Bertrand Calenge : carnet de notes

dimanche 7 avril 2013

Construire des collections ou construire des connexions ?

Filed under: Non classé — bcalenge @ dimanche 7 avril 2013

« Bad Libraries build collections. Good libraries build services. Great libraries build Communities » (les mauvaises bibliothèques construisent des collections ; les bonnes bibliothèques construisent des services ; les ‘grandes’ bibliothèques construisent des communautés). Cette phrase lapidaire (et un peu définitive) a fait l’objet en 2012 d’un excellent billet de R. David Lankes qui contextualise l’assertion, et qui a provoqué le présent billet.

La collection est un service

Lankes explique que de son point de vue la collection est somme toute un service, et qu’une bonne bibliothèque construisant de bons services doit évidemment se doter d’une bonne collection. L’opposition entre les deux premiers termes de l’assertion n’est qu’apparente : en fait la mauvaise bibliothèque ne s’occupe que de sa collection, la bonne gère et mobilise sa collection dans une volonté orientée utilisateur, de même qu’elle mobilise nombre de services autres dans cette même intention.
La culture professionnelle française tend pourtant à distinguer nettement collections et services, distinction née de la source même de ces deux pôles : à la collection la stratification et l’héritage, voire la révérence portée aux œuvres et aux auteurs. Aux services la fluidité actuelle d’une invention totalement immergée dans son époque. Il n’est pourtant pas aberrant de considérer l’héritage des collections non comme un trésor à entretenir et protéger, mais comme une opportunité de mobilisation de la mémoire au service de l’enrichissement cognitif de nos contemporains. A ce sujet, je cite parfois le succès inattendu à Lyon d’une exposition d’estampes anciennes sur le thème de la catastrophe, organisée au moment même où le tsunami de 2004 ravageait l’Asie du Sud-Est : j’y vois le signe d’un intérêt de nos concitoyens guidé par un désir de compréhension profonde provoqué par une actualité médiatique, au-delà de cette même actualité, en somme une façon d’être au monde… Dans cet exemple précis, la collection était bien mobilisée comme un service d’aide à la compréhension d’un événement

J.Baylor Roberts, 1937 (National geographic)

J. Baylor Roberts, 1937 (National Geographic)

Du service à l’écosystème cognitif de la collectivité

La référence fréquente au terme de service me pose un problème, tant il apparait, dans sa nudité, déconnecté de son contexte. Pour qu’il puisse intégrer la collection dans son intention, il faut le comprendre non comme un simple processus fonctionnel orienté par et vers l’utilisateur, mais comme une modalité d’action d’un projet plus large qui l’englobe et lui donne naissance autant que signification.
Ce projet, nous le connaissons bien sûr : il faut « assurer à tous l’accès à l’information pour le développement personnel, la formation, l’enrichissement culturel, les loisirs, l’activité économique ainsi que la participation informée à la démocratie et à son progrès » (projet de code  d’éthique des bibliothécaires et professionnels de l’information suisses). Dans cette perspective, un service – et j’en entends bien la collection comme une des composantes – est une modalité qui ajoute de la valeur à l’expérience cognitive de l’utilisateur.
Progressivement, nous en arrivons à l’évidence suivante : la bibliothèque a pour objet d’irriguer, de développer, bref d’activer l’éco-système de connaissances d’une communauté : non seulement en permettant à chacun des individus d’accroitre son propre champ cognitif, mais surtout en permettant à la communauté de développer son propre réseau d’interconnexions cognitives, pour devenir une collectivité singulière dotée d’un regard original sur le monde.

Brian Detmer

Brian Detmer

Le bibliothécaire au cœur du dispositif

C’est au prix de cette conversion dans le raisonnement qu’on peut comprendre les fonctions des collections et au-delà des services. En effet, l’extension des savoirs disponibles par l’énorme apport des flux électroniques oblige les bibliothèques à étendre « le domaine de la lutte » au-delà de ses murs et de ses collections. Ces derniers deviennent une opportunité d’extension de ces interconnexions cognitives, opportunité certes précieuse et riche, mais fondamentalement incomplète : le champ de la bibliothèque couvre désormais « sa » population toute entière. Ce n’est pas un hasard si, face à la nouveauté des objets numériques, les bibliothécaires ont rapidement opté pour la médiation, cette « médiation numérique » qui anime les écrits, les formations et les débats : la mise en relation ne pouvait que primer sur l’objet numérique lui-même, de même que dans la bibliothèque ‘traditionnelle’ la mise en relation doit primer sur l’objet document.
Or si les murs comme la collection deviennent en quelque sorte second dans le processus, que reste-t-il ? Il reste celles et ceux dont c’est la fonction d’activer cet écosystème cognitif, les bibliothécaires. Sur leurs épaules repose la force et l’avenir des bibliothèques comme projet ; à chaque fois qu’on me présente une innovation en bibliothèque, je cherche quelle est la place innovante du professionnel. Si je ne vois que des outils ou des dispositifs, l’innovation me semble bien maigre…

Je cite la conclusion du billet de R. David Lankes : « Great libraries can have great buildings, or lousy buildings, or no buildings at all. Great libraries can have millions of volumes, or none. But great libraries always have great librarians who engage the community and seek to identify and help fulfill the aspirations of that community » (Les ‘grandes’ bibliothèques peuvent avoir de grands bâtiments, ou des bâtiments minables, ou pas de bâtiments du tout. les ‘grandes’ bibliothèques peuvent avoir des millions de volumes, ou n’en avoir aucun. Mais les ‘grandes’ bibliothèques ont toujours des ‘grands’ bibliothécaires qui activent la communauté et aident à satisfaire les aspirations de cette communauté).

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7 commentaires »

  1. […] Read this interesting post at Betrand Calenge’s blog here. […]

    Ping par Do We Build Collections or Connections? (Article in French) « ACD Blog, by IFLA Acquisition & Collection Development Section — lundi 8 avril 2013 @ lundi 8 avril 2013

  2. Au risque d’être impertinent, n’est-ce pas Amazon que vous décrivez là ?

    Commentaire par Tanguy Pay — mardi 9 avril 2013 @ mardi 9 avril 2013

  3. @ Tanguy Pay ,
    Drôle de question. Je ne vois pas en quoi le modèle Amazon répond si peu que ce soit à ce que je décris dans le billet…

    Commentaire par bcalenge — mardi 9 avril 2013 @ mardi 9 avril 2013

  4. merci pour ce billet….Je l’ai trouvé très instructif.

    Commentaire par Nathalie Hewczuk (@nathleaflo) — vendredi 12 avril 2013 @ vendredi 12 avril 2013

  5. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi vous vous enthousiasmez pour cette prise de position qui, somme toute, ne fait que seriner le catéchisme de la profession. (Notez qu’on dispose déjà d’une version indigène : Poissenot.)

    Votre commentaire lui-même brasse des évidences ancestrales. Vous avez raison, « l’innovation [est] bien maigre ».

    Commentaire par clinton — samedi 20 avril 2013 @ samedi 20 avril 2013

  6. Vous dites : « Je cherche quelle est la place innovante du professionnel. Si je ne vois que des outils ou des dispositifs, l’innovation me semble bien maigre… » Tout dépend effectivement des outils en question et de leur finalité.
    Si l’on suit votre raisonnement sur la « mediation-mise en relation » et l »activation de l’éco-système cognitif de l’usager, je crois que la seule action innovante du bibliothécaire actuel (et elle passe aussi par des outils) ne peut être orientée que par vers un seul objectif : amener l’usager à l’autonomie au sens le plus large du terme, autonomie dans le lieu, dans les collections, dans les supports. La démarche ultime du mediateur est donc de viser à sa propre disparition en tant qu’outil de médiation précisément, comme c’est déja le cas en tant que prescripteur. Et tout ce qu’il pourra mettre en place dans cette optique relèvera d’une véritable démarche innovante.
    Une bonne signalétique peut être conçue comme un instrument d’autonomie comme elle peut être conçue comme une augmentation de la dépendance du lecteur vis à vis d’un systeme complexe dans lequel le mediateur est une pièce indispensable.

    Commentaire par Hervé — lundi 10 juin 2013 @ lundi 10 juin 2013

  7. @ Hervé,

    Deux observations en réponse à votre commentaire :

    1) Je ne suis pas certain que la fonction du bibliothécaire doive se limiter au dedans de la bibliothèque. A l’heure d’Internet, il me semble d’abord devoir être un assistant débrouilleur ou décodeur des multiples sources pouvant intéresser des demandeurs (et je mets la bibliothèque et ses collections dans ces sources) ;
    2) Le métier de bibliothécaire est effectivement un métier qui tendrait à sa propre extinction si et seulement si :
    – les sources de savoir devenaient immuables, de même que les outils d’exploration et la complexité du monde et des imaginations ;
    – les personnes accompagnées étaient immortelles et sans descendance. mais le monde change, les gens aussi, leurs préoccupations aussi, comme les générations se renouvellent, avec à chaque moment de nouvelles inquiétudes cognitives.
    Non, la fin ultime des bibliothécaires (ou de quelque nom qu’on les appelle) arrivera avec la fin de l’humanité….

    Cordialement,

    Commentaire par bcalenge — lundi 10 juin 2013 @ lundi 10 juin 2013


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