Bertrand Calenge : carnet de notes

mercredi 4 janvier 2012

De quoi sommes-nous les gardiens ? Avatars de l’écrit…

Filed under: Non classé — bcalenge @ mercredi 4 janvier 2012

La bibliosphère a récemment bruit d’une intrigante nouvelle : des « pirates » (l’équipe Alexandriz) avaient mis en ligne une copie numérique du roman d’Alexandre Jenni, lauréat du prix Goncourt 2011, L’art français de faire la guerre. Et surtout ils y avaient ajouté leur quote-part, en effectuant plusieurs corrections orthographiques. L’histoire interroge cette fois non plus le pirate comme bibliothécaire, mais le pirate comme éditeur ! Sommes-nous ici devant non une numérisation pirate, mais devant une nouvelle édition?

Les historiens du livre sont coutumiers de cette situation : après tout, ils étudient avec la même ferveur les œuvres ‘officielles’ des écrivains des Lumières, comme leurs éditions clandestines – parfois augmentées – des éditeurs ‘pirates’ par exemple néerlandais. Et nos bibliothèques recherchent également les éditions princeps et les raretés clandestines de ces éditions anciennes.

édition clandestine des Provinciales de Blaise Pascal

Et aujourd’hui ? Quelle bibliothèque va conserver cette édition singulière d’un ‘pirate’, concomitamment avec l’édition originale de Gallimard ? Cette seule perspective fera sans doute bondir nombre de juristes, mais ne peut-elle évoquer quelque interrogation au cœur de ceux qui se disent conservateurs de bibliothèque ?

Entendons-nous bien, il n’est pas question ici d’encourager au ‘piratage’ les constructeurs de collections publiques en libre accès (au risque de les mettre pénalement en danger). Mais les bibliothèques à vocation patrimoniales ne peuvent pas éluder l’hypothèse d’une perte de savoir définitive si une telle ‘édition parallèle clandestine’ devait disparaitre demain du patrimoine commun.

Les historiens diront justement que les éditions clandestines ont en général été récupérées après coup, et lorsque leur acquisition ne risquait plus de porter préjudice à la bibliothèque acquéreuse. Et on peut sans doute espérer qu’une bibliothèque un jour recueillera cette édition singulière d’Alexandre Jenni par la grâce d’un disque dur légué par un collectionneur…

L’anecdote mérite néanmoins d’être gardée à l’esprit : comment acquiert-on aujourd’hui le patrimoine de demain ? Est-ce une accumulation de documents socialement validés attendant de jouir de leur antiquité, ou/et aussi la recherche de textes singuliers qui attendront d’être demain compulsés ?

Quelle bibliothèque conservera donc cet Art français de la guerre en édition corrigée ?

(c) Toptai Technolgy Co., Ltd

P.S. : j’ai rédigé la quasi-totalité de ce billet fin décembre.  Curieuse coïncidence, une table ronde évoquait justement aujourd’hui à l’Enssib cette question de l’accès futur aux documents nativement numériques, et suggérait qu’au-delà des moyens limités offerts à la conservation publique, la dissémination numérique (légale ou non) des œuvres serait peut-être une opportunité pour les bibliothèques du XXIIe siècle, comme les collectionneurs privés ont « offert » au patrimoine actuel des richesses inestimables…

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