ce texte, mais des superpositions de slogans politico-bibliothécaires espérant faire naitre un nouveau slogan dominant.
Besoin perpétuel de réinventer les appareils à l’aune des horizons ?
Le regard politique a besoin de simplifier en une intention signifiante la complexité d’un projet social autant qu’historique. Et quand je parle du regard politique, j’y inclus la conviction citoyenne du moment (eh oui, il est des convictions citoyennes dont la force exigeante varie…), et bien sûr la dynamique collective des acteurs de la bibliothèque. Dans ces conditions, il est évidemment essentiel d’éclaircir les points de repère qui permettent à ce regard politique (et social et professionnel) de se projeter dans les perspectives et modalités de l’horizon proposé.
Avec cette grille de lecture, on peut segmenter/catégoriser/expliciter/décliner les axes de nos chers et successifs horizons d’espérances. Chacun de ces horizons sera évidemment et successivement encensé, mythifié, puis critiqué et repoussé, non pour son projet spécifique mais sous la pression des inéluctables évolutions de l’environnement : contexte social et culturel évolutif, projets politiques évolutifs, opportunités technologiques, émergences de formes alternatives, etc.
Cette succession d’espérances est très commune depuis l’époque des Lumières : parfois extraordinairement utopistes – Fourier,… -, parfois bouleversantes – La Commune,…; dans la sphère politique – Jaurès… – ou le discours bibliothécaire – émergence de la médiathèque … Elle répond au légitime besoin de donner du sens à son existence sociale en action. Le Nous cherche toujours de meilleures voies pour se manifester, et c’est heureux.
Les bibliothécaires ne sont jamais étrangers à ces tensions, utopies, idéaux sociaux et culturels donc politiques. Et c’est heureux aussi (le voudraient-ils qu’ils ne le pourraient pas, sous les injonctions conjuguées de leurs publics et de leurs tutelles).

encore merci, Le Libraire
Un lieu, deux lieux, trois lieux…
Et puis, à l’heure où il faut enfourcher un nouvel idéal, les vieux bibliothécaires comme je suis ne peuvent s’empêcher de considérer leurs successifs enfourchements, et puis ceux d’avant… Non pour dénigrer les petits jeunes : on a autrefois été parfois plus naïfs ou dogmatiques. Ni pour affirmer que toute cette agitation n’est que bruit inutile : ce serait être étrangement sourd aux tensions sociales et culturelles. Mais pour chercher dans ces enthousiasmes successifs des points de raccordement, en quelque sorte des nœuds qui permettent – en notre époque avide de modes successives – de rendre cohérente la lecture d’une action professionnelle à la fois ambitieuse et soucieuse de s’inscrire dans une histoire.
Pour cela, il faut bien sûr questionner les anciens idéaux en même temps que penser à l’avenir. J’apprécie la conclusion d’Anne-Marie Bertrand à son article du BBF sur « la médiathèque questionnée ?« , qui parcourt les heurs et malheurs d’un idéal aujourd’hui daté : « La médiathèque ne mérite ni excès d’honneur ni excès d’indignité. Elle n’est jamais que ce qu’en font, ensemble, le public, les élus et les bibliothécaires. Les questions que chacun d’eux se pose à son sujet sont évidemment diverses.
Peut-être, pour les bibliothécaires, la question la plus urgente, mais aussi la plus difficile, est-elle celle des priorités à défendre – c’est-à-dire celle des objectifs à atteindre ».
Construire des objectifs suppose d’engranger autrement qu’inconsciemment les engagements passés, qui au fond partageaient la même ambition que nous. Avant d’inventer un hypothétique quatrième lieu salvateur, il est utile et urgent de capitaliser les idées force des utopies bibliothécaires dans leur dimension diachronique et leurs expressions multiples.
Par exemple très rapide et trop partiel confronter les idées-force successives ou contemporaines des projets idéaux de la médiathèque, de la bibliothèque troisième lieu et du learning center… J’y reviendrai.
Et pas pour balayer un ancien modèle, mais pour intégrer consciemment de nouvelles ambitions et priorités majeures à une histoire longue, un capital de compétences accumulées, une représentation sociale et culturelle prégnante… Et l’enrichissement inestimable de la créativité et du renouvellement de tout cela, grâce à ces utopies génératrices de notre histoire bibliothécaire.