Simultanément ou presque, je rencontre cette semaine un mémoire sur les compétences territoriales en matière de lecture publique, à l’occasion des soutenances de mémoires DCB à l’enssib, et le dernier billet de Dominique Lahary faisant le point sur « la lecture publique intercommunale en 10 leçons« . Ajoutez à cela l’actualité politique qui valide la création des métropoles, le serpent de mer du débat sur les compétences croisées des différents niveaux d’administration locale, et une ambiance de campagne électorale qui débute sur fond de municipales et, par conséquent, d’intercommunalité.
Le cadre de la lecture publique
La définition de cette expression courante est très large, si j’en crois Wikipedia : « La lecture publique est l’ensemble des actions menées autour du livre et de la culture de l’écrit en général. Elle est traditionnellement conduite par le monde des bibliothèques. » La notion est tout sauf évidente, et sa définition première est bien oubliée, telle que le rappelait en 1967 le rapport Dennery sur « la lecture publique en France » :
« En fait, il faut entendre lecture « publique » au sens où l’on prenait autrefois l’instruction « publique » : de même qu’il a tenu à offrir à tous les moyens gratuits de s’instruire, l’État considère qu’il est de son devoir de mettre à la disposition de chaque citoyen les ouvrages dont la lecture peut être agréable ou utile, en enrichissant sa personnalité et en le préparant mieux à son rôle dans la société. Ce sont les principes mêmes qu’a fixés un manifeste de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture : Essentiellement destinée à assurer l’éducation des adultes, la bibliothèque publique doit également compléter l’ œuvre de l’école en développant le goût de la lecture chez les enfants et les jeunes gens… C’est un centre d’éducation populaire offrant à tous une éducation libérale. »
L’appellation originelle étant « bibliothèques de lecture publique », c’est donc par un raccourci abusif que les bibliothèques territoriales se définissent comme « bibliothèques publiques », comme le rappellent régulièrement les responsables des bibliothèques universitaires, qui revendiquent eux aussi cette qualification comme étant également de statut public. La lecture publique couvre en fait l’ensemble des dispositifs visant à mettre en œuvre une volonté politique singulière d’éducation populaire, laquelle se définit comme une éducation du corps social en dehors des dispositifs formels de l’enseignement public (ce qui au passage exclut cette fois-ci les bibliothèques universitaires 😉 ).
La lecture publique, ce sont les bibliothèques municipales ?
De raccourci en raccourci, on en vient volontiers à dire que la lecture publique, ce sont les bibliothèques municipales et intercommunales. En effet, ce sont elles qui accueillent du public en dehors des cadres éducatifs institués. A trop regarder l’arbre, on ne voit plus la forêt ! Certes, les bibliothèques représentent des lieux particulièrement propice à la dynamisation cognitive et relationnelle du corps social, mais pourquoi revendiquer une telle exclusivité ? Les bibliothécaires passent leur temps à expliquer l’importance du travail souterrain nécessaire pour que le succès public des bibliothèques soit assuré, comme en témoignent les récents débats générés par la pétition de Bibliothèques sans frontières, « Ouvrons plus les bibliothèques ». C’est donc que la lecture publique ne se cantonne pas à des lieux dotés de documentation et largement ouverts au public !
La lecture publique est plus complexe que cela, c’est un appareil de mise en œuvre de la politique de lecture publique dont les bibliothèques municipales sont un aboutissement évident, mais ne sont pas le seul (j’y reviendrai plus loin) : la lecture publique, c’est aussi les BDP qui sans accueillir le public renforcent les moyens documentaires des petites BM, leur apportent expertise et formation, leur permettent d’offrir aux publics des services complémentaires ; la lecture publique, c’est aussi le réseau des agences régional du livre qui favorisent les coopérations, conduisent des enquêtes, etc. ; la lecture publique, ce sont aussi les dispositifs logistiques de soutien à cette activité : apport de cyberbases par la Caisse des Dépôts, offre de notices bibliographiques par la BnF, subventions de l’État et des autres collectivités pour les acquisitions, les constructions, les améliorations, etc. Il est indispensable d’envisager la lecture publique comme une galaxie relationnelle, et non comme un ensemble de points ouverts au public…
Intercommunalité, subsidiarité, et autres complexités
Dans ces conditions, il va de soi qu’il est impossible de définir aujourd’hui ce que serait une « compétence lecture publique » relève de la mission impossible, sauf à en appauvrir singulièrement la richesse, et à en décomposer très précisément (trop ? je me méfie 😉 ) les différentes composantes, au risque de brider le champ des possibles. Les débats actuels sur les soubresauts des collectivités territoriales doivent être abordés avec prudence dès qu’on aborde le terrain de la lecture publique.
L’intercommunalité en est un bon exemple, sur lequel j’ai déjà glosé : au début, l’État a naïvement pensé qu’une bibliothèque intercommunale était un bloc uniforme se substituant totalement aux bibliothèques municipales pré-existantes. Pourtant on sait bien aujourd’hui, comme je l’avais montré pour Rhône-Alpes, qu’il y a presque autant de cas de figures que d’intercommunalités en matière de lecture publique : une fusion totale parfois, une mutualisation d’outils logistiques parfois encore, l’émergence d’une bibliothèque singulière à la vocation référentielle sans abolition des bibliothèques locales encore là, etc. Chaque groupe de collectivités municipales organise ses propres modes de collaboration dans le respect des compétences qui lui sont dévolues : or pour la lecture publique, comme il n’y a pas de compétence affectée à des niveaux précis d’administration (le transfert des BCP – ex-BDP – aux départements n’entrainant aucune attribution réglementaire de compétence spécifique), donc on se débrouille, on s’épaule, on négocie…
Parlons également de la subsidiarité, ce principe européen de bon sens qui « consiste à réserver uniquement à l’échelon supérieur – ici l’Union européenne (UE) – uniquement ce que l’échelon inférieur – les États membres de l’UE – ne pourrait effectuer que de manière moins efficace » (réf. Vie Publique), le bon sens voulant l’appliquer à la question des attributions des différents niveaux de collectivités territoriales. Comme la puissance publique nationale a acté la réalité de la décentralisation depuis 1986, ces différents niveaux des collectivités territoriales ont composé un réseau chatoyant d’interventions enchevêtrées dont on constate aujourd’hui que somme toute elles sont très cohérentes. Nulle part ou presque deux bibliothèques relevant de collectivités n’ouvrent leurs portes au même public et de la même façon. Il existe heureusement une régulation raisonnable qui veut qu’on différencie les services. Et le foisonnement, s’il manque de lisibilité (voire de concertation suffisante) profite plutôt aux citoyens. Et les « back-offices » ont loisir de se construire à l’ombre de cette différenciation des fonctions, guidées par les objectifs déduits des compétences de chaque niveau d’administration : par exemple, nul conseil général n’imagine mettre en œuvre ces points d’accueil et de lecture que sont les bibliothèques locales, pas plus que les municipalités n’envisagent de constituer un réseau excédant des limites territoriales… Reste qu’entre ‘back-office’ et ‘front-office’, il y a beaucoup à inventer !
Ce qui manque le plus dans cette nébuleuse des collectivités et de leurs actions en faveur de la lecture publique, c’est la présence de chefs d’orchestre. Dans les communes les plus rurales, les BDP se sont naturellement et heureusement retrouvées dans ce rôle, qu’au fond elles n’assurent pas si mal ! Dans les zones urbaines, c’est un peu le grand carambolage ! De ce point de vue, les métropoles sont une chance à saisir. Il y a tant de choses à faire : gestion collective du patrimoine, magasins collectifs, navettes multipliées, SID collectifs, et puis aussi penser l’urbanisme des bibliothèques de la métropole en ses lignes de flux et points de force…. Rien de tout cela ne dépossède chaque collectivité de l’action culturelle directe auprès de la population, mais peut lui donner force, cohérence et moyens. On verra ce qu’il en adviendra! Les solutions imaginées seront évidemment différentes : espérons que les meilleures entreprises sauront convaincre les autres……
Extension du domaine de la lecture publique
Je ne peux terminer ce billet sans parler d’un autre aspect de la lecture publique. Rappelez-vous en la définition donnée plus haut : « l’État considère qu’il est de son devoir de mettre à la disposition de chaque citoyen les ouvrages dont la lecture peut être agréable ou utile, en enrichissant sa personnalité et en le préparant mieux à son rôle dans la société.« . La compétence lecture publique n’existant pas, l’État ne l’a nullement transférée et l’État demeure toujours comptable de cette ambition jamais abolie. Certes, il a concédé les moyens humains et financiers aux collectivités, mais il n’est pas démuni pour autant. Il lui reste ce champ nouveau qu’est Internet, ce nouveau territoire sans répartition de compétences territoriales.
Aujourd’hui, il relève à mon sens du rôle de l’État dans la lecture publique d’offrir à tous les citoyens l’accès au plus grand nombre de livres et autres documents, librement et sans contrainte, à commencer par le domaine public dont l’État lui-même est garant de la libre disponibilité. A quand pour notre pays une initiative comme celle de la Norvège, qui veut proposer à tous d’ « accéder gratuitement à la quasi totalité de leur littérature, de la fin du XVIIe siècle au début du XXIe s. » , au moyen d’une « licence nationale collective » ? Çà aussi, c’est de la lecture publique !!