Il y a quelque semaines, je m’interrogeais sur « comment écrire ? », le web étant – comme souvent – le déclencheur d’un certain nombre de réflexions voire injonctions contemporaines sur cette question. Le même déclencheur nous conduit à considérer notre façon de lire.
Ce billet est né d’un article de Michael Agger sur Slate.fr (un site d’information et d’analyse sur l’actualité plein de pépites) qui s’intitule « Je lis sur le Web donc je pense autrement« . Agger réagit à un ouvrage récent de Nicholas Carr, The Shallows, qui questionne nos modes de lecture dispersés par la présence de liens hypertextes multipliés et s’interroge sur la mise à mal d’une lecture soutenue et attentive, tant cette attention est encouragée au butinage par des clics suggérés. Un autre billet sur le même sujet et le même livre, cette fois-ci de Narvic dans son blog Novövision et intitulé « Le lien est-il en train de tuer le texte ? », reprend l’analyse cette fois-ci du point de vue du journaliste en s’interrogeant sur l’acte d’écriture d’un texte et l’éventuel déroulement d’une pensée. Petit rappel : Nicholas Carr était par exemple l’auteur d’un article qui a fait du bruit : « Est-ce que Google nous rend stupides ? ».
Je n’ai pas la prétention de rédiger un nouveau point de vue sur le livre de Nicholas Carr – que je n’ai pas encore lu -, et je me limiterai à interroger la lecture en 2010 selon mes propres pratiques, sans méconnaitre qu’il est bien des pratques et univers différents selon les individus. Bref un billet autocentré, auquel vous êtes appelés à apporter vos propres témoignages…
Cela fait un long temps que je parcours des textes et sur le papier et sur Internet : parfois je lis de façon très approfondie, parfois je survole, parfois je volette de lien en lien (sur Internet), et dans ce dernier cas c’est, je l’ai remarqué, en quête inconsciente du texte qui enfin saura retenir mon attention. La mise en texte et en contexte d’Internet facilite, sans aucun doute, le butinage et le survol, mais n’est en aucun cas son apanage. Je constate trois grandes différences entre l’imprimé et l’information sur le web dans les simples pratiques de lecture (notez bien que je n’entre pas dans ce douteux débat entre les avantages et limites respectifs d’Internet et du livre !!) :
Première réflexion : il y a 20 ans j’étais papivore, je suis devenu omnivore.
Ma vie se déroule entre la veille d’information basculée sur le web, le magazine – imprimé – lu avec attention en prenant un café, le roman dévoré au chaud sous la couette, le billet de blog lu scrupuleusement sur l’écran et taggé sur Delicious, l’article scientifique souvent électronique -mais vite imprimé pour pouvoir être décortiqué à tête reposée -, le débat radiophonique ou audiovisuel au rythme apaisant en même temps que stimulant suivi sur un canapé… J’ai vraiment du mal à comprendre les assertions qui voudraient faire croire qu’il n’est plus d’univers qu’internetien. Suis-je un dinosaure ? Au moins sur ce point, je ne pense pas : je signalais récemment qu’une très forte majorité des utilisateurs d’Internet dans les BM de Lyon compulsaient et empruntaient des documents matériels. Les livres électroniques changeront peut-être la donne dans un avenir indécis, mais s’ils sont sur le modèle des actuels e-books ils resteront dans le contexte d’une lecture soutenue imprimée. Un roman, dans sa structure narrative, réclame en fait beaucoup plus de concentration que nombre d’essais ou d’articles dits scientifiques… En tout cas, les opportunités et modalités de lecture se sont multipliées plutôt que substituées (et ce n’est donc pas en fait une différence entre imprimé et web, mais le constat d’une palette de savoirs potentiels élargie).
Deuxième réflexion : merci à l’hypertextualité qui permet, enfin, de passer outre cette épuisante recherche des livres et articles cités en notes dans des articles stimulants, qui oblige à mobiliser des services de prêt-inter après avoir difficilement recherché la localisation et la disponibilité des articles cités, voire à programmer une visite à l’heureux établissement dépositaire – pas trop lointain, merci ! – de la possible gemme. Que de fois ai-je renoncé à cette entreprise, tant la logistique était lourde au regard des bénéfices hypothétiquement espérés ! Merci au web, qui nous offre la possibilité (encore bien bornée par les contraintes du droit d’auteur) de tenir virtuellement sous notre main la totalité des oeuvres citées en notes dans les travaux imprimés ! D’ailleurs, une suggestion aux concepteurs de livres électroniques : pour les oeuvres que vous numérisez et re-publiez, commettez une personne pour créer des liens Internet sur les références citées et disponibles dans le vaste univers d’Internet (Projet Gutenberg, Google Books, Wikisources, …). Les lecteurs vous en seront immensément reconnaissants !
Troisième et dernière réflexion: on peut lire sur le web de bien des façons différentes.
Effectivement, on peut sur Internet fureter au gré des liens, bref surfer comme on en a vite pressenti la fascinante opportunité avant d’en repérer la stérilité potentielle, comme on peut feuilleter l’inanité de bien des ouvrages (la différence entre les deux tenant au fait que l’imprimé a une finitude physique, et qu’on ne risque pas de s’y perdre, sauf à brasser la collection entière de Gala !) . Mais on peut aussi sur Internet être saisi par un texte pour sa cohérence ou sa richesse, et – du moins en ce qui me concerne – dans ces cas la présence de liens ne me gêne absolument pas et n’est aucunement tentation permanente de rebond. Tenez, les billets du blog de Maitre Eolas correspondent à une telle lecture soutenue, le clic sur un lien du billet (vers un autre blog, un texte juridique) n’intervient éventuellement qu’après coup, pour une vérification à chaud, et là, cf. ma réflexion 2). La multiplication des liens est-elle vraiment le problème ? Je n’en suis pas du tout sûr : ce qui manque le plus dans la profusion des textes et des liens, c’est du vrai contenu solide et structuré, de la pensée, de la vraie création, des choses qui valent le coup d’être lues. Le reste, effectivement, conduit au butinage ressassé…
Le principal problème que me pose l’écran est son incapacité à accepter la marque personnelle du lecteur. Lire est dérouler une pensée : tiens, une référence ! Bon j’y reviendrai plus tard, je coche au crayon. Et à la fin je reviens sur ce que j’ai coché. Les citations, je peux les récupérer, par copié-collé, mais hors de leur contexte (sauf à utiliser un outil comme The Awesome Highlighter, qui autorise tous surlignages…mais sur une page autonome qu’il faudra enregistrer dans sa bibliothèque personnelle – ou ses signets). Mais comment je récupère mes pointages sur telle ou telle référence ? Certes, il existe des outils contextuels comme Zotero ou autres, que je trouve peu ergonomiques et très exigeants en procédure normée, et surtout décontextualisés du texte qui les mentionnait. Il faudrait pouvoir annoter en vif, combiner dynamiquement et de façon simple du Zotero et du Awesome Highlighter – et quelques autres outils simples d’appropriation -, bref du 2.0 affecté à l’usage du lecteur !! Peut-être les livres électroniques en pleine évolution donneront-ils des pistes pas seulement pour leurs liseuses, mais pour toute entreprise ‘webienne’ d’appropriation ergonomique de la part des lecteurs ?…
Ce qui n’empêchera pas de feuilleter des magazines ou de se plonger dans un livre de bibliothèque, voire d’acheter un ouvrage (si, si ! il parait que ça se pratique encore à grande échelle !). Pitié, laissons se multiplier les expériences et les vécus de la lecture avant de tirer des conclusions radicales !
En matière de lecture, d’assimilation et de critiques des écrits, il ne faut pas tant apprendre aux nouvelles générations à savoir bien utiliser Internet (ils auront à conquérir cet univers et à en créer et transmettre les codes) que persister à les imprégner de ce bon vieil imprimé sous ses diverses formes (voir entre autres Michel Melot), et aussi à leur en faire pressentir la saveur différente, leur montrer comment leurs atouts peuvent se combiner, et à les encourager à trouver de nouvelles combinaisons. Bref il me semble important de métisser nos approches de la lecture dans ses dimensions scientifique, éducative, ludique, polémique ou simplement informationnelle. Pour apprendre à jouer d’un instrument à plusieurs cordes, notre esprit.
P.S. : et puis, pour poursuivre votre réflexion avec d’autres interlocuteurs, allez donc rendre visite à ce billet de ‘A la Toison d’or’, que j’approuve pleinement – merci Rémi -, et à cet autre texte de Yann Leroux, qui prête vraiment à réflexion !!!
merci – le puzzle est très exactement rassemblé, et chaque pièce ouverte de l’intérieur…
Commentaire par F Bon — vendredi 2 juillet 2010 @ vendredi 2 juillet 2010
Tout à fait d’accord sur le fond.
A compléter par ce contre-point de vue : http://www.mikiane.com/node/2010/06/19/comment-le-web-a-chang-mon-cerveau (compilés de ce côté là : http://www.internetactu.net/2010/02/12/comment-linternet-transforme-t-il-la-facon-dont-on-pense-55-et-vous )
Et par cette réponse ci à Nicholas Carr : http://www.internetactu.net/2010/06/29/net-attacks-nos-cerveaux-attaques-par-le-net/
Commentaire par Hubert Guillaud — vendredi 2 juillet 2010 @ vendredi 2 juillet 2010
[…] Comme Bertrand Calenge, comme la plupart des usagers -fréquentant et non-fréquentants-, de papivore, je suis devenu omnivore. La lecture sur écran complique donc la donne, mais ce n’est pas une raison pour faire comme si elle n’existait pas. Si Olivier Donnat en est conscient, les bibliothèques le sont-elles ? […]
Ping par InfoDocBib – Le blog » Blog Archive » Des pratiques culturelles au delà de l’écran — mardi 3 mai 2011 @ mardi 3 mai 2011