Bertrand Calenge : carnet de notes

lundi 16 avril 2012

Valeurs du bibliothécaire (addendum) : un décalogue ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ lundi 16 avril 2012

Dans un précédent billet, je m’interrogeais sur les valeurs symboliques attribuées au bibliothécaire par la vox populi. Soit dit en passant, je n’en faisais ni une prescription formatrice, ni une description de la réalité, ni une Cité radieuse professionnelle, mais un constat de ce qu’un quidam moyennement cultivé et imprégné d’une culture commune estime caractéristique de ce bibliothécaire imaginé. Ce billet m’a valu quelques discussions, d’ailleurs plus nombreuses dans la « vraie vie » que dans les commentaires au billet ou sur d’autres espaces électroniques. Piqué au vif par plusieurs questions, je souhaite -brièvement – livrer à votre sagacité une réflexion autant qu’une profession de foi.

J’ai tenté de répondre il y a peu à une chercheuse qui me demandait urgemment de donner en quelques mots-clés les « valeurs » du bibliothécaire. Dans ce genre de dialogue, il est parfois intéressant de procéder par élimination, bref de procéder à une gravure en taille d’épargne, pour dégager les traits véritablement saillants.

Mon interlocutrice me proposait notamment de poser l’exigence puissante du service public. J’ai répondu que cette exigence était partagée par tout cadre de la fonction publique : même si le bibliothécaire en est un, en quoi cette valeur le distingue-t-elle spécifiquement ?

Une autre personne, ailleurs, m’a suggéré sur le même thème que les capacités de négociation et de mobilisation étaient fondamentales : j’ai eu envie de lui conseiller de regarder du côté des cours de management.
D’autres ont pu me parler de culture : c’est bien connu, la capacité de discrimination et de promotion culturelle ne concerne strictement que les bibliothécaires !…

Et, mine de rien, ces dialogues hâtifs ont réactivé en moi une ancienne interrogation que j’ai jugé urgente de questionner à nouveau… L’heure étant aux professions de foi , j’en profite smileys Forum

Saint Jérôme, un des patrons putatifs des bibliothécaires...

Cette fois donc, je me suis proposé non d’évoquer l’imaginaire social, mais de convoquer les valeurs des bibliothécaires telles qu’elles fondent leur activité, sans me limiter à leur seule représentation sociale – (eh oui ! j’ose !!smileys Forum) . Bien sûr j’ai relu quelques textes connus qui traitent brillamment de la question, comme ceux d’Anne-Marie Bertrand ou de Dominique Arot
Et puis, vaguement insatisfait,  je me suis amusé à vouloir caractériser ces valeurs en 10 items maximum, pouvant être chacun résumé en une phrase lapidaire. Enfin, comme ces valeurs sont en même temps des exigences, je les ai tournées à l’impératif. La plupart reprennent, et c’est normal,  l’imaginaire social de notre métier, en les affinant à l’aune de nos préoccupations contemporaines, des tensions mémorielles, sociales et prospectives qui nous conduisent à agir, bref en y intégrant notre généalogie et notre position sociale. J’ai également volontairement passé sous silence ces autres exigences partagées (normalement)  par tous les cadres des fonctions publiques : la participation active aux politiques publiques, la capacité managériale, l’attention à la modernité, le souci du service public…

Et je suis arrivé, au terme de mon petit jeu, à composer ce  « décalogue du bibliothécaire » – et je ne suis pas Dieu imposant à  Moïse les Tables de la Loi !smileys Forum – :

  • 1 – Tu voudras identifier les besoins de connaissance dans ta communauté : le travail bibliothécaire n’est jamais disjoint de ses publics. Qu’on exerce dans une bibliothèque de recherche ou dans une bibliothèque publique, ce sont les besoins cognitifs de nos utilisateurs qui guident nos travaux.
  • 2 – Tu vérifieras l’authenticité des savoirs que tu proposes : le bibliothécaire présente cette différence absolue d’avec Internet qu’il source ses informations, en signale les variations et les détournements, en décrit et respecte la singularité.
  • 3 – Tu garantiras la mémoire de ta communauté en son actualité : être bibliothécaire est nécessairement conserver la trace, pour assurer un lien dynamique entre l’hier et le maintenant, faire dialoguer les publics d’aujourd’hui avec les citoyens d’hier comme proposer la parole d’hier à ses contemporains.
  • 4  Tu structureras et organiseras les savoirs : un document (matériel ou numérique)  n’est pas une donnée achevée pour le bibliothécaire. Il doit en engager une structuration qui le rendra apte à la dissémination, au regroupement, à l’identification.
  • 5 – Tu proposeras tous les savoirs sans en restreindre aucun de ta propre initiative : qu’un écrit jugé révoltant se présente, il conviendra de le mettre en débat et en confrontation sans l’exclure, les textes proscrits au plus haut niveau par l’autorité collective devant faire l’objet d’une communication particulière.
  • 6 – Tu feras dialoguer ces savoirs par leur mise en relation critique : un bibliothécaire est un créateur de liens hypertextuels. Tout savoir mérite d’être confronté à d’autres par le jeu de dispositions diverses, que ce soit à travers leur apparentement physique, leur organisation en bibliographies, leur confrontation in vivo dans des débats,…
  • 7 – Tu seras médiateur des connaissances en respectant l’individualité des besoins de chacun : être bibliothécaire n’est pas amasser un trésor de savoirs organisés, c’est transmettre. Mais transmettre n’est pas prescrire : le bibliothécaire construit sa proposition de transmission dans le respect de la priorité cognitive de son interlocuteur.
  • 8 – Tu favoriseras le partage des connaissances : si le bibliothécaire doit être un créateur de liens hypertextuels entre les savoirs, il doit aussi transcrire cette compétence interconnective auprès des publics qu’il sert. Le savoir n’est rien sans ceux qui l’amplifient en se la partageant, car le bibliothécaire tire sa légitimité de la commensalité.
  • 9 – Tu engageras ta compétence et ta responsabilité dans les entreprises collectives poursuivant ces objectifs : le bibliothécaire n’est ontologiquement jamais seul, il s’inscrit dans des organisations et des réseaux qui poursuivent collectivement des projets de partage des savoirs, au sein desquels il peut trouver une place active facilitant l’exercice de ses valeurs : au premier chef les autres acteurs de l’entreprise bibliothèque au sein de laquelle il exerce ses talents et dans laquelle il joue une partition coordonnée. et aussi moult associations, consortiums, enseignants, et partenaires divers.
  • 10 – Tu veilleras à être toujours curieux des tensions qui agitent la société, et curieux des savoirs d’hier, des savoirs d’aujourd’hui, des projections de l’imaginaire : brassant conjointement le service à une population et une foultitude de savoirs, le bibliothécaire doit garder éveillée la première qualité qui lui sera demandée, une curiosité active et vivante, et universelle. Pour paraphraser Térence : « comme bibliothécaire, rien d’humain ne m’est étranger« .

Ces valeurs  pourraient être qualifiées de compétences en d’autres circonstances. Mais il me semble que ces exigences relèvent d’une autre dimension, toutes et ensemble indissociables de la définition d’une éthique du bibliothécaire, même si l’alchimie de leur combinaison revêt des manifestations très diverses dans l’exercice professionnel.

Ceci dit, ce n’est qu’un billet dans un carnet de notes, et non une démonstration. Bref, une réflexion initiale que je vous livre (et qui m’a quand même demandé quelques heures de trituration de cerveau !)…

Vous avez le droit (que dis-je ? le devoir !smileys Forum) de critiquer, d’amender, d’enrichir, de restreindre… mais pas d’ajouter. Dix commandements du bibliothécaire, c’est bien assez. Alors respectez la règle du jeu : un commandement ajouté = un commandement retiré ! C’est comme pour un désherbage bien conduit !

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samedi 14 avril 2012

Ah, les politiques publiques !…

Filed under: Non classé — bcalenge @ samedi 14 avril 2012

L’A.B.F. a placé son congrès 2012 sous le thème « La bibliothèque, une affaire publique« .
En cette période d’élections présidentielles, le sujet est d’actualité. Même si je constate la grande prudence des principaux candidats non sur la question même des bibliothèques (superbement ignorées, mais ça ne me choque pas…), mais sur les questions qui taraudent les bibliothécaires, comme la liberté d’accès à l’information ou une vraie ambition culturelle ou éducative.

Les bibliothécaires posent à juste titre la question publique au cœur de leurs exigences. Publique – si  la bibliothèque releve de pouvoirs publics –  elle l’est par le statut de l’institution, elle l’est également par notre propre statut d’agent public, elle l’est surtout par l’universalité critique du service attentif que nous devons offrir aux membres de la collectivité qui nous gère en tant que professionnels et institutions.

Qu’en est-il des moyens par lesquels l’action s’incarne ? Eux relèvent de la sphère commerciale, qu’ils soient ordinateurs, documents, ou même contractuels et vacataire, même si leur « acquisition » passe par des règles strictes (appels d’offres ou contractualisations). Et si on s’énerve volontiers au sujet des méandres administratifs nécessaires pour obtenir ces moyens, ils sont considérés d’abord comme des auxiliaires (voire comme des contraintes : ah, les méandres des marchés publics ou les règles des recrutements !), non comme des acteurs nécessaires à cette « affaire publique ».

Entre le séculier et le régulier ?

Ce paysage crée un clivage profond entre d’une part  le téléologique (i.e. un statut institutionnel qu’on espère pérenne joint à la tension d’une intention culturelle) et d’autre part le contingent (les bêtes moyens…). Plus encore,, il crée un autre clivage référentiel, entre « ce qui relève de notre mission » et « ce que le contexte institutionnel nous impose »…

Voilà un nouvel avatar de la distinction entre le dedans et le dehors : au dedans les acteurs légitimes et la conviction d’une utilité immanente qui passe toutes les modes et toutes les organisations, au dehors les contraintes apportées, utilisées, voire contournées, des contingences réglant les modalités d’exécution de cette téléologie. On aurait presque  l’impression de remplir une mission « malgré » les injonctions explicites ou tacites.

Parler de politiques publiques ne saurait ignorer cette double dimension de l’intention et de la nécessité. Si les « politiques publiques » sont affirmées impératives tant dans la définition des objectifs de travail que dans leur destination,  on les assène souvent comme un commandement externe, et on les voit comme une contrainte (au même titre que l’obligation des marchés publics). Combien de bibliothécaires se sont indignés de ne pas recevoir le juste appui à leur projet évidemment pertinent !

Ces politiques publiques, lorsqu’elles sont brandies « d’en haut » comme un impératif catégorique gérant nos entreprises, se révèlent redoutables si elles apparaissent plus comme une doxa que comme une exigence de penser les modalités mêmes de notre activité. Ce faisant, elles peuvent ressembler plus à Zeus porteur de foudre qu’à Athéna porteuse d’intelligence. Elles deviennent alors parfois des alibis managériaux (volontiers invoqués en légitimation d’entreprises hasardeuses), et parfois des contraintes vécues comme extérieures à la fonction bibliothécaire.

Poser les politiques publiques dans le champ professionnel ?

Tous les discours n’entretiennent pas cette ambiguïté, loin de là. Mais j’aimerais qu’on insiste toujours sur le contexte de ces impératives et fondatrices  « politiques publiques » :

  • la bibliothèque, quelle que soit son ambition diachronique, existe ici et maintenant. Cette affirmation ne signifie nullement que seuls comptent l’ici et maintenant, mais que toutes les convictions culturelles et éducatives des bibliothécaires doivent s’incarner modestement dans un ici et maintenant, en accepter les règles, en rechercher les meilleures modalités, et n’oublier jamais qu’ils ne sont qu’un moment dans l’histoire de la société qu’ils servent (ce qui est sans doute le plus difficile : il est toujours frustrant de s’imaginer attelé à semer des graines… que d’autres récolteront peut-être).
  • L’injonction globalisante des « politiques publiques » ne doit pas faire illusion. Dans le mille-feuille des compétences dévolues aux diverses instances des pouvoirs publics (président d’université, maire, président de conseil général, et tutti quanti...), on peut relever qu’il n’existe pas ‘une’ politique publique, mais une quantité d’injonctions plus ou moins prescriptives. Par exemple, la même municipalité choisira de faire porter son effort vers la socialisation des personnes âgées, mais sans oublier la petite enfance et la légitime disponibilité due aux citoyens contraints par leur activité professionnelle. Une politique publique, vraiment ? Tout au plus un conglomérat de micro-politiques publiques conciliant la réalité multiforme de demandes sociales avec un tricotage de projets et processus variés tentant de répondre à ces besoins. Il ferait beau voir qu’un bibliothécaire, répondant activement à une volonté politique de service aux personnes âgées, en déduise qu’il peut impunément délaisser totalement la petite enfance !! Ce serait dangereusement cantonner la bibliothèque à un segment opérationnel et à celui-là seulement, lui interdisant implicitement de s’aventurer vers d’autres priorités elles aussi  politiques.
  • Les bibliothécaires participent activement à la définition des politiques publiques.  Il serait erroné de penser que les politiques publiques s’élaborent extérieurement à la bibliothèque. Ce sera le cas si elle n’est pas force d’action positive et n’intervient pas dans le grand ballet qui permet d’ébaucher l’appareil opératoire collectif qu’on appellera ensuite « politiques publiques ». Il est important de se battre pour faire valider les points cruciaux améliorant le ‘vivre ensemble’ et légitimant la confiance apportée aux institutions publiques par les populations qu’elles servent (c’est-à-dire, tout bonnement, l’intention de ces fameuses politiques publiques).

Et dans ces conditions les politiques publiques deviennent bien centrales.

Enfin, je crois….

dimanche 1 avril 2012

Des bibliothèques sans bibliothécaires ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ dimanche 1 avril 2012

Au dernier salon du livre de Paris, le ministère de la Culture avait organisé une table ronde sur le thème « Faut-il encore des bibliothécaires ? ». Sans me prononcer sur cette question inquiète, j’ai envie d’aborder la question par son angle inversé : « Faut-il des bibliothèques sans bibliothécaires ? »…

Les bibliothèques ? Le discours convenu sur celles-ci met au premier plan leur richesse documentaire. Tel s’émerveille du nombre de documents rassemblés, tel autre s’enorgueillit d’un patrimoine ancien. Cela pouvait se comprendre lorsque le seul accès à une documentation accumulée ne pouvait passer que par des collections locales, dont l’importance reflétait symboliquement la capacité de connaissance d’une population localement située. Le nombre de documents (au sens de « trace d’un évènement accessible par un contrat de lecture » – d’après Jean-Michel Salaün) perd son sens au regard du flot des informations accessibles grâce à la Toile.

Pourtant, les autorités continuent d’entretenir des bibliothèques, et même en construisent assidûment de nouvelles. Si leur discours porte essentiellement sur la dimension sociale du lieu (ici des « troisièmes lieux« , là des « learning centers« ),  on pourrait s’étonner que l’action publique ne s’oriente pas  plutôt vers d’autres espaces ouverts moins coûteux en fonctionnement (ici des salles polyvalentes, la des cafétérias, par exemple). Or le succès est au rendez-vous !

Ce qui laisse entrevoir que, peut-être, l’intérêt des bibliothèques ne résiderait pas seulement dans leur richesse documentaire, mais tiendrait ‘quelque part’  à une composante étrange de leur avantage décisif.

Qu’est-ce qu’un espace social ?

Tiens, un mot-valise (encore) ! Laissons de côté la considération statique de l’expression, qui y voit un espace autorisant le voisinage entre personnes non mues par un intérêt relationnel commun. D’autres approches plus dynamiques existent, qui considèrent des dispositifs permettant de « faire société« , favorisant la confrontation d’individus avec d’autres personnes – ou plutôt la création du lien (dialogue, échange, …) entre ces personnes, mais toujours non motivées par un intérêt relationnel commun. Par cette dernière définition, j’écarte les situations commensales que connaissent tous les humains (sauf l’Enfant sauvage) à travers les relations familiales, amicales, associatives, scolaires, commerciales, de travail… et j’accueille ce dialogue libéré qu’est idéalement le dialogue démocratique.

Or l’expérience prouve qu’il n’existe pas de tel espace commun vivant qui ne propose pas malgré tout un intérêt partagé : voisinage n’est pas société, et la plus-value apportée par l’échange à la construction du lien social nécessite un minimum de motivations partagées que le dispositif permet de mobiliser. On pourrait donner l’exemple de la rue, espace de concurrence indifférente par excellence, où chacun vaque à ses occupations sans se préoccuper d’autrui (mis à part « avance, connard ! » ou autres « qu’il est mal élevé ce gosse ! » smileys Forum ). Inversement, l’église représentait autrefois un tel espace social, où l’occasion religieuse permettait d’échanger en se fondant sur la conviction de parler entre personnes conniventes, ou plus simplement de se sentir bien dans cette dimension de communion implicite.

Toute la question est donc : qu’est-ce qui fait lien ? Apparemment, les salles polyvalentes comme les cafétérias ne suffisent pas à dynamiser cette communion, pourtant ressentie comme nécessaire par tous les décideurs comme élément de fédération d’une collectivité. La bibliothèque, cet espace ouvert à tous sans condition d’âge ou de ressources économiques – et pourtant beaucoup plus onéreuse pour les deniers publics que les deux exemples cités, même si elle ne tient pas buvette – marque des points. A quoi cela est-il du ? La présence des collections ?

Qu’est-ce qu’une ressource documentaire ?

Reprenons donc notre questionnement sous un autre angle, pour interroger le succès inattendu de la bibliothèque en matière de réponse à cette nécessité d’espace social. Ses collections, tellement accointées à l’imaginaire de la bibliothèque, en seraient-elles le moteur ? Sauf que ces collections voient leur intérêt informatif battu en brèche par le flux des ressources électroniques, et se sont même vues un moment prédire leur agonie au regard de la quantité d’information qu’elles proposent.

Cette ‘information’ , qu’est-elle ? Pendant longtemps, on a assimilé le support matériel du livre (du disque, …) à l’information. Aujourd’hui, on mesure la masse des signes textuels véhiculés à l’aune du quantitatif (hier des volumes, aujourd’hui des octets : mais dans les deux cas on parle de pages !!). Et tout naturellement, on pose en parallèle la faible densité locale de collections particulières et le maelström des flots électroniques. Or les collections d’une bibliothèque ne semblent guère ‘porteuses’ lorsqu’il s’agit de parier sur l’avenir, même si elles connaissent encore bien des adeptes. Le succès de la plupart des bibliothèques ne semble guère corrélé à leur potentiel de ressources documentaires…

Chaque fois que j’entends parler de ressources documentaires, des comparaisons irrépressibles me viennent à l’esprit. Les « ressources humaines » par exemple. Ma carrière m’a conduit à rencontrer plusieurs professionnels de ce domaine attentifs à la gestion des ressources humaines vues comme un capital à disposer et promouvoir harmonieusement pour qu’elles puissent donner le meilleur d’elles-mêmes, en plein respect de leur personnalité et de leurs capacités, et en pleine adéquation avec les objectifs de leur institution. J’ai eu le sentiment que ces personnes souhaitaient au fond non pas « gérer du personnel », mais mobiliser et améliorer des compétences volontaires au service d’un objectif collectif.

Et si les « ressources documentaires » ne fonctionnaient pas autrement ? Comparaison n’est pas raison, certes. Mais si, somme toute, l’information encapsulée (dans un livre, un disque, une mémoire informatique…) n’était qu’une action en devenir à mobiliser ? De mon point de vue, l’information n’est pas une donnée, c’est un ensemble de signes construit dans un contexte de production spécifique : ici un livre, là un article, là encore un discours, ou encore un film, une musique, une base de données, etc. Mais pour un bibliothécaire cette information n’accède à l’existence qu’à travers le sujet qui s’en est emparé et se l’est approprié. Je propose de passer du document ou de l’information à la provocation de connaissance, comme appropriation et interprétation des données informatives véhiculées.

Le discours/action  du bibliothécaire

Considérons à nouveau nos deux pôles hâtivement explorés « bibliothèque-lieu ouvert » et « collection-connaissance », pour nous interroger sur la raison qui semble donner un avantage décisif à la bibliothèque comme espace pertinent dès qu’il s’agit de faire société. D’une part ce type de lieu veut accueillir indifféremment l’enfant et le SDF, d’autre part ses espaces ne connaissent a priori que la sage et neutre concurrence des documents de la collection ou des ordinateurs disposés en ce même lieu. Bref, la bibliothèque apparaît à un oeil non averti comme un lieu ouvert neutre, les collections n’offrant qu’une dimension décorative.
Comme on n’a pas tenté d’expérimenter la cafétéria agrémentée d’ouvrages, ni  la salle polyvalente garnie de rayonnages, et que la bibliothèque affirme son succès, je peux lancer l’hypothèse qu’est à l’oeuvre une dynamisation de cette dernière qui, justement, dépasse le voisinage pour accéder à la commensalité.

Et si l’action bibliothécaire était en quelque sorte le ferment qui fait lever la pâte (ou le fouet qui fait prendre la mayonnaise … smileys Forum  ) ? Disposer, classer, organiser l’espace, disséminer l’institution en des services attentifs, provoquer la surprise par des manifestations évènementielles, répondre aux questions, proposer des découvertes, accompagner le novice ou l’inquiet, apporter son expertise spécifique aux autres experts… Les bibliothécaires sont partout dans la bibliothèque (et parfois au-delà !   ), qu’on les voie en première ligne ou guère. Faites l’expérience – c’est mon côté enseignant – : repérez dans une bibliothèque anonyme les traces que laissent les bibliothécaires de leur activité accompagnatrice. L’exercice est intéressant : même en l’absence de ce qu’on appelle volontiers les « services innovants », vous comprendrez que cette action est omniprésente (et peut-être pourquoi, si c’est bien conduit, cette bibliothèque accueille autant de monde !).

La bibliothèque n’est pas qu’un lieu qui abrite des livres (malgré son étymologie), c’est ou ce doit être un espace commun qui crée société autour de tous ces savoirs qui fédèrent le goût pour la connaissance d’une collectivité singulière. Faire société, fédérer, ce n’est pas au fond une question d’espace aménagé ni de collections matérielles, c’est une question de bibliothécaires. Peut-être pas ceux que nous avons connu ni ceux que nous imaginons, certainement pas solitairement ancrés dans leur entreprise. Alors que tout est aujourd’hui document (Jean-Michel Salaün écrit même que « ‘je’ est un document »), qui fera connaissance ?

Je ne sais pas comment évolueront le métier et les fonctions des bibliothécaires, mais je ne pense pas que les bibliothèques existeront sans eux. Les collections migreront sans doute en bonne part vers le numérique, mais l’exigence d’un espace social dynamisé autour de la connaissance devrait perdurer.

C »est pourquoi, à la question qui a engagé ma réflexion   « faut-il des bibliothèques sans bibliothécaires ? », je réponds que le stock n’a jamais créé de connaissance. Et à cette autre question liminaire « faut-il encore des bibliothécaires ? », je dois répondre « oui, si vous voulez conserver des lieux qui fassent société ». Bref, des bibliothèques…

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