Ayant eu l’occasion de présenter la bibliothèque de Lyon à un groupe d’étudiants en bibliothéconomie Sciences de l’Information, j’ai inévitablement évoqué le Guichet du savoir, précisant que ce service apportait une réponse complète et précise à toute question. Et inévitablement est venue la sempiternelle question : « Mais est-ce que cela ne va pas à l’encontre de l’autonomie de l’usager ? »…
Parmi les mythes inamovibles du bibliothécaire de lecture publique, on trouve, à côté de la coopération, de la démocratisation, du refus de toute censure et tutti quanti, l’autonomie de l’usager. Parlons-en cinq minutes…
Il existe mille acceptions du terme ‘autonomie’ : si philosophiquement c’est la capacité d’agir par soi-même en étant son propre régulateur, le terme est davantage utilisé aujourd’hui dans d’autres contextes :
- dans le domaine des relations internationales, l’autonomie est un statut qui autorise une certaine latitude d’action législative et exécutive dans un cadre précis défini en relation avec celui qui confère l’autonomie (il est lui souverain, on le notera…) ;
- dans le domaine médico-social, on parlera d’un malade autonome lorsqu’il sera capable d’exercer lui-même certaines fonctions essentielles (se préparer un repas, se déplacer dans un espace social, se tenir propre, etc.). Dans ce cadre, la dimension de l’autonomie varie selon les situations des soignants (aliéniste, soignant des maladies séniles, chirurgien,…), donc le regard de celui qui décrètera une personne autonome ou non en fonction de ses propres critères ;
- pour le milieu éducatif, l’autonomie est une course à l’échalote constamment renouvelée : l’enseignant cherche une capacité de l’élève à assurer ses propres règles et procédures dans un milieu contraint, donc en fait à rendre siennes les règles et savoirs édictés par l’institution ;
- le milieu familial connait également la question : les parents encouragent l’autonomie de l’adolescent, donc sa capacité de réflexion, de décision et de comportement personnels … en conformité avec le cadre jugé acceptable par les parents !
Bref, pour reprendre une phrase de Paul Lafargue en 1881, « « Il y a autant d’autonomies que d’omelettes et de morales : omelette aux confitures, morale religieuse ; omelette aux fines herbes, morale aristocratique ; omelette au lard, morale commerciale ; omelette soufflée, morale radicale ou indépendante, etc. L’Autonomie, pas plus que la Liberté, la Justice, n’est un principe éternel, toujours identique à lui-même ; mais un phénomène historique variable suivant les milieux où il se manifeste ».
Et l’autonomie prônée en bibliothèque, qu’est-ce que c’est ? A la lumière des exemples ci-dessus, on devine que le voeu (honorable) d’une totale maitrise par chaque individu de lui-même, de son environnement et des ses besoins et moyens d’information – ce qui pourrait être nommé souveraineté – n’est pas la préoccupation unique des bibliothécaires, qui persistent à utiliser le terme autonomie à tort et à travers. De quoi s’agit-il alors ? Décortiquons le discours…
La maitrise du lieu institutionnel
Peut être déclaré autonome celui qui a intégré les codes et règles posées par l’institution : on ne crie pas, on ne gêne pas les autres, on respecte les dates de retour, et même on a une vague idée des parcours possibles entre les salles, avec leurs différentes autorisations d’accès. Bref, on possède le code social du lieu.
Rien de choquant là-dedans. tout espace social génère ses codes, et tout nouvel arrivant dans n’importe quel espace social (un théâtre, un ministère, une école, la sécurité sociale, un magasin de quartier, ou la bibliothèque !) « sent » en général cette nécessité d’usage collectif. Mais cette autonomie-là n’est pas un objectif bibliothécaire : elle relève de l’éducation familiale, scolaire, sociale de tout individu. A la bibliothèque la charge de rendre lisibles ces codes sans intervention humaine autre qu’exceptionnelle.
La maîtrise des outils de l’institution
Dans un domaine plus proche de l’activité bibliothécaire, on recherchera l' »autonomie » de l’usager à travers sa maîtrise du catalogue, des bases de données, du système de classification (etc.) posés a priori par les bibliothécaires pour faciliter l’accès des usagers aux documents et à leur contenu.
Pour avoir (très) longuement pratiqué ces outils bibliothécaires dans leurs interfaces et signalements offerts aux utilisateurs, je crois pouvoir affirmer que l’absence d’autonomie de ces derniers dans leur usage, éventuellement déplorée, révèle non une incapacité des utilisateurs, mais une déficience ergonomique, communicationnelle, voire conceptuelle des outils. Pitié, ne parlons plus formation des utilisateurs aux outils produits par les bibliothécaires ! Sauf cas très spécifiques – recherche avancée,… – la manipulation de « nos » outils devrait être aussi évidente que le décryptage des signaux routiers, le repérage dans une librairie, ou la fenêtre de requête d’un moteur de recherche !
La maîtrise des itinéraires de recherche documentaire
Nous en arrivons à la question qui tue : « Pourquoi apporter la réponse détaillée à un usager ? Il faut lui apprendre à chercher par lui même ! ». L’objection n’est pas stupide en elle-même, encore faut-il la contextualiser :
- Si l’utilisateur a nécessité de maîtriser une compétence (dans un cursus scolaire ou universitaire : savoir chercher, discriminer, construire sa bibliographie ou recueillir les documents pertinents pour son TPE…) ou dans un contexte social plus ordinaire (communiquer avec ses petits-enfants éloignés, rechercher un emploi,…), il est sans aucun doute nécessaire de se soucier de l’autonomie de l’utilisateur : la répétition de ses recherches ou son statut d' »apprenant » imposent à la bibliothèque la fourniture des moyens de lui permettre cette liberté de se mouvoir dans les contenus ou outils qui lui sont nécessaires quotidiennement. A souligner : l’individu emprisonné dans un cursus cherchera par tous moyens à contourner ses impératifs d’autonomie (« vous pouvez m’écrire mon devoir ? » ), l’individu avide de poursuivre son objectif personnel recherchera une assistance fondamentale aux compétences nécessaires (« vous pouvez m’apprendre à communiquer par mail ? »). La réponse institutionnelle de la bibliothèque ne peut évidemment être identique : au premier le détournement vers des techniques génériques adéquates à lui faire apprendre « son métier », au second la formation au savoir-faire dont il a un besoin urgent (et non l’écriture du mail à sa place) . Dans les deux cas on forme, mais pas dans le même contexte et c’est important !
- Enfin, l’utilisateur peut souhaiter une information ponctuelle, pour diverses raisons toujours circonstanciées et hors de ces injonctions pérennes (professionnelle : « chirurgien devant opérer demain, j’ai besoin des derniers articles sur la chirurgie du fémur en cas de traumatisme affectant les tendons » ; personnelle : « doctorant en physique, je cherche l’origine du prénom de ma copine » ; angoissée : « mon poisson rouge présente des taches blanches ; est-ce que c’est une maladie ? » ; consumériste : « mon tailleur en laine et lycra a été taché par des débris de pizza : comment le détacher ? » ; etc.). Il est évident que les demandeurs n’attendent pas une méthode ou une hypothétique autonomie, mais une réponse, et de préférence vite. Va-t-on conseiller au chirurgien de se plonger dans les annales des revues de condyloplastie ? au doctorant d’explorer les arcanes de l’onomastique ? à l’adolescente de découvrir les travaux vétérinaires ou biologiques ? à la passante de découvrir les arcanes de la teinturerie ? Et pourquoi pas à la fidèle lectrice qui désire un roman « dans le genre de XXX » d’entamer un cursus de littérature comparée ?!
Entre autonomie de l’usager et confort du bibliothécaire
L’argument de l’autonomie de l’usager me semble souvent être un faux-nez ‘facile’ qui excuserait l’absence du bibliothécaire de la scène où se meut le public. Les bibliothécaires universitaires savent pour la plupart que leur service accompagne le travail éducatif bien au-delà de l’offre documentaire, via des formations et des ateliers en ligne ou en présentiel (encore parfois certains incriminent l’absence d’autonomie des étudiants sans mesurer leur propre déficit d’investissement dans cette politique pro-active…).
Les bibliothécaires de lecture publique, quant à eux, doivent faire face à un contexte beaucoup plus diversifié :
– nombre de leurs utilisateurs sont des élèves ou étudiants dont ils attendent une capacité de recherche inégalement acquise ;
– mais beaucoup de leurs utilisateurs sont certes savants (ou en voie de l’être) dans un domaine spécifique, tout en se tournant vers la bibliothèque morsqu’ils s’aventurent hors de leur champ de compétence ;
– le ‘grand public’ avance en ordre dispersé, tantôt demandeur d’autonomie (!!), tantôt en recherche d’assistance personnelle…
L’argument de l’autonomie ne saurait revêtir un caractère universel dans cette diversité.
Comment s’y retrouver ?
Restons dans les bibliothèques publiques. Et restons dans l’autonomie.
Qu’est-ce qu’un usager autonome ? C’est sans aucun doute :
– une personne qui a accepté les codes sociaux en vigueur dans le lieu…
– qui se débrouille dans son champ de ‘compétence’ avec les outils dont elle dispose (fournis ou non par la bibliothèque) ;
– et…. c’est tout !
Autonomie voulue, autonomie subie
Dans les bibliothèques publiques, le seul argument d’autonomie impérative porté à l’encontre des utilisateurs peut être celui lié aux situations éducatives (et encore faut-il accompagner l’injonction des mesures pédagogiques ad hoc). Au-delà, les alternatives sont simples :
– ou l’utilisateur est expert dans le domaine qui l’intéresse, et il sera vite expert dans la maîtrise des itinéraires utiles (souvent bien plus d’ailleurs que le bibliothécaire) ;
– ou l’utilisateur est en demande explicite de formation à des outils ou processus de recherche ;
– ou il faut bien accepter d’aider, encore et encore, d’apporter la réponse,encore et encore…
Et qu’on ne vienne pas me dire qu’il faut toujours expliquer l’itinéraire de recherche dans les réponses patiemment élaborées ! Quand j’amène ma voiture en panne chez le garagiste, je me fiche de savoir si c’est le delco qui a bousillé le furnibule, je veux qu’elle marche !
Ou alors les bibliothécaires ont tous le rêve secret de disparaître pour laisser la place à des publics devenus bibliothécaires ? Si c’est le cas, nous surestimons notre métier – qui devrait être nécessaire à chacun et non un palliatif temporaire d' »inconnaissance passagère » !! – autant que nous le sous-estimons : notre métier est de servir, non de transformer chacun en serviteur de lui-même…
Qu’en pensez-vous ? (la suite plus tard…)