La presse bruit des débats autour de l’accord passé entre Google et les éditeurs aux Etats-Unis – accord qui reste à valider par la justice américaine -, à commencer par la réaction évidemment négative du SNE, et celle plus intéressée de la commissaire européenne aux Télécommunications. Loin de moi l’idée d’ajouter au brouhaha ambiant sur un sujet où se mêlent susceptibilités culturelles, imbroglios juridiques et fantasmes de mondialisation. Ce qui m’intéresse dans cette aventure, c’est le subtil changement de cap opéré par un des acteurs majeurs de l’information numérique à l’occasion de sa découverte concrète (et offensive) des bibliothèques et de leurs collections.
On nous a longtemps répété que Google (comme d’autres moteurs) fonctionnait selon un principe économique nouveau : le consommateur ne paye pas le service direct, c’est le vendeur qui paye le moteur parce que le consommateur trouve le service à travers lui – même si en définitive le consommateur paye le surcoût de cette dépense indirecte par un coût plus élevé du produit ou service : c’est ça la pub, coco ! -. Bref, c’est le flux des visiteurs de Google qui, générant des clics sur les bannières publicitaires ou générant de juteuses études de comportement à partir de l’analyse de leur navigation, produit la rentabilité de l’entreprise. Dans cette vision des choses, le moteur de recherche apparait presque neutre : son efficacité toujours accrue est financée par ce système de micro-prélèvements volontaires, infimes du point de vue des consommateurs acheteurs, et surtout totalement indolore pour ceux qui utilisent le moteur sans consommer (encore que le jeu à plusieurs niveaux de la publicité rémunératrice permette à celle-ci de s’incruster sur des sites consultés pour simple information…).
Le nouveau projet de Google recherche de livres s’inscrit dans un modèle économique en grande partie différent. Il est intéressant d’examiner les indications de Google recherche de livres sur sa catégorisation entre livres sous droits disponibles en librairie, livres libres de droits et œuvres non libres de droits mais dites orphelines. Entre les ouvrages libres de droit – et librement accessibles en ligne via Google – et ceux sous droits et diffusés en librairie – donc entrant dans le modèle décrit ci-dessus : le moteur permet de repérer le titre, d’en voir un court extrait, puis d’être redirigé vers le libraire vendeur -, se trouve un continent immense, celui des livres non libres de droits mais épuisés ou introuvables dans le commerce. Selon Robert Darnton, cette troisième catégorie, repérée grâce aux numérisations massives opérées par Google dans les collections des bibliothèques, représenterait 70 % des livres numérisés par ce même Google à ce jour ! Or, sur cette troisième catégorie, le modèle économique décrit plus haut n’est d’aucun intérêt, puisque nul vendeur de livres ne versera sa dime pour proposer l’ouvrage, épuisé. L’astuce, c’est de se servir de cette version numérique pour proposer quand même l’ouvrage à qui le désire, en reversant 63 % du gain au détenteur des droits… sans que ce dernier ait à fournir un exemplaire matériel du titre, via un Registre des droits du livre qui répertorierait les ayant-droits des livres épuisés et non tombés dans le domaine public.
Et c’est là que les choses deviennent intéressantes, d’un certain point de vue au moins : d’indexeur se rémunérant sur des clics ou des profils, Google passe à un autre statut, celui de fournisseur de service, ou plutôt de livres en l’occurrence. Son fonds de commerce devient dans cette opération un stock de livres, certes numérique mais réel, sur lesquels il ne disposerait pas de droits d’auteur ni patrimoniaux, mais bien de distribution exclusive, bref un libraire… ou une bibliothèque. Et ce stock aura été constitué grâce aux collections des bibliothèques publiques qu’il aura numérisées (évidemment, il ne pouvait les trouver ailleurs, puisqu’elles sont épuisées).
J’aurai l’occasion de revenir sur les interrogations (pour ne pas dire les angoisses) des bibliothécaires ou chercheurs face à ce que certains appellent une spoliation du patrimoine public. Mais aujourd’hui, je me limiterai à une interrogation : ce petit virage de Google, certes mineur compte tenu de l’importance de ses activités, ne signe-t-il pas un retour progressif vers un modèle économique que nous connaissons bien : un acheteur entre chez un commerçant et lui achète un produit ?
Cette infime évolution (infime au regard des flux économiques globaux) me conduit à questionner certaines positions volontiers évoquées ces dernières années :
- l’économie des acteurs du web est-il vraiment si novatrice ? Ne tend-elle pas à rejoindre de bon vieux fondamentaux ? Déjà, des journaux pensent à abandonner leur version gratuite financée par la publicité…
- les nouvelles formes de création-publication numériques (blogs, sites web divers – sauf Wikipedia peut-être, cet OVNI ?) peuvent-elles aujourd’hui affronter valablement et uniformément le modèle auteur-éditeur-acheteur ? Le fait que Google ait perçu l’existence d’une niche dans le caractère orphelin de millions de livres signale que le traditionnel échange marchand est loin d’être mort, même sur le web le plus avancé.
- Et surtout, cette opération ne signalerait-elle pas que les bibliothèques, dans leur orgueilleux éparpillement, disposent, sans peut-être le savoir, assez de ressources d’information inouïes, indisponibles partout ailleurs ? Cette approche de la valeur des collections n’a guère été tentée jusqu’à présent (tout au plus s’était-on préoccupé de la valeur de remplacement d’une collection détruite), et Google apporte ici un bémol à l’affirmation de Dominique Lahary selon laquelle, en matière d’information, l’économie de la rareté aurait cédé sa place à une économie de l’abondance.
Disposer de ressources uniques, ce n’est pas suffisant. On sait aujourd’hui, et Google nous a aidés à le comprendre, que l’information sans les accès adéquats n’est que perte de savoir. Donc nous dormons sur une mine, reste à savoir dans quel modèle économique nous voulons (et pouvons) nous inscrire. Encore ne faut-il pas exagérer la richesse (économiquement théorique) de chaque bibliothèque prise isolément : la force de Google, c’est la quantité : c’est l’application in vivo de la longue traine qui nous est aujourd’hui présentée… au bénéfice économique de Google, mais peut-être au bénéfice culturel de nos publics, donc des bibliothèques ? En outre, la puissance possible du modèle tient autant à la capacité d’indexation du moteur qu’au stock qu’il a constitué. On en fait quoi, depuis nos bibliothèques ?
La suite au prochain numéro, après vos commentaires (j’espère !)
« On nous a longtemps répété que Google (comme d’autres moteurs) fonctionnait selon un principe économique nouveau : le consommateur ne paye pas le service direct, c’est le vendeur qui paye le moteur parce que le consommateur trouve le service à travers lui – même si en définitive le consommateur paye le surcoût de cette dépense indirecte par un coût plus élevé du produit ou service : c’est ça la pub, coco ! »
Un principe économique nouveau ???
Heu… bizarrement, j’ai un doute soudain sur le mot nouveau.
Mais je lis la suite : « le consommateur ne paye pas le service direct » (exact !)… et j’approuve l’incise « même si en définitive le consommateur paye le surcoût de cette dépense indirecte ».
Car c’est effectivement le cas. Un tiers de ce que nous payons finance, en général, la pub.
Par contre, je m’interroge sur le consommateur de cette incise… qui n’est pas le même que l’utilisateur du service Google. (deux consommateurs différents)
En décodé, si une pub pour Banania est présente sur une page Web, ce sont les consommateurs de Banania qui financent… qu’ils utilisent ou non ce service !
Ce qui permet de déduire et conclure : nous finançons tous ce service. (car quelle marque n’est pas présente sur le Web)
Est-ce un principe nouveau ?
Peut-être dans le fait que Google s’annonce comme « gratuit ». Oui, la duplicité, à cette échelle, est nouvelle. Mais pas vraiment surprenant d’une société qui affiche comme slogan : don’t be evil !
(sous-entendu : we are evil for you… quoique, le for you est peut-être pur imaginaire 🙂 )
Le principe me paraît encore moins nouveau, lorsque Google va obliger les consotmateurs, à payer un supplément sur des oeuvres orphelines. Dont il va se réserver… oups ! reverser 63 % sur son compte en banque (« en reversant 63 % du gain au détenteur des droits »… Heu, on parle d’oeuvres orphelines ! donc, dont on ne connaît pas les détenteurs des droits !!!).
C’est le principe même du banquier qui touche les intérêts sur des sommes qui ne lui appartiennent pas, ou encore des assurances.
Aussi, dans le cas de Google Book, on va bientôt être dans le principe de celui qui touche déjà de l’argent pour le service (financé par tous au final), qui va faire payer pour ce service, et en sus qui va toucher les intérêts pour ce service particulier.
En français, l’expression exacte est : toucher le beurre et l’argent du beurre, jusqu’à son odeur !
Pourtant ces oeuvres ne sont pas orphelines. Elles sont détenues et préservées dans des bibliothèques nationales, et donc bien patrimonial… en attendant que le véritable auteur se manifeste. S’il se manifeste… sinon, au bout de combien de temps d’usage, un bien devient-il la propriété de celui qui l’utilise. (en France, pour une maison, c’est 10 ans… Oui, vous utilisez une maison, un terrain qui ne vous appartient pas, et dont personne ne vous chasse en affirmant sa propriété : alors le bien immobilier vous appartient au bout de dix ans de domiciliation ! Et que croyez-vous que le grand-méchant loup a planifié pour lui et ses sous sur les oeuvres orphelines ? A moi la galette et le petit pot de beurre.)
Ce qui m’amuse également dans ce billet, c’est que le dragon bibliothécaire se rend enfin compte qu’il dort sur un trésor. Depuis des décennies, il amasse, il accumule, il utilise des fonds pour préserver son bien. Et, accessoirement, pour les présenter à un public futur.
Ça tombe bien, le public futur, c’est nous !
Dans quel modèle économique ?
Eh bien, le gratuit.
Enfin, quand je dis « gratuit »… vous l’avez compris, un modèle financé par tous.
Comme d’habitude. 🙂
Mais contrairement à Google, qui cherche le phénomène de rareté (détenu par une seule personne, un objet est rare), je souhaite – j’en serais même à exiger – que le bien public puisse être détenu par tous sous sa forme numérique.
Nous avons financé, nous continuons à financer des biens publics, il me semble logique de pouvoir en disposer à notre guise, puisque ce sont des biens virtuels, duplicables à l’infini… soit à tous ceux qui sont intéressés !
Et pour finir, à défaut d’une publicité pour une société Evil sur les copies numériques, je préférerais un drapeau français, à défaut d’être européen.
Parce que notre culture nous appartient, et elle n’a rien d’orpheline !
Nous en sommes les parents tous les jours.
Bien cordialement
Bernard Majour
Commentaire par B. Majour — mardi 8 septembre 2009 @ mardi 8 septembre 2009
Que les bibliothèques possèdent de quoi « nourrir » les entrepôts numériques publics : aucun doute là-dessus et merci de le rappeler avec discernement.
Maintenant, on fait comment ? Abondement de financements publics pour numériser « localeùment » et collecter « globalement » ? Avec quel protocole simple et pas usine-à-gaz ? Pour une diffusion ou mise à disposition anticipée déjà, reliée aux initiatives en cours ? Bref où sont les bibliothécaires et leurs propositions d’une nouvelle Alexandrie ?
Commentaire par Mercure kotkot — mardi 8 septembre 2009 @ mardi 8 septembre 2009
Bonjour
(J’ai écrit mon billet avant de lire le tien)
OK pour le bémol sur l’économie de l’abondance. Au reste, l’économie de la rareté résiste sacrément sur le livre. En voici un indice : Les 10 livres les plus téléchargés illégalement (Livres-Hebdo en ligne, 03/09/2009). Et le monopole peut transformer l’abondance en rareté.
A suivre !
Commentaire par Dominique Lahary — mercredi 9 septembre 2009 @ mercredi 9 septembre 2009
[…] Rentabilité des collections ? « Bertrand Calenge : carnet de notes […]
Ping par Liens du matin 09/09/2009 « Le Journal de Ray Dacteur — mercredi 9 septembre 2009 @ mercredi 9 septembre 2009
[…] Le billet de Bertrand Calenge Rentabilité des collections […]
Ping par Google va-t-il tout dévorer ? « DLog (supplt à www.lahary.fr/pro) — mercredi 9 septembre 2009 @ mercredi 9 septembre 2009
Salut Bertrand,
Sur la question de la valeur et la rentabilité d’une collection de bib, voir ici :
http://cours.ebsi.umontreal.ca/blt6355/sequences/05/cours/index.html
En particulier la diapo 13. Il faut mettre le son la diapo est sibylline.
Je serais intéressé par tes commentaires 😉
Commentaire par JM Salaun — samedi 12 septembre 2009 @ samedi 12 septembre 2009
[…] –> nombreuses réactions à attendre, la première venant de B Calenge […]
Ping par du jour 18 septembre 2008 « Josechezjose's Blog — samedi 19 septembre 2009 @ samedi 19 septembre 2009