Dans un précédent billet, je m’interrogeais sur les valeurs symboliques attribuées au bibliothécaire par la vox populi. Soit dit en passant, je n’en faisais ni une prescription formatrice, ni une description de la réalité, ni une Cité radieuse professionnelle, mais un constat de ce qu’un quidam moyennement cultivé et imprégné d’une culture commune estime caractéristique de ce bibliothécaire imaginé. Ce billet m’a valu quelques discussions, d’ailleurs plus nombreuses dans la « vraie vie » que dans les commentaires au billet ou sur d’autres espaces électroniques. Piqué au vif par plusieurs questions, je souhaite -brièvement – livrer à votre sagacité une réflexion autant qu’une profession de foi.
J’ai tenté de répondre il y a peu à une chercheuse qui me demandait urgemment de donner en quelques mots-clés les « valeurs » du bibliothécaire. Dans ce genre de dialogue, il est parfois intéressant de procéder par élimination, bref de procéder à une gravure en taille d’épargne, pour dégager les traits véritablement saillants.
Mon interlocutrice me proposait notamment de poser l’exigence puissante du service public. J’ai répondu que cette exigence était partagée par tout cadre de la fonction publique : même si le bibliothécaire en est un, en quoi cette valeur le distingue-t-elle spécifiquement ?
Une autre personne, ailleurs, m’a suggéré sur le même thème que les capacités de négociation et de mobilisation étaient fondamentales : j’ai eu envie de lui conseiller de regarder du côté des cours de management.
D’autres ont pu me parler de culture : c’est bien connu, la capacité de discrimination et de promotion culturelle ne concerne strictement que les bibliothécaires !…
Et, mine de rien, ces dialogues hâtifs ont réactivé en moi une ancienne interrogation que j’ai jugé urgente de questionner à nouveau… L’heure étant aux professions de foi , j’en profite

Saint Jérôme, un des patrons putatifs des bibliothécaires...
Cette fois donc, je me suis proposé non d’évoquer l’imaginaire social, mais de convoquer les valeurs des bibliothécaires telles qu’elles fondent leur activité, sans me limiter à leur seule représentation sociale – (eh oui ! j’ose !!) . Bien sûr j’ai relu quelques textes connus qui traitent brillamment de la question, comme ceux d’Anne-Marie Bertrand ou de Dominique Arot…
Et puis, vaguement insatisfait, je me suis amusé à vouloir caractériser ces valeurs en 10 items maximum, pouvant être chacun résumé en une phrase lapidaire. Enfin, comme ces valeurs sont en même temps des exigences, je les ai tournées à l’impératif. La plupart reprennent, et c’est normal, l’imaginaire social de notre métier, en les affinant à l’aune de nos préoccupations contemporaines, des tensions mémorielles, sociales et prospectives qui nous conduisent à agir, bref en y intégrant notre généalogie et notre position sociale. J’ai également volontairement passé sous silence ces autres exigences partagées (normalement) par tous les cadres des fonctions publiques : la participation active aux politiques publiques, la capacité managériale, l’attention à la modernité, le souci du service public…
Et je suis arrivé, au terme de mon petit jeu, à composer ce « décalogue du bibliothécaire » – et je ne suis pas Dieu imposant à Moïse les Tables de la Loi ! – :
- 1 – Tu voudras identifier les besoins de connaissance dans ta communauté : le travail bibliothécaire n’est jamais disjoint de ses publics. Qu’on exerce dans une bibliothèque de recherche ou dans une bibliothèque publique, ce sont les besoins cognitifs de nos utilisateurs qui guident nos travaux.
- 2 – Tu vérifieras l’authenticité des savoirs que tu proposes : le bibliothécaire présente cette différence absolue d’avec Internet qu’il source ses informations, en signale les variations et les détournements, en décrit et respecte la singularité.
- 3 – Tu garantiras la mémoire de ta communauté en son actualité : être bibliothécaire est nécessairement conserver la trace, pour assurer un lien dynamique entre l’hier et le maintenant, faire dialoguer les publics d’aujourd’hui avec les citoyens d’hier comme proposer la parole d’hier à ses contemporains.
- 4 Tu structureras et organiseras les savoirs : un document (matériel ou numérique) n’est pas une donnée achevée pour le bibliothécaire. Il doit en engager une structuration qui le rendra apte à la dissémination, au regroupement, à l’identification.
- 5 – Tu proposeras tous les savoirs sans en restreindre aucun de ta propre initiative : qu’un écrit jugé révoltant se présente, il conviendra de le mettre en débat et en confrontation sans l’exclure, les textes proscrits au plus haut niveau par l’autorité collective devant faire l’objet d’une communication particulière.
- 6 – Tu feras dialoguer ces savoirs par leur mise en relation critique : un bibliothécaire est un créateur de liens hypertextuels. Tout savoir mérite d’être confronté à d’autres par le jeu de dispositions diverses, que ce soit à travers leur apparentement physique, leur organisation en bibliographies, leur confrontation in vivo dans des débats,…
- 7 – Tu seras médiateur des connaissances en respectant l’individualité des besoins de chacun : être bibliothécaire n’est pas amasser un trésor de savoirs organisés, c’est transmettre. Mais transmettre n’est pas prescrire : le bibliothécaire construit sa proposition de transmission dans le respect de la priorité cognitive de son interlocuteur.
- 8 – Tu favoriseras le partage des connaissances : si le bibliothécaire doit être un créateur de liens hypertextuels entre les savoirs, il doit aussi transcrire cette compétence interconnective auprès des publics qu’il sert. Le savoir n’est rien sans ceux qui l’amplifient en se la partageant, car le bibliothécaire tire sa légitimité de la commensalité.
- 9 – Tu engageras ta compétence et ta responsabilité dans les entreprises collectives poursuivant ces objectifs : le bibliothécaire n’est ontologiquement jamais seul, il s’inscrit dans des organisations et des réseaux qui poursuivent collectivement des projets de partage des savoirs, au sein desquels il peut trouver une place active facilitant l’exercice de ses valeurs : au premier chef les autres acteurs de l’entreprise bibliothèque au sein de laquelle il exerce ses talents et dans laquelle il joue une partition coordonnée. et aussi moult associations, consortiums, enseignants, et partenaires divers.
- 10 – Tu veilleras à être toujours curieux des tensions qui agitent la société, et curieux des savoirs d’hier, des savoirs d’aujourd’hui, des projections de l’imaginaire : brassant conjointement le service à une population et une foultitude de savoirs, le bibliothécaire doit garder éveillée la première qualité qui lui sera demandée, une curiosité active et vivante, et universelle. Pour paraphraser Térence : « comme bibliothécaire, rien d’humain ne m’est étranger« .

Ces valeurs pourraient être qualifiées de compétences en d’autres circonstances. Mais il me semble que ces exigences relèvent d’une autre dimension, toutes et ensemble indissociables de la définition d’une éthique du bibliothécaire, même si l’alchimie de leur combinaison revêt des manifestations très diverses dans l’exercice professionnel.
Ceci dit, ce n’est qu’un billet dans un carnet de notes, et non une démonstration. Bref, une réflexion initiale que je vous livre (et qui m’a quand même demandé quelques heures de trituration de cerveau !)…
Vous avez le droit (que dis-je ? le devoir !) de critiquer, d’amender, d’enrichir, de restreindre… mais pas d’ajouter. Dix commandements du bibliothécaire, c’est bien assez. Alors respectez la règle du jeu : un commandement ajouté = un commandement retiré ! C’est comme pour un désherbage bien conduit !