Bertrand Calenge : carnet de notes

samedi 3 octobre 2009

Arithmétique élémentaire : le « périmètre » de la bibliothèque

Filed under: Non classé — bcalenge @ samedi 3 octobre 2009
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En ces jours de prudence budgétaire (enfin,  pour les services publics, pas pour les banquiers ni les assureurs…smileys Forum) et de concurrence entre institutions dévoreuses de budgets publics, il est une expression qui revient souvent : définir le périmètre de l’activité d’une institution. En clair, rendre identifiable et légitime le champ d’intervention d’une institution donnée, et en particulier d’une institution culturelle. Et ce à plusieurs titres :
– politique (identifier le noyau dur de la nécessité d’une institution dans le champ de l’action publique),
– évaluatif (poser les outils d’évaluation là où ils sont essentiels et peuvent disposer de référentiels acceptés),
– gestionnaire (permettre d’envisager les métiers indispensables et les évolutions nécessaires de ceux-ci),
– arbitral (permettre la revendication d’une légitimité à organiser certaines actions), prospectif (identifier les besoins et moyens permettant à l’institution de couvrir son champ – pardon, son périmètre…),
– et bien entendu budgétaire (fournir les moyens de « remplir » le périmètre… dans la mesure des moyens, sans déborder !).

La démarche peut apparaître comme une technique de management visant d’abord à limiter les doublons d’interventions sur des terrains mal définis, et surtout à contenir les dépenses dans des limites justifiables.
Mais elle permet également de vérifier que les efforts consentis par la collectivité visent prioritairement à assurer la mission de l’institution. Un exemple imaginaire : un théâtre public peut-il dépenser ses deniers à faire fonctionner une école de théâtre ? La chose n’est pas impossible, mais mérite d’être actée pour que les budgets consentis en tiennent compte ; et dans ce cas, comment considérer les crédits à l’autre école de théâtre que la municipalité aurait imaginé de financer ? L’exemple est vraiment imaginaire je vous assure, mais montre bien qu’en période de rigueur budgétaire – et plus fondamentalement par souci de lisibilité de la gestion et de l’action publique -, les gestionnaires publics ont besoin de trier, de choisir, d’arbitrer, bref de déterminer qui porte quoi. Et peut-être que ce n’est pas si inutile pour les bibliothèques…

Alors, hasardons-nous à une opération géométrique élémentaire : définir le périmètre…  du champ d’activité d’une bibliothèque.

périmètre ... ?

périmètre ... ?

Le rêve de l’universalité des services

Un des problèmes que rencontre notre profession est justement son incapacité à borner ses ambitions. Non que les bibliothécaires soient inconscients de la réalité des moyens et des compétences, mais il faut bien l’avouer : nous sommes souvent plus doués pour saisir l’opportunité de l’offre que pour inventer l’originalité de la réponse à la demande. Cette posture a un avantage : elle nous permet d’arpenter mille territoires. De l’école de rue au blog quasi-personnel, de la formation des étudiants et des citoyens à la prise de position dans les débats de société, tout est porteur, tout est opportunité.
Et de ce point de vue, les bibliothécaires ne manquent pas d’imagination, au moins pour reprendre à leur compte les innovations et les récupérer à leur sauce.
La sidération est trop souvent de mise, et je cite des souvenirs entendus :

– « le Guichet du savoir c’est trop bien, quel partenariat nous permettrait de le mettre en œuvre chez nous ? » smileys Forum ;
–  » Faire venir ces groupes de rock, c’est un vrai succès, quels contacts pouvez-vous me donner pour imaginer la même chose chez moi ? » smileys Forum ;
– « Votre bibliothèque a un vrai succès avec ces outils technologiques que vous avez adoptés : pouvez-vous me donner les références techniques de ces outils ? » smileys Forum ;
– etc…..smileys Forum……… !?!

Bref, on se disperserait volontiers dans une universalité inconsistante et mouvante des services de bibliothèque, la différenciation entre établissements tenant en fait à l’écart entre la taille des  moyens et la sophistication des outils…

La contextualité localisée de chaque bibliothèque

Pour avoir côtoyé pas mal de bibliothèques, et accumulé quelques constats de situations diverses, je ne suis pas sûr du tout que l’on puisse ainsi faire équivaloir toutes les bibliothèques.
C’est bien entendu une question de moyens (la BM de Lyon peut conduire un programme international, pas la bibliothèque d’un village),  comme bien entendu une question de ressources documentaires (l’atout d’un riche patrimoine – qui est aussi un  poids – n’est pas également réparti).

Mais le périmètre potentiel d’une bibliothèque s’évalue également à trois autres aunes majeures :

  • la façon dont son histoire – ou celle de ses collections – s’articule avec l’histoire de la collectivité : la charge dynamique du patrimoine est incomparablement différente, pour la bibliothèque de village qui a entrepris la constitution d’un fonds local il y 20 ans, et pour la bibliothèque depuis longtemps patrimoniale qui héberge et exploite moult fonds patrimoniaux ;
  • le paysage cognitif qui environne concrètement cette bibliothèque : la bibliothèque d’un village, seule institution non marchande ouverte à tous, connaissant pour seul environnement  d’action culturelle et informative  la salle polyvalente, n’a rien à voir avec la grande bibliothèque publique, entourée comme à Lyon de plusieurs musées prestigieux, d’universités importantes, de cinémas et libraires nombreux, de multiples théâtres, scènes musicales, lyriques  ou chorégraphiques, etc. Autant la première se verra reconnue avec la multiplication d’actions de types très divers (spectacles, projections, fêtes, …) – et je dirais même qu’elle ne sera reconnue que si elle s’empare de ce champ élargi -, autant la seconde doit batailler pour ne pas se voir cantonnée à la diffusion documentaire et à l’exposition de son patrimoine documentaire.
  • les priorités sociales et culturelles de l’action publique conduisent à explorer des pistes non nécessairement arpentées jusque-là.

Un noyau dur ? Mais avec quelle consistance ?

Tout cela plaide pour une « spéciation » différenciée de ce qu’on appelle les bibliothèques, en fonction de ces histoires et de ces environnements. Mais parallèlement, on objectera la parenté évidente entre tous les types de bibliothèques, et partant de là on peut appeler à la définition d’un noyau dur commun à toutes les bibliothèques. Je leur reconnais la réalité concrète et partagée de la présence de collections organisées de documents, dont l’existence fonde la notion même de bibliothèque. Mais il s’agit là d’un matériau, non d’un périmètre d’activité.

Jean-Michel Salaün avait, à plusieurs reprises (par exemple , ou ), appliqué aux bibliothèques l’approche marketing des services de base et des services complémentaires, soulignant que chaque bibliothèque jouait sur sa gamme propre en sélectionnant et ses services de base et ses services complémentaires, et en jouant de plus sur la profondeur de ceux-ci.  Profondeur étroitement dépendante des moyens disponibles et surtout mobilisés pour chacun de ces services.
Le seul service de base commun qu’il avait repéré était justement, sauf erreur, la logistique de mise à disposition des documents de la collection, par l’organisation du prêt et/ou de la consultation de ceux-ci par les publics de la collectivité.  Ce qui me parait effectivement être ce réel noyau dur, incluant d’ailleurs les bibliothèques associatives, la plupart des centres de documentations, les archives, et pourquoi pas les vidéothèques de location.

Mais trois questions se posent face à ce modèle :

  • quelle intention sous-tend cette activité de mise à disposition documentaire, et donc selon quelles ‘profondeurs’ peut-elle être déclinée ? Un périmètre défini premièrement par la mise à disposition de documents n’est borné que par le choix des documents proposés, lesquels peuvent se décliner sous des formes bien éloignées des choix de la plupart des bibliothèques : les archives, les jeux, les tissus, les herbiers, etc., tous porteurs d’information pour les communautés intéressées… Sans critiquer cette inventivité, comment définir un périmètre des bibliothèques financées sur fonds publics à partir des seuls éléments porteurs d’information susceptibles d’être communiqués ?
  • l’introduction massive de l’information numérique, via Internet notamment, interroge les fondements même de cette mise à disposition de documents, dans la mesure où les collections matérielles perdent leur avantage de rareté via les numérisations, et où d’innombrables autres documents pertinents se passent de l’édition traditionnelle comme des acquisitions pour être – relativement – accessibles sur le web. Au fait, vous avez lu cette appréciation d’un maire,  pilotant pourtant une médiathèque très active, sur l’avenir des médiathèques en général ?
  • Enfin, la disponibilité élargie de l’accès à l’information – et de l’information elle-même – génère des processus de mises à disposition documentaires largement étrangers aux bibliothèques telles que nous les connaissons : à titre d’exemple, considérez ce diaporama de consultant d’entreprise justement intitulé ‘faire face à la maîtrise de l’information‘. Eux, ils ne s’interrogent pas sur la réduction d’un périmètre – et des économies subséquentes -, ils investissent dans … une mise à disposition documentaire d’un nouveau style !

Bref, les activités dominantes actuelles, si prégnantes soient-elles, peuvent-elles servir de fondement à une stratégie ? Je ne propose pas de les nier, ni de les sous-estimer dans leur intensité actuelle.
Je pose une question toute bête : face à la prégnance accrue du domaine d’Internet et aux stratégies des acteurs économiques actifs dans le domaine de l’information, l’approche d’un périmètre des bibliothèques partant de la mise à disposition des  collections (traditionnelles)  est-elle pertinente pour définir stratégiquement aujourd’hui un périmètre d’activité des bibliothèques ?

(La suite au prochain numéro…)

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3 commentaires »

  1. Salut Bertrand,

    Puisque tu as la gentillesse de me citer. Voici deux éléments pour orienter la réponse à ta question. Celle-ci peut en effet s’entendre à deux niveaux : soit on considère qu’elle relève de la mission, il s’agit alors d’une question politique et non stratégique ou gestionnaire ; soit on considère qu’elle relève de la stratégie et alors le MKTG peut être utile pour répondre.

    Dans le premier cas, cela revient à se demander si la bibliothèque a les capacités (en moyen, en positionnement..) de remplir sa mission. Si oui, la question est réglée. Si non, l’alternative est soit un recadrage de la mission, soit un réajustement des moyens ou du positionnement. Cela relève alors d’une discussion entre les responsables de la bibliothèque et leur tutelle sous le regard des usagers. Raisonner à ce niveau, revient aussi à dire que les firmes privées qui assurent une part de l’ancien service des bibliothèques (p ex Elsevier, Google..) assument en partie un rôle de service public et devraient logiquement en avoir aussi des devoirs (p ex permanence du service, anonymat des requêtes et lectures, etc.), mais c’est un autre problème.

    Dans le second cas, la matrice BCG est un instrument bien utile pour raisonner. Voir les diapos 10 et 11 avec le son ici :
    http://cours.ebsi.umontreal.ca/blt6355/sequences/07/cours/index.html
    En résumé, l’évolution que tu pointes serait que les services de bases de la bib (prêt, consultation) auraient tendance dans certaines circonstances à passer en poids mort. La bonne réponse stratégique dans ce cas est que certains services vedettes évoluent en service de base pour compenser la perte d’activité et de légitimité.

    Bon, j’espère n’être pas trop elliptique ou charabiesque 😉

    Commentaire par JM Salaun — dimanche 4 octobre 2009 @ dimanche 4 octobre 2009

  2. Merci, Jean-Michel, pour ce lien sur ton cours vraiment très intéressant et comme toujours clair et ordonné. Je me le garde pour m’en enrichir…

    Je vois très bien la différence que tu fais entre mission et stratégie. La question que je pose ne relève pas unîment de l’un et pas de l’autre, et c’est bien là le problème. Les modèles que tu présentes fonctionnent très bien pour une entreprise qui fait évoluer ses objectifs et son organisation au gré de sa stratégie, elle-même orientée par les évolutions de son marché (donc du chiffre d’affaires constaté -l’expression « vache à lait » est significative à cet égard – ou espéré -).

    Or les bibliothèques publiques, en France au moins, ne construisent pas seules leurs stratégies : elles sont fondamentalement soumises à des objectifs qui leur sont assignés. Et quand je dis objectifs, la réalité commande de parler plutôt de périmètre d’activité (encore le périmètre !) : la question posée par les administrateurs politiques (à la fois bailleurs de fonds et tutelles, cf. tes dias 22 et 23)tient en une équation qui combine la rigueur budgétaire et donc le non-doublonnage entre institutions éducatives et culturelles, l’image culturellement ancrée des bibliothèques réservoirs et distributeurs, et la réalité des services rendus par l’institution. Tous éléments qui n’intègrent que très superficiellement l’idée d’objectifs assignés, mais plutôt de cadrages d’actions constatées.

    Dire donc que la question stratégique relève de la bibliothèque elle-même est en partie un leurre. Mais en partie seulement, car effectivement les tutelles qui demandent la définition du périmètre des activités – pour des raisons essentiellement gestionnaires – n’ont qu’une vision confuse du domaine d’intervention réel de la bibliothèque, n’en ayant qu’une approche fondée essentiellement sur ce que j’oserais appeler un « habitus institutionnel » et des rapports d’activité – les deux ne coïncidant pas toujours, sans que personne s’interroge…-.

    La vraie question n’est pas seulement de définir en interne une analyse cohérente conduisant à une stratégie autonome, mais aussi de répondre à cette interrogation inespérée des tutelles : « mais au fait, en ces temps de disette budgétaire et de changements multiples, quel est votre périmètre d’activité ? ». Faire passer des services vedettes en première ligne – ‘vache à lait’ ?- reste insatisfaisant : par exemple, pour reprendre ton schéma, la matrice BCG montre bien comme ‘vache à lait’ le prêt de documents, avec de faibles perspectives d’accroissement à long terme… mais avec un poids logistique toujours écrasant !

    Il est important pour les bibliothèques publiques – au moins pour certaines d’entre elles, et surtout pour leurs acteurs, tutelles et agents – de voir légitimés non tant des services particuliers – ce qu’on pourra toujours faire localement, cf. le Guichet du savoir – qu’un territoire, un périmètre (encore !) légitime où pourront s’exercer des expériences (dilemmes ou vedettes) auxquelles on n’objectera pas : « mais ce n’est pas le rôle d’une bibliothèque, là !! ».

    Commentaire par bcalenge — dimanche 4 octobre 2009 @ dimanche 4 octobre 2009

  3. […] Classé dans : Non classé — bcalenge @ Mercredi 7 octobre 2009 Dans un précédent billet, je m’interrogeais sur le périmètre de l’activité d’une bibliothèque. […]

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