Plus j’y réfléchis (et ce depuis un bon moment), et plus je trouve étrange – autant que logique – l’obstination des bibliothécaires à vouloir entrer dans la ‘modernité’ à travers leur outil fétiche, le catalogue. Rappelez-vous : lorsque l’informatique première mouture (l’informatique de gestion) a frappé à la porte des bibliothèques il y a un quart de siècle, qu’est-ce qui a suscité débats, réflexions et investissements ? Le catalogue, évidemment ! Lorsqu’on a commencé à parler réseaux dans notre métier, que trouvait-on en première ligne ? Encore les catalogues ! Dès que l’informatique a échappé par Internet à la seule gestion et est devenue information structurée – via le web et les bases de données -, une obsession a grandi chez les bibliothécaires : comment cataloguer le web, le faire entrer dans le… catalogue !
Et voilà que depuis quelques années les outils du web 2.0 sont avidement confisqués pour faire… un catalogue 2.0 !! Les gens vont pouvoir y apposer leurs tags, leurs commentaires, se constituer une bibliothèque dans la bibliothèque, naviguer harmonieusement de notice en notice, etc…
Eh bien non, je ne crois pas à la validité d’un catalogue 2.0, parce que je pense que le catalogue n’est pas adapté à cet environnement, et parce je ne pense pas que les utilisateurs du catalogue soient demandeurs d’un tel ‘réseautage social’ – au moins concernant le catalogue lui-même.
Le catalogue n’est pas adapté au web 2.0
Un catalogue, qu’est-ce que c’est ? un outil permettant identification et surtout localisation d’un document ou d’un ensemble de documents au sein d’une collection. Et j’oserai même dire que l’identification (métadonnées, autorités, résumés divers,…) est essentiellement au service de la localisation. L’objectif du catalogue, c’est finalement l’appropriation du document matériel. Tout concourt à cela :
– la discrétion normalisée des notices, qui laisse peu de place au dialogue et au débat ;
– la sophistication des descripteurs, qui n’est possible que parce que les documents décrits sont stables et inanimés ;
– le caractère localisé des notices stockées, des recherches qui sont rendues possibles et des documents que ces notices ciblent : même en ligne, le catalogue fait bien entrer dans la bibliothèque.
Certes, on soulignera qu’il existe de timides exceptions. Mais regardons-y de plus près :
– certaines bibliothèques ont tenté, depuis plusieurs années, de laisser les utilisateurs apposer leurs commentaires voire tags. L’insuccès est au rendez-vous, et je laisse à Lionel Dujol le soin de le montrer brillamment ;
– on commence à évoquer des catalogues accessibles aux moteurs de recherche (on m’a parlé de PMB : est-ce vrai ?) : l’intention est louable, mais à qui cela va-t-il servir ? Une notice de catalogue déconnectée d’une collection ne satisfait que les bibliothécaires, et savoir qu’un habitant de Winnipeg pourra connaitre mes notices n’offre qu’une satisfaction bibliothécaire, non un service ;
– d’autres évoquent l’intérêt de « s’associer » à des catalogues sociaux de type Librarything ou Babelio. Pourquoi ? pour fondre le catalogue dans un réseau d’échanges ? Partiellement seulement, car comme le souligne ‘Des bibliothèques 2.0‘ : « Le but est d’enrichir nos OPAC avec du contenu déposé sur d’autres plateformes web. En gros, il existe des endroits où tout un chacun rentre ses livres, les commente, les note, les taggue, etc… Et c’est ces informations là, détenues par des institutions tiers, qui viendront enrichir nos OPAC. » Une fois encore, on rentre à la maison…
Notez que je ne parle pas ici de la mutation de certains catalogues des documents numérisés de très grosses institutions ou consortiums confrontés à l’accès à des bibliothèques numériques en constitution (type Hathi Trust) : ceux-ci offrent un immense atout, permettre au moins pour la partie numérique des collections d’entrer dans le texte (sans devoir se déplacer à la bibliothèque), se constituer des collections de textes… mais je parle en fait des catalogues que nous connaissons dans l’immense majorité de nos établissements, ceux qui s’appuient sur les documents matériels présents sur nos étagères.
Les utilisateurs du catalogue sont-ils 2.0 de la façon qu’on les rêve ?
La « démarche 2.0 » n’est pas aussi consubstantielle aux usages informatifs qu’on voudrait bien le croire. Les exemples des catalogues de librairies en ligne foisonnant de commentaires ne me semblent pas probants : ces commentaires sont certes des recommandations, mais qui viennent de clients ayant investi une somme d’argent et faisant profiter les autres consommateurs -leurs collègues consommateurs – de leur expérience réussie ou de leur déception d’avoir dépensé pour « ça ». Nous retrouvons la même attitude sur des « catalogues » de sociétés de vente par correspondance ou des sites qui recensent les cinémas à l’affiche. Les documents de la bibliothèque ne « méritent » pas un tel retour sur investissement…
L’usager (potentiellement 2.0 ?) des bibliothèques est beaucoup plus prosaïquement évident : quand on sait que l’immense majorité des visiteurs du catalogue sont des visiteurs du lieu (86 % des visiteurs du site web généraliste de la BmL vont sur le catalogue), on peut se demander s’il ne faudrait pas déconnecter les arguments 2.0 de leur contexte numérique. Avant de se proposer (se dissimuler ?) derrière des outils, ne peut-on prioritairement prendre en compte les désirs de dialogue, d’échange, de participation des usagers ‘physiques’ de nos établissements ? Proposer de venir physiquement au débat organisé ou au cercle de lecture ? Offrir une réponse argumentée à celui qui espère une réponse argumentée à sa suggestion d’acquisition ? Mais aussi ménager plusieurs niveaux d’échange et de participation, non pas d’abord en ligne, mais surtout en présentiel : autoriser le dialogue et le rebondissement, encourager les échanges informatifs entre utilisateurs, etc ?
Et puisqu’on veut parler dialogue à travers le catalogue en ligne, où est le discours du bibliothécaire dans ce dernier (pour qu’un dialogue se noue, il faut qu’il y ait une première parole : les blogs le démontrent tous les jours) ? La parole du bibliothécaire se résume-t-elle à la notice normalisée NF Z 44-050, éventuellement ‘enrichie’ d’une jaquette piquée sur Amazon et d’un résumé quasi-retranscrit d’Electre (quasi, pour la question des droits d’auteur…) ? A quand non des signalements de critiques – avec lesquels le lecteur n’est pas appelé à dialoguer : ils ne sont pas présents dans le catalogue comme êtres humains -, mais des vrais avis de bibliothécaires ?
Que faire ?
L’ambiguïté de cette ambition de participation-collaboration-appropriation que représente le web 2.0 est justement de ne pas arriver à se dégager du web, au point de ne pas imaginer les opportunités sociales et cognitives portées par le seul « 2.0 », c’est-à-dire le fil conducteur appliqué aux échanges sociaux même hors ligne. Pour en rester à la question des catalogues, je proposerais volontiers trois axes :
– produire un vrai contenu, et non se contenter d’agréger : on peut critiquer négativement un titre, le mettre en scène, proposer dialogues et réactions, et pourquoi pas instances de débat… Mais le catalogue est-il le bon lieu ? Un catalogue est neutre : il propose l’ensemble d’une collection, un bouquet de localisations repérables par diverses facettes. Ce qui conduit pour les bibliothécaires à adopter une prudente neutralité quant aux titres qui composent cette collection. Or une vraie médiation encourage la critique, la préférence, la passion, le débat. Je suis intimement persuadé qu’il faut créer ou rejoindre les espaces du débat, ailleurs : des blogs – de bibliothèques ou de partenaires -, des sites de passionnés – bibliothécaires ou non -, des propositions d’opinions argumentées, positives ou négatives (en ligne mais aussi dans la bibliothèque) ;
– laisser disséminer les données bibliographiques (et autres) du catalogue, notamment vers tous les sites -internes ou externes à la bibliothèque – qui permettent un tel débat, au lieu de toujours ramener vers le catalogue. Ce qui suppose, il est vrai, d’associer les notices du catalogue à ces débats extérieurs, donc à en permettre la capture ou le lien stable. Mais non pour en enrichir une capitalisation accumulative, mais tout bêtement pour offrir un lien (sur le web, un catalogue est un cul-de-sac : son essence est une description bibliographique incompréhensible pour qui ne vient pas dans le lieu…). D’ailleurs, à l’inverse, on pourrait aussi bien imaginer de supprimer le catalogue en tant qu’entité autonome pour l’imaginer bouquet de ressources bibliographiques documentant une base de supports précisément localisés, assistance à un repérage de documents si soigneusement classés qu’ils peuvent en être inaccessibles ;
– enfin donc agir pour et avec l’usager 1.0, physique et d’abord présentiel : le visiteur n’attend du catalogue qu’une localisation aisément repérable en fonction des éléments dont il dispose pour le rechercher. Si déjà cela fonctionne ergonomiquement, c’est génial. Plus loin ? Bien sûr, on peut présenter une vignette de la jaquette ou des résumés, mais cela suppose un butinage aléatoire du visiteur dans le catalogue : je n’ai encore jamais rencontré cet étrange merle blanc (les jaquettes sont plus expressives sur les étagères que dans le catalogue…). Alors il faut bien s’occuper de ce visiteur si peu virtuel et si massivement utilisateur de ce fameux catalogue ! On peut veiller à en faciliter les itinéraires ou rebondissements de recherche localisée, bref en favoriser l’ergonomie heuristique pour les visiteurs de l’établissement, mais que diable, ne parlons pas là de « web 2.0 » !
Oui aux outils, non à la sidération
En fin de compte, je respecte le catalogue et son architecturation. J’approuve énergiquement les tentatives d’enrichissement de ses notices, que ce soit par des métadonnées sophistiquées,des résumés, des critiques, etc, comme j’applaudis encore plus ses améliorations ergonomiques pour le visiteur. Mais je me défie du désir qui voudrait ramener l’internaute vers le catalogue comme coeur de l’activité de la bibliothèque, surtout en y convoquant le magique « 2.0 ». Il est bien d’autres outils et processus à visiter tant sur le Net que dans les murs de nos établissements…
Pourquoi un tel engouement pour poser du 2.0 sur le catalogue ? Ne serait-ce pas parce que ce catalogue est l’arme ancestrale voire ultime du bibliothécaire ? On revisite volontiers l’outil sans en questionner la destination…
Mais, je le soutiens, pour l’immense majorité des bibliothèques, c’est dans le présentiel que le catalogue doit trouver son avenir. Et la dimension participative voire collaborative du concept 2.0, n’est-ce pas là qu’elle doit prioritairement s’y développer très concrètement ?
N’hésitez pas à contester, amender, compléter, illustrer !…