Un récent billet de Marlène attire l’attention sur une de ces formules qu’adorent les anglo-américains :
« Les bibliothèques, c’est l’information. Ce que l’on trouve aussi chez Google.
Les bibliothèques, c’est la lecture. Ce que l’on trouve aussi chez Barnes & Noble.
Les bibliothèques, c’est la culture. Ce que l’on trouve aussi dans les musées.
Les bibliothèques, c’est la convivialité. Ce que l’on trouve aussi chez Starbucks.
Mais seules les bibliothèques se positionnent comme l’interconnexion (« the nexus ») de ces 4 besoins. »
Voilà ce qu’a proclamé Peter Parsic lors du congrès 2009 de l’ALA. Jolie formule, qui ne peut que rencontrer notre adhésion admirative !… J’en retiens une évidence, et une perplexité…
L’évidence
Elle est toute entière dans la citation ci-dessus. Il est vrai que, pour chacune des fonctions remplies par la bibliothèque, la concurrence est rude et la bibliothèque pas nécessairement la mieux armée. Mais elle est la seule à pouvoir réunir simultanément des différentes fonctions, en position de carrefour des possibles plus que ressource incontournable dans un domaine. Analysant à la BM de Lyon le succès des collections sur la danse, Patrick Bazin soulignait que ces collections n’avaient rien d’exceptionnel à côté d’autres établissements spécialisés sur la place de Lyon, mais que leur intérêt tenait au fait qu’elles étaient associées à d’autres contenus, littéraires, scientifiques et artistiques : le contexte fournit une multitude d’approches au-delà des seuls contenus documentaires…
La perplexité
Celle-ci réside dans l’impression d' »évidence » de la bibliothèque comme institution et lieu : « La bibliothèque, c’est… ».
Vraiment, c’ « est » ?
Non, pas d’emblée, pas par nature ou par substance (et sans ces bibliothécaires qui grèvent les impôts ). Je suis toujours étonné par ces professionnels des bibliothèques qui sans cessent s’effacent au profit de LA BIBLIOTHÈQUE, sans jamais affirmer leur fonction ni leurs actions.
Pourtant oui, il existe des bibliothèques lamentables, et pas toujours à cause de collections insuffisantes ni du désintérêt des pouvoirs publics : règlements draconiens, silence imposé, contrôles avant communication, horaires réduits à la portion congrue, collections vieillies et peu entretenues, personnel d’accueil sourcilleux et méfiant, conditions de consultation spartiates, et que sais-je encore !
Le ‘nexus’
L’interconnexion entre ces merveilleuses fonctions d’information, de lecture, de culture et de convivialité (bref le nexus cité par Peter Parsic), ce n’est pas seulement LA bibliothèque (un état, une institution, un lieu, voire une collection), mais aussi une entreprise d’acteurs professionnels. La bibliothèque vraiment publique est autant un appareil de services qu’un stock de ressources, et elle le sera encore plus avec la numérisation et la disponibilité élargie de ces ressources. L’enjeu de la rareté (une collection exceptionnelle, des documents introuvables ailleurs,…) ne disparait pas pour les vrais chercheurs en quête de trésors inconnus du vulgum pecus, pas plus qu’il n’est inconsistant pour ceux dont le travail nécessite le recours aux documents originaux. En revanche, la disponibilité des ressources numérisées accessibles sur Internet affaiblit diablement cette rareté pour le plus large public, même érudit. Encore faut-il à ce public :
– une capacité à savoir chercher et discriminer ;
– des engins ayant accès au réseau (eh oui, il y a encore 40 % de nos concitoyens qui n’ont pas d’accès domiciliaire à Internet) ;
– une, ou plutôt des mises en ordre qui proposent des itinéraires de découverte et de connaissance.
Et puis il reste aussi cette potentialité extraordinaire de l’esprit humain en recherche et en éveil, la sérendipité (cette forme de hasard bienvenu apparaissant grâce à une curiosité et une ténacité entretenues) : à la bibliothèque d’offrir des opportunités en ce sens : assemblements documentaires, mais aussi événements culturels, disposition des lieux, conseils de lecture, modalités d’accessibilité, etc. , tout est bon pour stimuler le savoir.
Et si c’était cela que la population et les pouvoirs publics attendaient de nous : des bibliothécaires capables de proposer la meilleure stimulation intellectuelle – éclairée, critique, bref intelligente ! – à tous les membres de la collectivité que nous servons ?
Pour réaliser cela, il faut des professionnel(le)s convaincu(e)s. Au fur et à mesure que croissent les ressources disponibles sur Internet, il nous est proportionnellement demandé davantage pour exister légitimement dans l’espace public. Non seulement en matière de collections adéquates, mais aussi et de plus en plus en matière de médiation numérique, de programme culturel, d’assistance aux usagers, etc. Bref d’inventivité…
Nous ne pouvons même plus nous prévaloir d’outils spécifiques accessibles à nous seuls : les métadonnées ont « bibliothécarisé » le monde des catalogues, donc le monde de l’information.Les bibliothécaires sont nus, et les contenus des bibliothèques comme les outils des professionnels ont migré et se sont développés hors les murs des établissements. Travaillant à Lyon, je sais que d’ici quelques années non seulement les disques de musique comme les films en DVD seront aisément (et parfois illégalement) téléchargés, mais 500 000 livres comme des milliers d’images et de manuscrits seront librement accessibles en ligne, les livres contemporains étant quant à eux largement édités voire téléchargeables contre une somme qui sera sans doute devenue plus modique qu’aujourd’hui, s’il n’apparait pas également d’autres modèles économiques, et l’accès domiciliaire à Internet aura conquis 85 % des foyers français. Bref, ni le stock ni les outils ne nous rendront indispensables, au contraire. Sauf si…
Sauf si nous savons tirer parti de notre art de proposer, d’assembler, de chercher, non en direction de la richesse des stocks ni de la sophistication des outils, mais en utilisant tous ces outils et toutes ces ressources abondantes et externes en direction de notre public, et surtout en inventant, suggérant, étonnant, stimulant, accompagnant la recherche de savoir et d’émotion, en pédagogisant notre société.
« Je suis toujours étonné par ces professionnels des bibliothèques qui sans cessent s’effacent au profit de LA BIBLIOTHÈQUE, sans jamais affirmer leur fonction ni leurs actions. »
Logique : fonction publique oblige
Commentaire par Dalma — jeudi 20 août 2009 @ jeudi 20 août 2009
@ Dalma. Pas du tout d’accord : la théorie du pion anonyme n’existe plus depuis longtemps. De multiples travaux sur l’identité professionnelle des bibliothécaires (et non de la bibliothèque) sont conduits depuis une quinzaine d’années. Voir par exemple le dossier du BBF Métiers et formations. On peut parfaitement affirmer des fonctions et compétences en tant que telles, même (et surtout ?) lorsqu’elles sont au service d’une institution publique, et revendiquer le caractère essentiel et non « caché » des bibliothécaires.
Commentaire par bcalenge — jeudi 20 août 2009 @ jeudi 20 août 2009
Et si la bibliothèque, c’était justement l’éloge de la lenteur, de la patiente construction de soi ? Je suis beaucoup moins optimiste que vous sur la notion de « serendipity ».
Ensuite, pour ce qui est de « pédagogiser » la société, il faut d’abord savoir si la pédagogie est bel et bien un « art », comme vous l’écrivez, ou bien une « science », comme dans « sciences de l’éducation ».
Si c’est un art, alors il y a un grand risque à l’institutionnaliser, ce que le verbe « pédagogiser » selon moi sous-entend.
Voulons-nous ainsi des bibliothécaires innovants parce que l’heure est à l’innovation ? Voulons-nous du personnel jeune (moins de 35 ans de moyenne d’âge, comme le clamait fièrement si je me souviens bien, la médiathèque d’Helsinki dans son powerpoint projeté au Congrès de l’ABF 2008), parce que la jeunesse modélise de plus en plus les attitudes et comportements ?
N’y a-t-il pas un risque de fondre la profession dans un nouveau moule ?
Commentaire par jean colombani — mercredi 26 août 2009 @ mercredi 26 août 2009
Pour être plus précis au sujet de la serendipité :
http://crisedanslesmedias.hautetfort.com/archive/2009/08/15/internet-nous-fait-il-tourner-en-rond.html#comments
Je voulais donc dire que, pour moi, Internet, si on n’y prend pas garde, en plus de la recherche de l’immédiateté, c’est le besoin de se rassembler entre personnes qui pensent les mêmes choses (à quoi j’oppose la lenteur et la construction de soi).
Commentaire par jean colombani — mercredi 26 août 2009 @ mercredi 26 août 2009
@ jean colombani : d’abord la sérendipité – pour oser un gallicisme – ; je la comprends en son sens le plus étymologique, concernant notamment son intérêt dans la recherche (ou plutôt la découverte) scientifique. Une bibliothèque offre un terrain merveilleux à cette démarche hasardeuse de la pensée. Et ce n’est nullement incompatible avec la lenteur ni la patiente construction de soi : il n’y a aucun lien entre sérendipité et rapidité ou zapping !…
Un bibliothécaire innovant n’est pas nécessairement jeune (ou alors je me sens mal !!). Innover, c’est inventer, c’est renouveler : en quoi cela est-il un appel au ‘jeunisme’ ? Etre jeune, ce n’est pas souvent être innovant, hélas !
Enfin, la ‘pédagogisation’ de la société. Je bats ma coulpe pour n’avoir pas explicité mon image – c’est l’inconvénient des blogs : on écrit trop vite ! -. Je ne faisais pas référence à cette obscure discipline qu’est la didactique, mais plus simplement à la fonction d’accompagnement des publics par les bibliothécaires en vue d’une meilleure maîtrise des savoirs et d’une autonomie discriminante. Il faudra que j’y revienne.
Enfin une fois encore, sur votre dernier commentaire : le proverbe ‘qui se ressemble s’assemble’ n’a pas attendu Internet pour prouver sa véracité… Une bibliothèque propose à l’inverse la diversité, des lectures comme des rencontres. C’est même, je l’espère, une préoccupation constante des bibliothécaires : éviter l’appropriation de l’institution par quelques groupes volontiers exclusifs…
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