Bertrand Calenge : carnet de notes

samedi 6 septembre 2008

Quand les bibliothèques veulent numériser…

Filed under: Non classé — bcalenge @ samedi 6 septembre 2008
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De houleux débats agitent la Toile autour de la numérisation des collections patrimoniales des bibliothèques de statut public. Ca mérite plus qu’un billet – sans doute plusieurs approches consécutives -, mais j’avoue ne pas vraiment comprendre le débat l’anathème lancé par les tenants de la numérisation des biens publics par les moyens publics sur les contractants d’accords avec des sociétés privées numérisant les collections patrimoniales en échange d’avantages consentis au regard de leur investissement (bon, tout le monde a compris que je parlais de Google…). Commençons par préciser que mon interrogation est totalement personnelle et n’est, comme tout ce blog, liée en rien à ma position professionnelle.

Somme toute sont plutôt rares ceux qui, comme Robert Darnton, applaudissent à toutes les entreprises, privées ou publiques, visant à rendre plus disponibles nos « trésors ». Egalement peu nombreux sont ceux qui, comme Jean-Michel Salaün, s’interrogent sans parti-pris sur les évolutions de l’économie du document et travaillent à des mises en perspective des reconfigurations à l’oeuvre.

En revanche les plus virulents, à défaut d’être nécessairement les plus nombreux, dénoncent des contrats commerciaux « expropriatifs », dévoyant le bien public voire privant celui-ci de sa libre diffusion sur Internet. Voyez par exemple Jean-Claude Guédon, qui s’indigne face à cette « expropriation » du bien public, ou Olivier Ertzscheid, qui redoute un eugénisme documentaire à l’œuvre.

Je passe sur ceux qui ne supportent ni Google ni Microsoft (le diable, nécessairement), ceux qui placent leurs espoirs dans des institutions nationales (non, d’ailleurs, c’est la BNUE qui tient la rampe aujourd’hui…), ceux qui pensent que le public c’est bien et le privé c’est mal, ceux qui veulent des subventions – et ne les obtiennent pas -, ceux qui espèrent une loi ou des décrets – et s’insurgent quand il en apparaît -, …..

Il y a matière à débats, sans nul doute. Mais les débats sont souvent faussés par l’idéologie. Et il faudrait commencer par répondre à quelques questions:

L’argent privé ne peut-il servir des projets publics (même si par ailleurs le privé en attend une retombée : prestige, déduction d’impôts, augmentation de son aire de chalandise…) ? N’est-il pas plus choquant de voir des chercheurs payés sur les deniers publics publiés dans des revues que l’argent public doit payer à nouveau (très cher) ? N’est-ce pas gaspillage de l’argent public, énorme bénéfice pour le privé, sans même disposer des ressources ainsi payées autrement que par les accès organisés par l’éditeur ?
Les numérisations en masse réalisées par Google le sont aux frais de ce dernier (enfin, il ne faut pas sous-estimer les coûts de préparation, manutention, examen…), et la bibliothèque bénéficiaire reçoit en échange une copie numérique qu’elle peut utiliser en direction de son public. Sans perdre par ailleurs la propriété du document original.
Parlons argent, toujours : quels sont les apports  financiers publics réellement consentis pour numériser les collections dispersées dans les collectivités publiques ?

On avance que ce serait un marché de dupes. Mais les clauses des contrats particuliers avec les différentes collectivités ne sont pas connues, confidentialité oblige : comment argumenter sur leurs hypothétiques limitations ?  On notera que des bibliothèques comme la NYPL passent par Google Books pour la recherche plein texte, et que les bibliothèques sont dépossédées de ce mode de recherche. Le choix ne me choque pas, tant que Google Books fonctionne… et que la bibliothèque dispose d’une copie numérique des documents. Après tout :
– sans ce partenariat, dans combien de décennies les livres auraient-ils été numérisés ?
– le moteur de Google a prouvé son efficacité, non ?
– la visibilité des copies numériques est bien meilleure sur Google Books que sur le site de la bibliothèque : je renvoie à une étude signalant le faible usage par les universitaires en BU des portails numériques des bibliothèques. Quant aux programmes publics… : allez voir sur le site de Gallica : rien ne signale dans quelques dizaines de titres rares qu’ils ont été numérisés danbs le fonds de la BmL (voir les éditions du XVIe siècle)
Par ailleurs, je connais d’autres outils utilisés par les bibliothèques depuis des décennies qui sont bien verrouillés ! Lancez-vous dans l’aventure de vouloir découpler le fichier des usagers (pour en faire un outil connecté à d’autres services) de la base bibliographique de la quasi-totalité des SIGB, pour comprendre ce que je veux dire.

On s’indigne enfin du fait que l’original de la copie numérique reste propriété de Google. Certes, c’est un partenariat, non du mécénat. Mais l’essentiel de notre métier tient dans l’accès, non dans la possession. Et nous pratiquons depuis longtemps ainsi : accès aux périodiques en ligne (largement payés par les bibliothèques), insertion d’images ou de résumés issus des libraires en ligne (et qui, que je sache, restent leur propriété), etc. Pour les collectivités,  c’est affaire de négociation et de bon sens en veillant à garantir le patrimoine comme la mission de diffusion de la bibliothèque (d’où la défense que je fis en son temps d’un droit de prêt forfaitaire garantissant ce libre usage par les bibliothèques, et pouvant introduire officiellement la notion d’information publique par sa libre disponibilité à usage public).

Il faut largement explorer toutes les possibilités de rendre accessible, de proposer dans des contextes et corpus divers (services, portails, etc.) les documents que nous jugeons pertinents pour les publics servis. Compter sur l’argent de l’Etat, c’est folie. Il n’existera peut-être (et n’a d’ailleurs vraiment existé en masse) que pour les institutions relevant directement de lui.

La « bibliothèque universelle », conçue et possédée par des bibliothécaires, n’existera jamais, et c’est très bien comme ça : dans l’univers de la Toile, il faut trouver les moyens non tant de numériser nous-mêmes avec nos propres forces que d’offrir à nos publics la bibliothèque locale qui satisfera leurs besoins d’information. Et c’est, je le répète, une question d’accès plus que de patrimonialité (au sens notarial).

J’y reviendrai…

Post scriptum : deux citations de cet article dans la nuit suivant sa parution m’obligent à apporter quelques précisions :
– ce billet est écrit non à propos de la décision lyonnaise de confier à Google la numérisation de 500 000 livres libres de droits – sur laquelle ma position à Lyon m’interdirait de donner une position dans un blog personnel -, mais parce que le débat autour des numérisations, qui avait débuté bien avant cette décision, a  pris une soudaine ampleur (sans doute parce qu’on parle de la France : éternel nombrilisme !) ;
– je n’ai pas écrit ce billet ès qualités, d’autant que mes fonctions ne m’appellent pas à connaitre directement de ces dossiers. Merci d’oublier les titres et fonctions ! Voilà ce que c’est de signer de son nom…

5 commentaires »

  1. […] Calenge, responsable de la prospective à la Bibliothèque municipale de Lyon, répond aux critiques suscitées par la réaction de Jean-Claude Guédon (voir les compléments […]

    Ping par La Feuille » Archive du blog — dimanche 7 septembre 2008 @ dimanche 7 septembre 2008

  2. […] Google pour la numérisation de 500 000 documents d’ici 10 ans, et la polémique sur laquelle Bertrand Calenge nous éclaire. Personnellement, je penche pour la troisième voie, la plus large, rendue possible […]

    Ping par Bookle, yes if… « Le nombril de Belle Beille — lundi 8 septembre 2008 @ lundi 8 septembre 2008

  3. Pour le post-scriptum, vous avez deux fois raison Bertrand… Mais j’ai bien peur que nous soyons nombreux à y appliquer ce filtre de lecture. Et pour ma part, cela n’a pas du tout l’allure d’un reproche, au contraire.

    Commentaire par Hubert Guillaud — lundi 8 septembre 2008 @ lundi 8 septembre 2008

  4. Juste une question sur le post-scriptum : dans le cas où vous auriez été contre les accords entre bibliothèques et Google, auriez-vous pu écrire un aussi long billet expliquant pourquoi ? Personnellement, j’ai quelques doutes. Etre d’accord avec son institution de rattachement, et donc avec son directeur, me semble dans le cas présent plus simple que d’affirmer publiquement son opposition à un projet qui comporte indéniablement une dimension politique.
    Quoique vous en disiez, vous représentez aussi l’institution à laquelle vous appartenez.

    Commentaire par MxSz — mardi 9 septembre 2008 @ mardi 9 septembre 2008

  5. La commercialisation du livre numérisé est de plus en plus évolué lors de la mise en place de Google book, l’un des raisons qui poussent le centre des archives, bibliothécaires aux numérisations.

    Commentaire par structuration XML — lundi 2 décembre 2013 @ lundi 2 décembre 2013


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