Bertrand Calenge : carnet de notes

vendredi 11 décembre 2015

Permanence bibliothécaire…

Filed under: Non classé — bcalenge @ vendredi 11 décembre 2015

Après 41 années d’activité professionnelle assez intense dans les bibliothèques, je m’apprête à prendre ma retraite dès le premier jour de l’an 2016.

C’est vraiment une retraite au sens professionnel, un « retirement » comme disent éloquemment les Anglais. Pour de multiples raisons, j’ai fait le choix délibéré d’arrêter toute activité bibliothécaire, de passer à d’autres centres d’intérêt. Je n’ai pas envie de m’imposer sur un terrain occupé si longtemps, au risque inévitable de scléroser ma pensée et mes réflexes. Je laisse aux nouvelles générations le soin d’apporter leurs idées géniales et bien sûr leurs erreurs. Donc c’est ici mon 149e et dernier billet de ce Carnet de notes, mon dernier article en tant que bibliothécaire, après l’entretien que Bambou – le blog de la MIOP – m’a fait l’honneur de me demander il y a un mois.

Un dernier billet, ça tient un peu d’une récapitulation, ou au moins d’une esquisse de bilan, d’un ultime message.  Je me contenterai de vous proposer juste une réflexion ou deux, nées de près d’un demi-siècle de traversée bibliothécaire quand même pas mal agitée : changements de modèles, intrusion du numérique, place politique de la bibliothèque, etc. !!  Après tout ce temps, et tous ces bouleversements, s’impose pour les bibliothèques  – de mon point de vue  – la persistance de fondamentaux, bien plus que la sidération devant les innovations….

"Je pompe, donc je suis"

                                                              « Je pompe, donc je suis »

Quatre théorèmes pour la bibliothèque

  • La bibliothèque n’est pas un acteur terminal de la « chaîne du livre », elle constitue en elle-même un système original et très ancien, dont l’objectif est de collecter et mutualiser les documents (ces traces de connaissance, de création, de savoir…) dans une perspective d’enrichissement des populations. Jean-Michel Salaün, dans un petit livre lumineux, « Vu, lu, su », explique à la fois que la bibliothèque représente le media le plus ancien et celui qui connait le plus de succès (un rapport d’OCLC  évaluait à 1 million le nombre de bibliothèques dans le monde, 16 milliards le nombre de documents ainsi collectés, et relevait qu’un habitant de la planète sur 6 est inscrit dans une bibliothèque) :

« Dans l’Antiquité par le travail des scribes, puis par les moines copistes, plus récemment par le prêt entre bibliothèques et aujourd’hui par la numérisation et la mise en ligne des documents, les bibliothèques nourrissent leur écosystème. La bibliothèque est donc une entreprise de service fondée sur le partage. Le cœur de son métier n’est pas, comme pour l’édition, de produire des biens (des objets tangibles ou intangibles, pour nous des documents) et de s’en départir, ou comme le spectacle de transmettre directement des informations au spectateur, mais d’enrichir des entités humaines par l’accès à des documents ou plus largement par l’accès au savoir contenu dans ces documents que la bibliothèque accumule »

Quoi que puisssent inventer les bibliothèques en termes d’innovation, il me semble que cette vocation première de collecte des traces à l’intention des hommes et des femmes demeure la fonction essentielle de la bibliothèque. Peu importe que nous soyons parait-il entrés dans l’ère de l’abondance de l’information, la fonction demeure… Peu importe également que le livre voisine avec l’URL ou le fichier numérique, tant que tous font trace et sens pour un « lecteur ». Tout cela inscrit  la bibliothèque dans un temps long, comme le relève encore J.-M. Salaün :

« Média le plus ancien, c’est aussi celui où l’on peut s’abstraire du cycle trop rapide des médias plus jeunes qui tend à écraser les informations par leur renouvellement continu et à perdre l’attention du lecteur dans une surabondance. Le flot des médias contemporains est trop puissant, trop abondant pour autoriser un filtrage efficace. On va à la bibliothèque pour y découvrir, dans le calme, des documents que les autres médias noient dans le flux insatiable de leur production. On utilise les services d’un bibliothécaire ou d’un documentaliste afin de retrouver des informations utiles perdues dans le chaos général. Ainsi la bibliothèque est-elle le média du temps long, s’adaptant à l’évolution des sociétés et tempérant la précipitation des médias plus jeunes, plus tempétueux et plus éphémères. »

 

  • Qui dit collecte, conservation et partage dit nécessairement sélection, tant l’abondance informationnelle impose le principe de réalité à toute entreprise mémorielle. Chacun se rappelle Funes, ce personnage d’une nouvelle de JL Borges (dans Fictions), qui ne savait pas oublier, et dont Borges relève d’ailleurs : « Je soupçonne cependant qu’il n’était pas très capable de penser. Penser c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n’y avait que des détails, presque immédiats. » La mémoire totale paralyse. Jusqu’à notre époque, les éditeurs, mais aussi les guerres et catastrophes, comme la consomption des supports, se chargeait d’effectuer un tri et un filtre dans les collections accumulables. Désormais, à l’heure du numérique, il faut bien mettre la main à la pâte et oser effectuer cette sélection et ce filtrage en amont de leur inclusion dans le stock bibliothécaire.
    Ce n’est pas qu’une question de masse critique à collecter, ordonner et partager, c’est aussi une question d’intelligence de cette mémoire. Umberto Eco relève l’importance du filtrage dans la construction de la culture (notamment dans « Entretiens sur la fin des temps« ), en s’interrogeant d’ailleurs sur la capacité d’Internet à endosser cette fonction essentielle. Il y revient d’ailleurs très souvent :

« Une des grandes fonctions de la culture est d’imposer un savoir partagé par tous. Cela ne veut pas dire immuabilité de ces connaissances. Mais même leur nécessaire mise en question, même la révolution ne peuvent avoir lieu sans qu’existe cette base du savoir partagé : pour que Copernic puisse affirmer que la Terre n’est pas au centre de l’Univers, il faut qu’on ait accepté auparavant la théorie de Ptolémée qui disait le contraire. Il existe une sorte de Larousse encyclopédique admis par tout le monde, même si celui d’un homme de 70 ans est plus fourni que celui d’un jeune de 25 ans. Internet peut signifier à terme la mise en miettes de ce Larousse commun au profit de six milliards d’encyclopédies, chaque individu se construisant la sienne, chacun pouvant à loisir préférer Ptolémée à Copernic, le récit de la Genèse à l’évolution des espèces. Nous courons le risque d’une incommunicabilité complète, l’impossibilité d’un savoir universel… Evidemment, les contrôles traditionnels continueront de s’exercer, notamment par l’école, mais ils entreront de plus en plus en conflit avec les revendications particulières. Revendiquer sa propre encyclopédie est typique de la bêtise ! La culture est là justement pour empêcher les Bouvard et Pécuchet de triompher » (Umberto Eco, entretien dans Télérama, 10/10/2009).

Dans ce contexte nouveau, on peut se demander si les bibliothèques elles-mêmes n’ont pas à jouer elles aussi cette fonction de filtre, au moins à leur niveau, et donc devenir en quelque sorte les éditeurs des collections qu’elles constituent et transmettent. On se savait sélectionneur compte tenu des moyens limités alloués aux politiques d’acquisition, on se confirme presque éditeur dès qu’il s’agit de lancer des campagnes de collecte du dépôt légal du web, nécessairement sélectives et appuyées sur un projet intellectuel. Ce chantier en est au début de sa maturation, mais il devra sûrement être conduit.

Un point important et préoccupant : cette sélectivité quasi-éditoriale est complexe, elle devrait pouvoir s’exercer le plus librement possible sur l’ensemble des productions intellectuelles documentées. Je voudrais juste relever qu’il serait très dommageable à cette institution de mutualisation publique qu’est la bibliothèque de se voir contrainte par le rétrécissement de l’accès à l’information, confisqué par des intérêts privés de plus en plus avides. Et je constate malheureusement que la France, pays emblématique d’une culture qui se veut universelle, est un des pays les plus frileux qui soit en matière d’ouverture voire de reconnaissance du domaine public…
 

  • La bibliothèque construit efficacement le partage de ses ressources en les confrontant à la réalité historique de la société,dans un jeu à la fois diachronique et synchronique. Conserver pour conserver est sûrement nécessaire, mais de mon point de vue manque de dynamique. Tout l’intérêt de la bibliothèque est de confronter cette mémoire accumulée aux préoccupations, tensions et interrogations de ses contemporains. Ce faisant, elle s’inscrit de façon délibérée dans l’actualité de la société où elle exerce. Je cite souvent l’exemple du succès important remporté par la BM de Lyon lorsque son exposition d’estampes anciennes sur le thème de « La catastrophe » se trouva coïncider avec le terrible tsunami qui ravagea le Sud-est asiatique en 2004 : l’émotion d’aujourd’hui pouvait ainsi se nourrir d’une généalogie, et l’ancienne estampe prenait une actualité singulière. Inversement, la bibliothèque doit être attentive à l’actualité des problèmes et interrogations contemporaines, afin de savoir en nourrir l’approfondissement au moyens de ressources mémorielles choisies. On est ainsi conduit à penser la collection dans son historicité, tout en la pensant dans son actualité, l’environnement social et culturel contemporain constituant la navette qui tisse la compréhension sur le métier de la connaissance. C’est fondamentalement une vision exigeante de la bibliothèque dynamique, relevée d’ailleurs par Daniel Parrochia :

« Bien sûr, la bibliothèque doit continuer de conserver, retenir, thésauriser, accumuler, certes, car le « multiflot » des connaissances est aujourd’hui si diffus, ses sources si multiples, ses chemins si divers et sa durée si « volatile » que le laisser à lui-même conduirait non seulement à sa dispersion ou à son « évaporation » mais, localement même, à l’impossibilité de sa propre circulation.[…] Mais la bibliothèque doit aussi assurer, selon nous, une fonction de circulateur. Elle doit être, comme nous l’avons déjà suggéré, un accélérateur du savoir et de la recherche. Tel l’Ars inveniendi leibnizien, elle doit pouvoir stimuler le développement des connaissances, favoriser les rencontres, les télescopages d’idées nouvelles et, par conséquent, l’interaction et la combinaison des savoirs existants. Concentrant localement les flots d’information, elle doit être ainsi capable de favoriser leur mixage, afin de susciter de nouvelles ressources, et de relancer ainsi la machine informationnelle »  

 

  • Arrêtons de parler de « la » bibliothèque : la réalité de l’institution réside dans les capacités actives de médiation des bibliothécaires !  Cette dynamique-là ne se construit pas ex nihilo, par le seul miracle de ressources accumulées et proposées à une population. Elle exige une mobilisation des acteurs. C’est sans doute, à mon sens, la principale émergence de ce dernier demi-siècle : bien plus que l’informatique ou le numérique, c’est  l’urgence de la médiation humaine des connaissances qui est réclamée pour construire du sens. Les bibliothécaires (et les autres acteurs professionnels œuvrant dans les bibliothèques et autour d’elles) peuvent entrer en scène ; mieux, ils le doivent. A eux de mobiliser les échanges, de dynamiser les partages, d’inventer la surprise, bref de donner du sens au Léviathan informationnel toujours plus énorme. C’est un magnifique défi pour les nouvelles générations de professionnels !  Il faut le réussir !
"Fais-le ou ne le fais pas. il n'y a pas d'essai"

« Fais-le, ou ne le fais pas, mais il n’y a pas d’essai »

 

A bien y réfléchir, voilà les principales leçons que je tire de ma traversée des bibliothèques, dans leur version la plus épurée et la plus essentielle. Bien sûr, les conditions de ce merveilleux métier évoluent sans cesse et ô combien, mais  les fondamentaux demeurent solidement ancrés, je crois.

A vous d’inventer la suite !!

 

Post-Scriptum très personnel et indécrottable. Oui, je cesse mes activités bibliothécaires. Désormais, c’est la photographie qui constitue mon nouvel horizon. Mais j’aime bien rattacher des morceaux qui vont ensemble. Et c’est comme contributeur « civil » (membre du public) que je participe activement à l’entreprise de mémoire photographique régionale de la BmL (Photographes en Rhône-Alpes), qui associe numériquement collections anciennes et contributions contemporaines de photographes amateurs ou professionnels, sous la dynamique impulsion de bibliothécaires passionnés. Une belle illustration de ce que j’ai essayé de décrire, il me semble ?!

Photographes en Rhône-Alpes (BmL)

Photographes en Rhône-Alpes (BmL)

 

 

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