Dans ma quête des manichéismes opportuns (i.e. qui facilitent les postures), j’en ai encore trouvé un joli. Bon, il ne date pas d’hier, mais j’ai beaucoup de choses à faire et à penser, alors j’attends que mon cerveau ait fini ses triturations inconscientes avant de ressortir quelques réflexions que je vous livre.
Le « coupable », c’est ce billet de Bibliobsession, qui évoquait il y a deux mois (oui, je sais, mon cerveau est lent…) une dimension des bibliothèques comme lieu possible de ‘déconnection’ et de retour sur ses pensées, bref d’utile redécouverte de l’intérêt de l’attention… L’hypothèse de Silvère est – je résume en espérant ne pas trahir – qu’un des intérêts de la bibliothèque peut justement être d’y savourer le confort d’un living-room studieux et que la déconnection (des réseaux) de certains espaces peut favoriser l’appétence de ceux qui, justement, recherchent ce type d’ambiance.
L’hypothèse de Silvère me semble intéressante, mais ce n’est pas tant elle qui m’a fait cogiter que plusieurs des multiples commentaires qui sont venus apporter leur grain de sel. J’ai remarqué que, progressivement, les échanges passaient de la discussion autour de la réflexion initiale de Silvère à un affrontement courtois entre les tenants de la « modernité » et ceux qui argumentaient en faveur d’une retenue (sélective). Jusqu’à un échange très intéressant sur la question du silence. Je cite l’un des commentateurs (par ailleurs excellent blogueur de Liber libri) :
« A mon grand étonnement, j’ai appris qu’il existait dans certaines grandes BU des Pays-Bas des zones de silence où même les ordinateurs étaient interdits ! Et pourquoi pas finalement ? Dans les grandes métropoles, le silence est une denrée très rare à laquelle on n’a que de moins en moins accès. Ca ne me semble pas incongru qu’un service public offre ce calme-là. »
Il est intéressant de relever que la différenciation relevée entre la lecture sensément soutenue des livres et ce qu’on appellera volontiers le zapping déstructuré des navigations sur la Toile se traduise dans des discours professionnels par un apparentement entre bruit et silence.
Ce bruit et ce silence sont des réalités sociales déjà arpentées pour les bibliothèques, notamment par Anne-Marie Bertrand, et avec une justesse qui ne se démode pas, je peux en témoigner. Mais le débat cité verse insidieusement dans une autre dichotomie implicite : le bruit, c’est un bruit informationnel, celui que la moindre requête dans un moteur de recherche fait apparaitre aux yeux du lecteur inexpert ; le silence, c’est la rencontre avec l’oeuvre choisie, la certitude rassurante de la stabilité de l’imprimé…
Outre qu’il est un peu hâtif de croire que l’imprimé ne permet pas le sautillement, je crois encore plus incongru d’assimiler le « bruit » d’Internet au décibels des espaces de bibliothèques. A force de vouloir simplifier, on peut se fourvoyer dans des impasses… L’article cité d’Anne-Marie Bertrand date de 1994 : point de connexions Internet offertes à l’appétit des publics à ce moment-là ! Et pourtant, cet article a été à l’époque largement commenté, débattu, cité… Alors, d’où viennent les décibels provoqués par l’accès à Internet dans les bibliothèques ?
Le hasard veut que je me sois rendu à plusieurs reprises, pour étude des usages, dans une bibliothèque d’arrondissement lyonnaise toute neuve. 700 m², dotée d’une collection de presque 25 000 documents, d’un espace numérique et d’une salle dévolue aux animations. Située dans un espace d’un seul tenant en rez-de-chaussée d’un immeuble neuf au bord d’une place très fréquentée, elle propose simultanément un espace numérique, des postes internet en libre accès et un hotspot wifi largement utilisé (outre des automates de prêt), et bien sûr des bibliothécaires, un animateur numérique et un médiateur.
Eh bien, pour y avoir séjourné de nombreuses heures à des moments de fréquentation intense – pas une place assise libre ! -, je peux certifier que le silence le plus reposant y régnait. Certes, c’est sans compter le bruissement des pas des nombreux visiteurs, les échanges feutrés ou enjoués des bibliothécaires avec leurs publics. Mais mon Dieu quel calme ! quelle ambiance de travail ! Ici un demandeur d’emploi venant peaufiner son CV, là une étudiante passant ses journées à travailler ses cours (accès VPN via wifi aidant), là encore un vieil homme venant s’abreuver à ses journaux favoris… J’avoue sans honte y être resté deux heures de plus que ne m’y contraignait mon étude. Pour un plaisir serein.
Et pourtant, Internet était partout présent, dans l’espace piloté par l’animateur numérique, dans les postes proposés en libre accès, et dans l’accès wifi rendu visible par les multiples ordinateurs portables studieusement connectés.
Distinguons plus clairement les nouveaux usages des nouveaux vecteurs d’information et les « incivilités » constatées chaque jour. Non, il n’est nullement prouvé que l’usage d’Internet décourage de la lecture ou de l’étude attentive. En tout cas, il est indubitablement faux de croire que la pratique de ces (encore un peu) nouveaux outils s’accompagne d’une quelconque incivilité.
Le téléphone portable qui sonne intempestivement – et le visiteur qui se croit permis d’y clamer publiquement ses états d’âme – pose un problème de régulation sociale, non un problème technologique. De même le gamin qui hurle de bonheur parce qu’il a franchi le niveau 8 de son jeu en ligne. De même le pervers qui prend plaisir à exposer des images nauséeuses sur l’écran qu’il a accaparé. La technologie n’est pas en cause, mais la régulation sociale oui.
Alors il faut sans aucun doute poser la question de ce qui est tolérable ou non – voire encourageable ou non – dans les espaces publics, s’interroger sur la gestion intelligente des groupes, interpeller les usages du téléphone portable, etc. Mais que diable, ne confondons pas ces pratiques sociales avec les usages personnels d’Internet ! Je ne comprends pas en quoi proposer des espaces dépourvus de toute « connexion » rendrait miraculeusement possible un usage « différent » et surtout une opportunité complémentaire offerte à certains usagers. Parmi ceux que j’ai croisé, certains ne profitaient ni du wifi ni des postes connectés offerts à leur appétit : en semblaient-ils brimés ? Non, ils vaquaient à leurs lectures ou à leurs feuilletages…
Les bibliothécaires s’imposent une mission exorbitante de leur fonction : ils veulent assigner des usages à leurs espaces et à leurs publics, alors qu’on leur demande seulement de rendre possible (faciliter ?) le voisinage de multiples usages et de multiples publics, en toute sociabilité. Il ne me semble pas que la question de l’accès à Internet écrase, par la sidération professionnelle dont elle fait l’objet, la plus simple et plus ambitieuse question de l’attention au « vivre ensemble ».
P.S. : puisqu’il ne faut pas évacuer aisément les problématiques « intellectuelles », il ne faut pas nier que la pratique d’Internet modifie en profondeur les approches du savoir. Ce serait ridicule de le nier. mais il serait encore plus ridicule de vouloir s’ériger en prescripteur des usages de nos publics, ou pire en agents sélecteurs. La recherche d’information passe déjà largement par-delà nos entreprises : essayons d’en affronter la socialisation…