Dès qu’on parle de l’accès public à Internet dans les bibliothèques, les débats s’animent, chacun ayant ses anecdotes à rapporter, et éventuellement ses convictions – presque – arrêtées à faire valoir. A la limite, il est parfois plus facile de convenir de choix documentaires partagés que de se mettre d’accord sur la libéralité accordée aux visiteurs en termes d’usages des ordinateurs… Entre le bibliothécaire consterné par les incivilités des lecteurs s’arrachant les postes et celui partisan d’une régulation malthusienne des accès, il existe toute une gamme d’avis divers dont la caractéristique commune est d’ignorer l’activité réelle des personnes qui viennent se connecter à la bibliothèque. Non que les professionnels y soient indifférents, bien sûr, mais ils ne disposent que de bribes d’information – un écran aperçu par ci, un conflit par là, rarement une interpellation d’un visiteur -, sans pouvoir mettre un contenu sur les appétits hétéroclites des visiteurs qui se pressent devant leurs écrans. A la différence d’un livre, parfaitement connoté dans son contenu, sa forme, voire son niveau, l’écran d’ordinateur brille par sa polyvalence anonyme…
Pour en savoir plus long, j’ai confié à un élève-conservateur de l’Enssib, Hervé Renard (que je remercie vivement) une enquête sur les usagers d’Internet au sein de la bibliothèque. Plantons le décor, les sites choisis à Lyon pour cette enquête par entretiens (129 personnes interrogées longuement) disposaient tous de trois modes d’accès à la Toile – également représentés dans les entretiens – :
- des postes en libre accès, accessibles sans formalité, pour une durée en général de 30 minutes par session de consultation (le contrôle restant humain) ;
- un espace numérique doté de 7 à 12 postes accessibles sur rendez-vous, lieu de formation aux outils numériques et d’assistance personnalisée grâce à un animateur spécialisé ;
- un hotspot wifi rendant Internet accessible à toute personne dotée d’un ordinateur portable, connectée par une procédure très simple d’identification par pseudo et mot de passe obtenables en ligne.
Ajoutons deux points importants : tous ces accès sont gratuits et ne requièrent aucune formalité d’inscription préalable (les postes sur rendez-vous ne nécessitant que cette prise de rendez-vous). Les résultats de l’enquête apportent leur lot de surprises intéressantes et stimulantes.
De l’importance de la « fracture numérique »
Première surprise : 67 % des personnes interrogées ne disposent pas d’une connexion haut débit à domicile, alors que ce n’est le cas que d’une très faible minorité des visiteurs de la bibliothèque dans leur ensemble, en moyenne plutôt surconsommateurs culturels comme on ne l’ignore pas. Entre réfugiés à la recherche de contacts avec leur pays d’origine, demandeurs d’emploi, travailleurs (ou retraités) pauvres, employés ne pouvant pas utiliser leur accès professionnel à d’autres fins que professionnelles, personnes ne disposant que d’une connexion bas débit autorisant tout juste la messagerie, ou étudiants utilisant tous les accès gratuits à leur disposition (via leur université, les hotspots gratuits, les connexions sauvages : 27 % des personnes utilisant le wifi avec leur ordinateur portable ne disposent pas d’une connexion domiciliaire), c’est la majorité des utilisateurs qui dépend fortement de l’offre de la bibliothèque pour un accès ouvert à Internet. La gratuité (et pour certains l’anonymat) est évidemment un argument fort, jugé indispensable par plus de 20 % des personnes interrogées. le cas états-uniens le démontre bien…
Un facteur puissant de fidélisation
Deuxième surprise : si à peine 40 % de l’ensemble des visiteurs de la bibliothèque déclare y venir au moins une fois par semaine, c’est le cas pour 88 % des utilisateurs des accès à Internet ! Plus du quart viennent se connecter tous les jours ou au moins un jour sur deux ! Et les séances sont longues, jonglant entre les sessions, commencées par exemple sur un poste en libre accès en l’attente du poste réservé en espace numérique, et ensuite poursuivies sur un autre poste en libre accès après le rendez-vous. Bien entendu, le wifi autorise évidemment les longs séjours pour les heureux possesseurs d’un ordinateur portable !… Bref, pour beaucoup d’internautes, la bibliothèque est un espace quasi-quotidien.
Accès différenciés
Troisième surprise : si la majorité des usagers jongle entre les modes d’accès – selon ses moyens et compétences -, un tiers n’utilise qu’un seul type d’accès. On remarque que beaucoup d’utilisateurs des postes en libre accès sont jaloux de leur anonymat et fuient toute forme d’assistance (cas notamment des réfugiés), alors que cette assistance est le ‘plus’ qu’apprécient les utilisateurs des espaces numériques (même lorsqu’ils ne sont pas débutants). Autre différence relevée : les postes en libre accès sont très largement accaparés par un public masculin, les femmes préférant largement les espaces numériques et le wifi (accès pour lequel elles sont même légèrement majoritaires).
Le « living-room de la cité » passerait-il par les accès à Internet ?
Les trois sites étudiés sont des médiathèques ou bibliothèques nouvellement conçues (inaugurées depuis moins de 4 ans), mais c’est la première enquête où se révèle de façon aussi probante le plaisir du cocconing, du confort, évoqué par certains tenants du ‘revival’ des bibliothèques. Pour citer un usager interviewé par Hervé Renard, « aller à la bibliothèque c’est « plus sympa que de rester seul chez soi devant son ordi ! » », affirmation lancée par un auto entrepreneur en informatique, management et gestion de projet, qui dispose de tous matériels et connexions personnelles et professionnelles. 30 % des personnes interrogées posent d’ailleurs comme majeur cet argument de confort pour l’utilisation des accès de la bibliothèque. C’est très important !! Certes, les raisons en sont variées – et c’est logique – : le domicile est propice aux distractions, ce peut être une question d’ambiance, etc. Mais la sociabilité du lieu est réellement valorisée par les opportunités d’accès à Internet.
Et pour quel service documentaire ?
Sans surprise, le quart des personnes interrogées privilégie sur Internet la communication : Facebook, messagerie,… Mais 30 % recherchent indifféremment informations pratiques, professionnelles ou d’étude, sans parler de 20 % qui se consacrent à leurs hobbies. Et, ce qui n’est pas le moins intéressant, les enquêtés ne sont pas indifférents à leur environnement documentaire : 88 % d’entre eux profitent de leur visite pour compulser voire emprunter des documents (un peu plus de la moitié des internautes interrogés emprunte un document).
Un bémol toutefois : les ressources en ligne dont l’accès est contraint aux postes de la bibliothèque ne sont connues que du quart des internautes . Cela souligne l’importance d’une information non ‘internetienne’ (signalétique, flyers, conseils,…) pour ces utilisateurs si particuliers qui, bien que naviguant comme vous et moi sur Internet, le font dans les conditions particulières que nous leur ménageons…
Oui, décidément, offrir des accès à Internet est une composante de service complexe et riche. Il ne suffit pas d’ouvrir un port sur un ordinateur public, il faut penser de multiples modalités, tant techniques ou procédurales (espaces sur rendez-vous, assistance et formation, anonymat de certains accès, …) qu’humaines et professionnelles (assistance, dépannage, conseils de navigation, …). On ne peut plus se contenter de « donner accès », il faut imaginer des panels de services tenant autant aux compétences des publics qu’à leur désir (ou refus) d’assistance et à leurs besoins tant matériels que cognitifs ou sociaux (et aux moyens matériels disponibles !). Un vaste chantier, vraiment !
P.S. : l‘étude citée ici est disponible dans la bibliothèque numérique de l’Enssib
très intéressant en effet, mais par rapport au bémol que tu soulignes : » Un bémol toutefois : les ressources en ligne dont l’accès est contraint aux postes de la bibliothèque ne sont connues que du quart des internautes . Cela souligne l’importance d’une information non ‘internetienne’ (signalétique, flyers, conseils,…) pour ces utilisateurs si particuliers qui, bien que naviguant comme vous et moi sur Internet, le font dans les conditions particulières que nous leur ménageons… » Pourquoi la réponse que tu cites est-elle spontanément de changer de support pour délivrer une information sur les ressources numériques ? J’avais lu quelque part qu’il est inefficace de promouvoir un service en ligne sur un support hors ligne (comme ces bandeaux d’information que ne trouve pas sur l’interface de l’écran, mais au dessus du moniteur….). Il me semble plutôt que pour articuler accès au web et accès à des ressources achetées par les bibliothèques, il faudrait que l’on puisse faire des mashups permettant de signaler en contexte, pendant la navigation, que la ressource est disponible sur ce poste parce que la personne est dans la bibliothèque. A la limite, on pourrait, au lieu de proposer une page d’accueil qui soit le site de la bibliothèque, une page google adaptée, sur le modèle génial proposé par Daniel Bourrion ici : http://detoutsurrien.files.wordpress.com/2009/06/image-1.jpg
Seconde remarque, il me semble qu’étant donné ce chiffre de 67% de gens qui viennent parce qu’ils n’ont pas d’autres accès (on le constate aussi très clairement à la Bpi), les bibliothécaire seraient (au delà du cas lyonnais) bien inspirés de libérer au maximum les conditions d’accès que ce soit en terme d’identification ou de filtrage ! Nous en avions parlé ici, j’invite tous les bibliothécaires à lire ce billet (et les commentaires) et à simplifier leur procédures ! http://www.bibliobsession.net/2010/03/25/internet-dans-les-bibliotheques-rien-noblige-a-filtrer-les-contenus-ni-identifier-les-gens-2/
Commentaire par Bibliobsession — mercredi 19 mai 2010 @ mercredi 19 mai 2010
Tout à fait d’accord, Silvère, avec l’importance de la question de la libéralité d’accès à Internet dans les bibliothèques. La question n’est pas triviale et mérite d’être pesée sous tous les angles : dimension institutionnelle (eh oui…), questions de bande passante (ô combien !), diversité des publics mêlant adultes et enfants dans les mêmes espaces (problème que ne connait pas ou peu la BPI), diversité des modes d’accès en outre… Ceci dit, à Lyon, nos procédures d’identification sont minimales : un pseudo, un mot de passe perso, et une adresse mail valide. Le compte est mémorisé. Je ne crois pas qu’on puisse faire plus simple. Et c’est gratuit, sans limite de temps 😉
Pour la question de l’information hors ligne sur des ressources en ligne, je suis plus circonspect que toi : autant les mashups que tu signales sont évidemment utiles dans bon nombre de cas, autant je suis frappé par cette caractéristique de la bibliothèque au fond incompréhensible pour l’internaute moyen, habitué à surfer dans un cybercafé ou via une connexion MacDo sur « tout » Internet : ici, il y a des ressources Internet inaccessibles des points d’accès grand public généralement répandus. Deux problèmes se croisent :
– Les mashups en question visent essentiellement les collections locales, donc des notices : or il est question de ressources en ligne à forte valeur ajoutée : je ne connais pas de moyens d’agréger le résultat de requêtes sur Google vers des résultats de telles ressources ‘prisonnières’ (notamment via wifi) – mais je ne suis pas un spécialiste… – ;
– La moitié des internautes interrogés dans cette enquête montre une absence de maitrise de l’outil Internet. Pour ceux qui engagent une recherche pour un projet précis (sur lequel la bibliothèque dispose de ressources ‘exclusives’), des indications pédagogiques via d’autres moyens que les mashups ne me semblent pas inutiles. Cela inclut évidemment la fiche pratique, mais – j’aurais du insister davantage sur cela – aussi l’établissement d’un dialogue et du conseil humain. Un conseil bibliothécaire évidemment. Car je suis frappé par le déficit d’implication des bibliothécaires dans l’appropriation des ressources en ligne : la bibliothèque, c’est d’abord les collections, et Internet c’est « l’ailleurs » (pour beaucoup du moins). Il est plus qu’urgent de se pencher professionnellement sur l’assistance qualifiée auprès des besoins d’information requérant l’accès aux ressources numériques…
Commentaire par bcalenge — mercredi 19 mai 2010 @ mercredi 19 mai 2010
Google permet d’aggréger ce qu’on veut, pour peu que ce soit moissonnable par ses robots, suivant l’exemple (pas génial puisque jamais passé en prod) cité par Silvère. Ce peut être des notices, ou un site, ou en gros n’importe quoi, et c’est d’une simplicité confondante (j’explique à qui veut ce que j’ai compris, mais tout est en ligne dans la doc Google)
Seul prob, j’insiste parce que c’est ce qui a fait que nous ne sommes pas passé en prod, le moissonnage. Mais une ressource ‘externe’ a plus de chances d’être bien moissonnée et donc de rendre des résultats utilisables et pertinents – selon la norme ‘je clique sur les 10 premiers de la liste’ 😉
D’accord à 10000 % sur les dernières lignes de bcalenge (« Car je suis frappé… numériques »). Je le hurle dans le désert depuis que je suis dans le circuit. S’il peut hurler plus fort, ce sera une bonne chose. Après tout, sur Lyon, ça peut servir…
Commentaire par dbourrion — mercredi 19 mai 2010 @ mercredi 19 mai 2010
Concernant les ressources numériques que la bib paye pour mettre à disposition de ses abonnés (revues, bases de données etc …) le problème est justement que dans 99% des cas, les robots de Google (ou tout autre moteur de recherche « standard ») sont strictement incapables de les moissonner, donc aucune chance qu’elles puissent remonter dans une recherche plein texte. Dans ce cas de figure, le mieux que l’on puisse faire est de faire porter la recherche sur les notices de l’OPAC, ce qui limite beaucoup la pertinence des résultats :(.
La faute aux éditeurs commercialisant ces ressources, dont les plateformes sont techniquement hétérogènes, volontairement bridées et très peu interopérables (voir pas du tout).
Commentaire par Syt4XX_3rr0r — jeudi 20 mai 2010 @ jeudi 20 mai 2010
Bémol pour les postes « accessibles sans formalité » et la « procédure très simple d’identification par pseudo et mot de passe obtenables en ligne » : l’obligation légale faite aux fournisseurs d’accès (dont les médiathèques font désormais partie) de pouvoir identifier les connectés en cas de commission rogatoire. Loin d’en être simplifiées, les modalités d’accès se compliquent.
Commentaire par Discobloguons — jeudi 20 mai 2010 @ jeudi 20 mai 2010
D’accord pour le bémol souligné par Discobloguons. En théorie il est hors de question de proposer un accès réellement libre. L’usager doit être identifié, donc inscrit (la plupart du temps,c’est le choix qui est fait par les bibliothèques), et ses coordonnées, mais aussi ses connections, sont stockées et doivent rester accessibles le temps légal. Pas question de « contrôle humain ». C’est regrettable mais c’est ainsi, et il convient de bien faire la part des choses entre légalité et volontarisme dans le billet de Silvère qui est signalé dans le premier commentaire. Par contre il est de fait que beaucoup de bibliothèques ne se préoccupent pas du tout de ces aspects, non par choix raisonné ou militantisme, mais par une simple méconnaissance. Ce qui fait que l’enquête d’Hervé Renard est très certainement fondée.
Commentaire par Hervé — lundi 24 mai 2010 @ lundi 24 mai 2010
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