Bertrand Calenge : carnet de notes

mercredi 5 décembre 2012

Point(s) de rupture et masse(s) critique(s)

Filed under: Non classé — bcalenge @ mercredi 5 décembre 2012

La question des équilibres documentaires dans une collection courante est une question récurrente : on aimerait bien connaitre des recommandations officielles pour se rassurer. J’avais sur ce point rencontré un ingénieur béton fort intelligent, que le hasard avait amené à piloter le projet d’une grande médiathèque hélas encore dépourvue à ce stade d’un interlocuteur bibliothécaire. Appelé comme expert pour aider à la constitution d’une collection ex nihilo, je me suis entendu demander quel était le cahier des charges prescriptif et technique pour procéder à ces achats massifs. Mon interlocuteur, au bout d’une semaine de participation au dialogue/formation de l’embryon d’équipe, avait parfaitement compris la vanité de ce propos. « Eh, m’avoua-t-il ensuite, comme ingénieur j’ai créé des ports, et dans ce domaine le travail consiste essentiellement à jongler avec un certain nombre de prescriptions techniques comme la résistance du béton, etc. » ! smileys Forum

Comme je le relevais dans mon précédent billet, si les politiques documentaires ont apporté le recours d’un certain nombre d’outils, elles ne savent pas dire comment se constituent une collection équilibrée satisfaisante. Et si  j’ai souvent conspué les intégristes proscripteurs, craignant qu’un titre jugé moins digne ne contaminent un rayon, je reste perplexe devant ceux qui appliquent rigoureusement certains outils documentaires pour en suivre aveuglément les indications… devenues lignes directrices.

mécanique

La « détection du quorum »

Parlons pilotage des collections. Pour faire comprendre la délicate cuisine à laquelle nous nous livrons avec un recours raisonné aux outils de poldoc, j’utilise fréquemment l’expression de masse critique. Non dans son sens entendu en physique nucléaire, mais plutôt dans son acception biologique :

La masse critique est parfois évoquée pour désigner la quantité de bactéries qui doit être atteinte pour que le mécanisme de « quorum sensing » («perception du quota de leur population») les induise à exprimer des gènes particuliers de métabolisme secondaire.

Je trouve que cette notion de quorum sensing (détection du quorum) décrit assez bien l’alchimie interrelationnelle d’une collection avec les publics auxquels elle est destinée (et du bibliothécaire aux prises avec les deux  ). Car, ne l’oublions jamais, une collection non patrimoniale ne doit jamais être analysée comme un objet isolé, mais toujours dans le contexte singulier de « sa » population, qui seule lui donne sens et vie.

Le plus bel exemple que je connaisse  pour expliquer le processus dans un contexte documentaire est celui d’une étude conduite par un consultant il y a vingt ans (et malheureusement inaccessible, mais que j’avais pu consulter à l’époque), qui s’était interrogé sur la pertinence du taux de rotation appliqué aveuglément pour déterminer la présence ou l’élimination de documents dans des bibliothèques publiques. Évidemment, la tendance conduisait rapidement à éliminer une bonne part des titres dits documentaires, pour privilégier les romans et les bandes dessinées. Or, montrait-il avec des expérimentations grandeur nature, le processus était efficace… jusqu’à basculer à la frontière d’un certain seuil, à partir duquel les prêts connaissaient une chute prononcée.smileys Forum
On voulait conformer progressivement la collection aux utilisations mesurées, et le succès initial tournit à l’échec. Plus l’effet se rapproche, plus le désir s’éteint ? Les lecteurs semblent avoir besoin de rencontrer des collections qu’ils n’emprunteront que peu, pour pouvoir se précipiter vers les « best-lenders« . La collection est au fond attendue comme une mine d’opportunités éventuellement surprenantes, et non comme un distributeur automatique rassurant….

CC - Linde Sabroe (Flickr : lisepatron)
CC – Linde Sabroe (Flickr : lisepatron)

Masse critique, justement

Chacun pose alors l’inévitable question : quel est donc le seuil fatidique ? Est-il prévisionnellement mesurable ? A ma connaissance, il n’y a pas de réponse à cette question et, je me trompe peut-être, mais à mon avis il ne peut pas y en avoir. Non parce qu’on ne pourrait pas conduire des mesures fines de la collection, mais parce qu’on ne sait pas construire des mesures fines des relations entretenues entre les appétences et pratiques de nos publics articulées avec notre offre documentaire…

Plutôt que de chercher à trouver un seuil idéal calculable, il faut considérer les choses sous l’angle des masses documentaires en présence. Non chaque masse isolément, mais leur interaction contextualisée ‘dans’ une bibliothèque et un public.
Dans les espaces publics, chacun connait l’alchimie des  régulations de voisinage des « catégories » de visiteurs : si vingt ados dans un espace animé par deux cents personnes autorisent une commensalité presque tranquille, à partir d’un certain seuil (40 ? 50 ? 60 ?…) d’autres publics fuient. Dosage difficile…

Côté collections, je crois avoir déjà raconté cette expérience généreuse d’un essai de séduction des publics allophones, avec la disposition d’une ou deux revues en langues étrangères au sein d’une collection massivement francophone… pour en constater l’échec patent : maigreur de l’offre = faible séduction.

Et puis la masse critique est aussi – en plus des questions de place – un signal majeur pour le désherbage à venir : trois livres excellents perdus dans une accumulation d’œuvres inintéressantes sont invisibles. Comme cela vaut d’ailleurs pour les collections patrimoniales d’ailleurs : un manuscrit isolé dans une bibliothèque de petite ville dévolue à la lecture publique ne rencontre personne : les chercheurs recherchent, plus encore que des titres, des gisements !! Bref, on pourrait multiplier les exemples. Si vous en avez, je suis preneur !

Du côté des bibliothèques universitaires, la situation n’est guère différente : les contraintes budgétaires conduisent à vérifier avec soin l’utilisation effective des ressources électroniques, mais ne peuvent imposer mécaniquement la conduite à tenir ; lisez l’excellent billet de notre collègue clermontois, qui montre l’infinie subtilité de la prise de décision finale : acquérir ou désabonner !
Au passage, les ‘bouquets’ éditoriaux de ressources électroniques, dont les tarifications sont volontiers prohibitives et les modèles peu équilibrés -,  ne méritent pas par ailleurs les reproches d' »impertinence » qui les accablent – au prétexte que seuls quelques titres sont évalués intéressants – : s’ils laissent aux bibliothécaires la charge de construire la médiation de ces continents documentaires, ils offrent en fait (imposent  ) aux utilisateurs cette opportunité de masse critique tant prisée par les chercheurs (voir le rapport de l’étude Superjournal) !

Merci -encore ! - à Le Libraire (FB)

Oser la pensée complexe (encore !)

Bon, j’évite en général de bassiner mes lecteurs avec la passionnante approche pensée <-> action de la pensée complexe, mais là je ne résiste pas. J’estime que cette problématique de masse critique entre parfaitement en résonance avec le principe d’émergence (quand le nombre d’éléments d’un ensemble est suffisant pour changer la caractérisation de ce document), comme avec le principe dialogique : « Cette impossible séparation de l’ordre et du désordre dans toutes les perceptions et les actions humaines que le paradigme classique pourtant postulait » (lisez Jean-Louis Le Moigne et évidemment Edgar Morin !).

A vous ! Avez-vous exemples, contre-exemples, divergences ?

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