Vous avez vu ? Je n’ai pas titré ce billet sur le métier de bibliothécaire, mais sur les métiers utiles voire indispensables à l’activité normale d’une bibliothèque.
Longtemps, les bibliothécaires -au sens générique- ont vécu et agi de façon autarcique, pour le meilleur et pour le pire. Le bibliothécaire des années (19)80 devait être tour à tour travailleur social, animateur, informaticien, gestionnaire financier (et bien sûr manageur !…)…
Les temps ont évolué, et on voit apparaître dans les équipes des professionnels « autres » qui sont informaticiens, administratifs, animateurs numériques, travailleurs sociaux, webmestres, relieurs, médiateurs, etc., aux côtés des bibliothécaires. Et je parle bien de véritables professionnels, aux cursus spécifiques et aux savoir-faire s’inscrivant dans des référentiels de métier distincts de celui des professionnels des bibliothèques.
Ils ne représentent parfois qu’une proportion anecdotique des personnels, mais plus la bibliothèque est importante et surtout plus elle multiplie et complexifie ses services, plus ces ‘autres’ métiers deviennent indispensables, l’ambition des services (et l’exigence des publics) ne pouvant plus reposer sur les seuls talents bricoleurs ingénieux de bibliothécaires polyvalents. Un décompte à Lyon montre que ces autres métiers ont conquis 42 % des emplois (le reste étant constitué des bibliothécaires au sens large, c’est-à-dire des tous les cadres d’emploi inscrits dans la filière culturelle).
Fondamentalement, ce mouvement me semble aussi nécessaire que bénéfique. D’abord parce que la bibliothèque – au cœur de la communauté – ne saurait être étrangère à la diversité de cette dernière dans ses actions mêmes. Ensuite et surtout parce que les enjeux de nos établissements ont changé.
Il y a quelques décennies encore, la bibliothèque était un trésor de savoir, un idéal de connaissance, un hâvre incontournable. Nous sommes aujourd’hui seulement une opportunité tant sociale (un des rares espaces publics non marchands !) qu’informative (je pense aux appareils informatifs et aux services mis en ligne par les musées, les administrations, les cercles scientifiques,… ).
Et puis, la bibliothèque a changé de place dans la collectivité : opérateur majeur dans le traitement de l’information publique, elle doit tenir compte des techniques et savoir-faire des nouveaux spécialistes de ce traitement ; acteur volontaire dans l’activité culturelle d’une communauté, elle doit faire appel aux savoir-faire des animateurs ou « marketeurs » ; confrontée aux défis des circuits de gestion optimisés, elle ne peut plus se passer des experts en logistique ; confrontée aux publics les moins insérés socialement, elle ne peut manquer de faire appel à des médiateurs sociaux ; comme depuis quelque temps déjà elle se connait administration, et doit accueillir gestionnaires comptables et gestionnaires de ressources humaines formés à ces tâches. Et j’oublie bien d’autres métiers ! ….
Aux côtés de ces multiples professionnels divers qui, je le souligne, n’interviennent pas ponctuellement dans la bibliothèque mais y ont le siège de leur activité, les bibliothécaires courent deux risques :
– considérer ces autres professionnels comme des auxiliaires de ces mêmes bibliothécaires : chaque métier fonctionne selon des cadres de référence affirmés, et ce serait grande erreur de considérer que, en étant au service de la bibliothèque, leurs acteurs seraient moins « légitimes » que les bibliothécaires, ou pire au service de ces derniers ! Eux comme nous sommes au service des citoyens !
– les considérer comme des intrus incapables de comprendre la subtilité des actions des bibliothécaires, voire revendiquer que leurs activités soient accomplies par ces derniers. On l’a déjà vu : les bibliothécaires peuvent se revendiquer administratifs, médiateurs sociaux, informaticiens, animateurs, etc. Bien sûr, c’est souvent faute de mieux (les créations d’emploi sont rares !), mais fondamentalement n’est-ce pas parfois par revendication d’un territoire exclusif ?
Alors, acceptons-le : les bibliothèques sont devenues projets complexes impliquant de multiples acteurs.
Mais alors, à quoi sert le bibliothécaire ?
Il est facile de parler du bibliothécaire comme de celui qui travaille dans une bibliothèque. Cela a longtemps été la définition quasi-tautologique de cette profession. Mais à partir du moment où informaticiens, animateurs, vigiles, médiateurs, administratifs, techniciens, et tutti quanti, se multiplient dans les murs (au moins des plus importantes bibliothèques), qu’est-ce qui crée la nécessité de ce métier singulier, « bibliothécaire » ?
Il est très intéressant d’aborder cette question à travers le prisme des tensions qui ont pu apparaitre lors de l’introduction de certains métiers dans les bibliothèques. Si nul bibliothécaire ne s’est senti dépossédé lorsque lui ont été adjoints des administratifs (trop heureux d’être soulagé de tâches absorbantes vécues comme étrangères au ‘cœur de métier’), il n’en a pas toujours été de même dans d’autres cas. Je citerai trois exemples :
- les informaticiens : les premiers rapports des bibliothécaires avec les informaticiens ont été marqués du sceau de la méfiance ( voir Pierre Le Loarer ou plus récemment Dominique Lahary). Les premiers reprochaient aux seconds leur rigueur prescriptive indifférente aux enjeux de l’établissement et aux coutumes locales ; les seconds reprochaient aux premiers leur insuffisante rigueur de raisonnement et leur incompréhension des structures globales des systèmes d’information. Cela a commencé à aller mieux lorsque les bibliothécaires ont fait l’effort de comprendre les cadres de référence des informaticiens, et que ces derniers ont su s’adapter aux objectifs propres des bibliothécaires…
- les animateurs numériques : ce n’est pas une opposition qui a régi leurs rapports avec les bibliothécaires, mais plutôt, jusqu’à ces dernières années, des renoncements bibliothécaires, trop heureux de voir des ‘spécialistes’ de la pédagogie informatique s’emparer des outils et publics qu’ils se sentaient mal armés à respectivement manipuler et servir, trop heureux parfois de pouvoir ainsi se confiner aux livres, disques et autres DVD ; c’est l’essor de l’information électronique qui permet progressivement de cerner les champs de compétences respectifs : à l’animateur numérique la pédagogie de la maîtrise des outils matériels et logiciels, au bibliothécaire l’art de savoir chercher au sein des contenus. Et on peut maintenant voir des ateliers animés conjointement par les deux types de métiers…
- les médiateurs : l’incompréhension, parfois violente (voir le livre de Sandrine Leturq), fut importante et durable avec les premiers médiateurs. Les bibliothécaires à la fois revendiquaient leur propre maîtrise exclusive de la médiation en bibliothèque, et comptaient sur les médiateurs pour gérer les conflits sociaux intervenant dans les murs… Il a fallu déplacer la question hors les murs des bibliothèques pour comprendre que des compétences et réseaux relationnels spécifiques étaient nécessaires pour quadriller un territoire (notamment au service de ceux qui ne viennent jamais dans les murs) ; et on peut voir aujourd’hui des animations-interventions associant le médiateur (préparateur de terrain) et le bibliothécaire (contenus documentaires adaptés).
A travers ces exemples, on voit mieux se dessiner le champ spécifique du bibliothécaire : il doit se consacrer aux contenus, les déceler, les évaluer, les organiser, provoquer leur découverte, accompagner les publics dans l’appropriation des connaissances de contenus, dans tous les domaines (l’imprimé, la musique enregistrée, mais aussi Internet ou la musique en ligne). On constate aussi que cette définition s’est imposée dynamiquement, dans un processus où la définition des autres métiers s’est peu à peu affinée, et ne manquera pas d’évoluer dans les années qui viennent.
Est-ce à dire que les bibliothécaires n’ont pas de fonction de médiation, n’ont pas à maîtriser les techniques de traitement de l’information ni ne doivent être capables de concevoir et faire vivre un programme culturel ? Certes non, mais de même les informaticiens ne peuvent pas ignorer les impératifs de contenus, comme les médiateurs doivent connaître le terrain bibliothécaire à partir duquel et dans lequel ils agissent. Et chacun de ces métiers, bibliothécaires compris, doit le faire en développant ses propres compétences, sur lesquelles chacun est irremplaçable, n’est pas en situation de concurrence dans la bibliothèque, mais surtout de nécessaire complémentarité collective.